Oblivion était revenue à Rorn après son escorte à Heilan, comme convenu. Là encore, elle avait joué de chance et leur maigre escorte avait convoyé sans encombre les deux chariots remplis de produits marins à la ville nordique. En passant sous le portique d’entrée, elle avisa les murailles effondrées quelques centaines de mètres plus loin à sa droite et souffla. C’était ridicule de maintenir encore le contrôle routier tant que la ville n’était pas mieux refermée… Mais la hiérarchie n’avait que faire de son point de vue, sans doute.

Elle et ses camarades accompagnèrent les deux véhicules jusqu’à la place centrale, où leur ordre de mission fut encore une fois tamponné après que l’inventaire eut été faire et validé. Pas de solde cette fois, contrairement à Heilan, car les Gardes Dorés logeraient tous à la caserne de la ville. Ils n’avaient donc pas besoin d’un apport pour se loger et se nourrir.
Il était assez tard, le convoi s’étant embourbé après une pluie diluvienne et éclair, et ils avaient mis un certain temps à sortir la roue heureusement pas cassée du piège gluant où elle s’était enfoncée.

Oblivion n’avait pas vraiment profité de son aller-retour express à Heilan mais au moins elle avait bien dormi à l’auberge du petit village, et cela avait été revitalisant pour la jeune femme qui décida de flâner un peu après avoir fait son rapport et pansé Saber.
Repartant à pied, elle ne put s’empêcher de regarder attentivement les bâtiments, scrutant leur état, l’avancée de leur reconstruction, la qualité des réparations… S’attirant par là des regards mauvais.
Son armure dorée, elle la portait toujours, et le fait que sa curiosité la fasse passer pour un chef des travaux finis, bien que ce ne fut pas le cas, semblait visiblement agacer très fortement les habitants du coin. Ils devaient sans doute être surveillé toute la journée par ses camarades et son passage à une heure si tardive, avec la même attitude ne pouvait qu’excéder la population encore debout à cette heure.

Après quelques temps, Oblivion perçut finalement l’atmosphère autour d’elle et s’immobilisa presqu’immédiatement en avisant le groupe de quatre hommes qui s’avançait face à elle, l’air patibulaire. Elle s’était arrêtée sur une petite place à l’écart de l’avenue principale et celle-ci n’était guère plus éclairée que par la lune.
Posant sa main gauche sur le pommeau de Claymore, elle se redressa de toute sa pourtant déjà bien haute stature et son visage se para d’un masque de glace. Fermement, elle attendit que les hommes soient à portée de voix.

Ils furent un instant surpris qu’elle ne cherche pas à fuir ou à dévier de sa trajectoire, puis la surprise laissa place à un agacement accru en constatant que leur force et leur nombre ne semblaient pas ébranler la jeune femme.
D’ailleurs, elle ne les laissa pas vraiment en placer une, entamant l’offensive de prime abords verbale d’un ton froid mais poli.

“En quoi puis-je vous aider Messieurs ?”

Ils ne pouvaient pas vraiment se dérober sans perdre de leur superbe, vu qu’il semblait évident qu’ils se dirigeaient vers elle. Elle avisa derrière eux, un peu plus loin, deux camarades qui conversaient. En espérant que le code des sifflements soit le même ici qu’à Lüh, elle lâcha une trille aiguë et vive qui signifiait que de l’aide était requise.
Les deux hommes se tournèrent vivement vers elle et, apercevant son armure, s’approchèrent d’elle à grands pas avec un hochement de tête. Ils comprirent d’un seul coup d’oeil la situation et se postèrent chacun d’un côté de la demoiselle, posant eux aussi leur main sur leur pommeau.

Devant le nombre grandissant de Gardes Dorés, les quatre hommes grognèrent et se détournèrent sans plus rien ajouter.
Après avoir attendu qu’ils soient hors de vue, Oblivion se tourna vers ses compagnons et leur offrit un salut martial. Ils le lui rendirent puis après les salutations d’usage, reprirent leur route.

Pendant tout ce temps, Oblivion n’avait pas remarqué l’autre femme qui se tenait sur la place, la chevelure sans doute flamboyante désormais apaisée par les rayons d’argent de la nuit. Tout à coup, la demoiselle se demanda si c’était finalement elle qu’avaient tenter d’enquiquiner les quatre gros bras, et pas elle ?
L’observant un moment, la Garde Dorée comprit assez facilement que la jeune femme ne semblait comme elle pas du coin et qu’elle avait l’air d’un peu chercher sa route.

Se tournant vers elle, sans sourire ou même se départir de son attitude martiale, Oblivion s’exprima, quoique d’un ton un poil plus aimable que précédemment.

“Puis-je vous aider Mademoiselle ?”

Son intention n’était pas de fourrer son nez dans les affaires de l’autre jeune femme, mais bien de l’aider si d’aventure elle le souhaitait.

Si Oblivion avait pensé bien faire, elle s’était largement trompée. Le regard que lui jeta la rousse lui fit serrer les dents et se raidir de mécontentement et en une réaction instinctive au dédain qu’elle semblait inspirer. Elle avait oublié qu’ici à Rorn, certains habitants voyaient d’un mauvais oeil la surprésence inutile de la Garde Dorée qui n’aidait pas à la reconstruction et avait failli à sa tâche de protéger la ville.
Quand la réponse fusa, la demoiselle opina sèchement en retour et, de peur d’être impolie, se détourna pour reprendre le chemin de la caserne : finalement cette balade nocturne n’était pas une bonne idée. Autant profiter de son temps libre pour manger et dormir plus, elle en avait besoin.

En repartant, elle croisa un ivrogne qu’elle évita en amorçant une large parenthèse. Celui-ci se dirigea inconsciemment vers l’autre femme, de fait, mais Oblivion, encore agacée d’avoir ainsi été traitée, ne songea même pas à aider la rousse à se défendre…
Ce n’est que lorsqu’elle entendit le craquement et le gémissement qu’elle fit volte-face et avisa la scène. L’homme gisait à terre, recroquevillé au sol misérablement, et pleurnichait en baragouinant à propos d’un bras douloureux.
Fronçant très fort les sourcils, elle revint sur ses pas et s’agenouilla près de la victime que l’on aurait étrangement pas soupçonné d’être, et examina son bras. Cette sauvage lui avait démit l’épaule. La zone commençait déjà à gonfler, nécessitant que l’articulation soit remise rapidement.
Plaquant d’office une main à plat sur sa clavicule, Oblivion saisit et enroula fermement le bras dans sa poigne avant de tirer droit et sec, de façon continue, de façon à décoller puis replacer l’humérus dans son emplacement d’origine. Cette fois le soudard gueula un bon coup avant de se mettre à pleurer. Sans sourciller, Oblivion lui mit le bras en écharpe et lui annonça que la douleur refluerait bientôt.

Se relevant, elle fit face à l’inconnue, qu’elle écouta avec une patience exemplaire, avant d’exploser. D’un ton froid elle lui répondit en ces termes :

“On dirait que je me suis trompée sur votre compte. Vous n’avez strictement rien d’une proie et malheureusement pour ce pauvre homme, vous n’aviez à l’évidence pas besoin d’aide. Je vais plutôt vous demander de me suivre jusqu’au poste de la Milice où monsieur finira de décuver et où vous devrez vous expliquer sur votre manière de ‘réagir’ aux sollicitations pour le moins… Brutale.”

Elle se pencha sans lâcher la femme du regard, saisissant le bras valide de l’homme pour le faire se relever. La douleur avait au moins eu l’effet de le faire redescendre sur terre : il obtempéra avec un regain de souplesse que la Garde Dorée apprécia.
Le lâchant, elle lui intima de rester sage tandis qu’elle invitait d’un geste de la main l’inconnue à passer devant eux. Plissant les yeux, elle jugea bon de préciser d’un ton cordialement menaçant :

“Passez devant, je vous indiquerais la route. Pas d’entourloupe sinon je vous attache tous les deux pour me simplifier la vie.”

L’homme, terrifié à l’idée d’être rapproché physiquement de la folle qui lui avait déboîté le bras, lâcha une supplication qu’Oblivion ignora. Elle lui fit juste signe de passer devant et, utilement peureux, le soulard déjà en train de finir de cuver s’engagea dans la rue, se dirigeant sagement vers le poste de la Milice.

La blonde, elle, avait pendant ce temps-là posé sa main gauche sur le pommeau de Claymore, histoire d’être prête à tout éventualité, prenant très au sérieux désormais le danger que constituait l’inconnue.

Oblivion ne s’attendait pas à ce que la brutale jeune femme ne soit coopérative, mais qu’elle se permette de remettre ainsi en cause son jugement en l’insultant ouvertement la fit grincer des dents et son visage se para d’une froide colère. Comment expliquait-elle que l’homme soit autant blessé sans qu’elle y soit pour quelque chose ? On ne se démettait pas une épaule en tombant simplement au sol. Et pour couronner le tout, elle se tourna et la laissa là, sans plus se préoccuper de répondre de ses actes.

Oblivion serra sa prise sur le bras de l’homme qui geigna et elle inspira profondément pour se reprendre. Les priorités avaient la belle part. Cet homme, elle l’avait sous la main et il était de toute façon manifestement trop ivre pour respecter la sérénité du voisinage.
La Garde Dorée laissa donc l’inconnue partir, se détournant à contre-coeur dans l’autre sens sans un mot de plus pour embarquer l’homme jusqu’au poste de la Milice, où elle le laissa aux bons soins des camarades en poste, en faisant une déposition sur les faits concrets et sur ses suppositions.
Elle ne s’attendait bien sûr pas à ce que la garde populaire envoie séance tenante un escadron ratisser les rues de la cité afin de retrouver une inconnue dont elle ne connaissait même pas le nom, mais elle prit néanmoins soin de décrire ladite femme avec autant de détails possibles, de quoi signaler un individu potentiellement dangereux, et d’avoir la conscience tranquille.

Saluant ses collègues, elle reprit ensuite le chemin vers la Garnison de son propre corps d’arme, ayant depuis longtemps renoncé à régler ses comptes avec l’impudente qui lui avait gratuitement lancé son jugement à la tête, l’accusant de faire exactement ce qu’elle faisait elle-même.
Remontant la rue principale, celle qui passait précisément devant l’auberge la plus propre et la mieux tenue, Oblivion ne se fit pas prier pour rentrer au plus vite. Décidément, elle n’aurait jamais d’affinités avec cette ville.
Chaque fois qu’elle venait ici, c’était soit pour résoudre des meurtres, soit pour se prendre la tête avec des rustres malpolis.

Soupirant, elle poursuivit sa route en levant momentanément le nez vers les étoiles pour tenter de reprendre du poils de la bête, voir même de récupérer un peu de bon esprit quand… Elle se prit quelqu’un de plein fouet.
Un grognement de douleur vis-à-vis de son torse qui avait prit le choc en totalité, elle recula de deux pas et souffla, se frottant le plexus.
Sans aviser l’autre victime de l’accident, le temps que son cerveau se remette en place, elle s’excusa d’un ton poli, pas certaine de ne pas être totalement innocente, puisqu’elle ne regardait pas où elle allait.

“Hmpf… Pardon, je ne regardais pas où j’allais… Est-ce que ça va ?”

Et c’est alors qu’en se remettant doucement, elle réalisa… Que son chemin venait justement de croiser, de nouveau, celui de l’autre inconnue. Écarquillant les yeux, elle resta stoïque un moment avant de rapidement se mettre en position de combat, prête à régler ses comptes.

“Vous…!”

Elle n’était même plus certaine de savoir trop bien pourquoi elle cherchait la bagarre en réalité. Elle se sentait insultée à titre professionnel et même, dans l’attitude que celle-ci avait eue, personnel. Oblivion ressentait dans ses tripes que l’autre femme, dès le départ, l’avait détesté. Et un tel rejet, d’une telle puissance et tellement inexpliqué, cela avait tendance à la faire réagir comme un animal blessé : en sortant les crocs.

Toutefois, son armure, ce qu’elle représentait, ou même son éducation luttaient pour garder le contrôle et intimer à la blonde de se calmer. C’était d’ailleurs avec succès que ses bonnes manières l’avaient encore empêché de dégainer.
Ceci dit, la dernière fois qu’elle avait défié quelqu’un de la sorte comme ça, ce quelqu’un était devenu son ami.
Etrangement, elle doutait que le même schéma se représente ici. Pour s’occuper l’esprit à défaut de s’occuper les mains, elle tenta avec ses dernières ressources, d’engager la discussion.

“Vous êtes toujours aussi… Comme ça ?”

Des mots, elle en avait plein la tête, mais aucun ne semblait convenir et tous semblaient convenir à la fois, c’était assez déstabilisant et Oblivion restait là, sur la corde raide, à la lisière de l’envie de passer ses nerfs sur cette inconnue.

Oblivion n’était pas très loin de céder, mais, rien à faire, son éducation s’arc-boutait pour l’empêcher de partir en duel avec cette inconnue qui, au final, n’avait rien fait à part lui faire sentir qu’elle ne l’aimait pas. Et pouvait-on raisonnablement tenter de passer au fil de l’épée chaque personne qui ne nous revenait pas ? Certes non.
Alors elle tenta d’engager la conversation, maladroitement et sans les bons mots, mais au moins ça eut l’air de faire de l’effet. En face d’elle, son vis-à-vis croisa les bras, inspira profondément et lâcha un laïus qui, s’il déstabilisa dans un premier temps la blonde, lui fit ensuite froncer les sourcils de perplexité.

Et tout en réalisant la portée des mots de l’autre, le coeur pas si dur d’Oblivion se serra et elle se détendit imperceptiblement, son visage s’adoucissant sensiblement, sans toutefois tomber dans la sensiblerie. Et bien finalement elle avait bien fait de tenter une discussion avant qu’il ne soit trop tard. Cette inconnue avait des choses à dire, et pas des moindres.
Hochant la tête silencieusement, sans vouloir faire mine de couper la diatribe dans sa lancée, la Garde Dorée croisa à son tour les bras, pensive.

La question que lui retourna l’autre jeune femme la fit longuement réfléchir. En effet, que faire ?
Oblivion pouvait désormais aisément comprendre la réaction vive de l’inconnue face au soudard, elle-même, il n’y avait pas si longtemps, avait dû à la seule intervention d’un tiers - et pas n’importe lequel -, de ne pas planter une dague dans la main d’un autre aviné. Il ne lui restait plus qu’à effacer ses velléités de pseudo-justice concernant l’épaule démise qui, après tout, ferait peut-être réfléchir la victime sur sa consommation d’alcool à l’avenir.
Et, évidemment, elle tenait à se rattraper auprès de la jeune femme qu’elle avait si mal jugé, malgré qu’elle n’était pas de ce genre d’ordinaire.

Inspirant profondément, elle avisa l’inconnue et opina du chef pour elle-même, avant de s’exprimer, sur un ton considérablement radoucit et neutralisé, revenant à quelque chose de presque cordial, et certainement de respectueux.

“J’ai plusieurs choses à vous proposer. Sachez déjà que vous aviez raison, pour l'alcoolique. Je n’ai pas grand chose à vous reprocher, à part une légitime défense un peu trop violente, et encore, compte-tenu des circonstances, j’imagine que c’est largement compréhensible. Donc déjà, veuillez m’excuser. J’ai été dure, ce n’était pas nécessaire.”

Elle inspira profondément, pas plus dérangée que ça de mettre les choses à plat. Son ton était sincère et son regard droit, pour elle, cette affaire était close. Elle poursuivit après un petit instant, toujours sur le même ton.

“De plus, j’imagine sans peine votre fatigue. Il se fait tard, de toute façon. Je peux vous mener à une pension. C’est un couple simple et charmant qui y vit, discret, et les clients le sont tout autant. Je connais cette adresse à force de venir ici, et j’y ai moi-même logé lors d’une permission. Vous me dites si ça vous intéresse, sinon, j’imagine qu’il ne serait que justice que vous ne me fassiez pas confiance.”

Lissant finalement un plis imaginaire sur sa robe, elle conclut après un nouveau silence, les idées émergeant de son crâne à mesure qu’elle parlait.

“Pour finir… J’imagine que votre histoire gagnerait à être relatée à la Milice, ne serait-ce que pour les prévenir du danger et qu’ils puissent éventuellement contacter les proches restants pour les prévenir, si vous avez des noms. Mais là encore, pas d’entourloupe, je vous indique juste la route, je ne vous force pas à y aller, le choix vous appartient.”

Voilà, elle pensait avoir fait le tour. Elle ne s’offusquerait même pas que l’inconnue rejette purement et simplement une quelconque aide de sa part. Après tout elle n’avait pas franchement brillé depuis leur rencontre fortuite, et effectivement, son comportement avait de quoi rendre la Garde Dorée antipathique, dans une ville où elle n’était pas déjà très bien vue.
Dépitée en le réalisant, Oblivion se morigéna intérieurement, se disant que, décidément, ses faux pas lui collaient à la peau. La faute à son impulsivité, sans doute.

Oblivion se crispa en miroir à la raideur décelée chez l’inconnue et se demanda brièvement ce qu’elle avait dit ou fait encore, pour avoir droit à une telle réaction. Bon, il était possible qu’elle en ai une vague idée, dans la mesure où elle avait quand même tenté de l’arrêter à peine une heure avant. A toujours vouloir aller trop vite… Elle grimaça pour elle-même à la réponse de l’encapuchonnée. Ah. Donc ça n’allait pas être si facile que ça de faire amende honorable.

La dernière question laissa la demoiselle perplexe. Quelle part d’elle était la vraie ? Quelle part était dictée par sa bonne éducation ? Pour le coup, l’inconnue avait réussi à lui couper la chique et elle ne pipa mot, entrée dans une réelle réflexion suite à cette interrogation qui sans doute n’avait pas vocation à avoir de réponse.
Elle se plaisait à croire qu'en dehors de son rôle, son bon fond était réel. Comme quand elle avait préféré faire fuir les Mucors en pataugeant dans la boue au lieu de simplement les tuer. Comme quand elle avait su convaincre Wazzi de l'accompagner, pour la rendre heureuse. Comme quand elle souriait à Simon et le remerciait en silence de sa présence. Comme quand elle aidait les gens du mieux qu'elle pouvait, indépendamment de leur rang social ou de leur richesse.
Oui, il était impossible que cette facette d'elle ne soit conditionné que par son armure. Bien au contraire. Elle était une des plus humaine parmi ses camarades. Le doute n'était pas permis et elle secoua la tête pour elle-même.

Au-delà de ça, Oblivion commençait à comprendre l’attitude de la femme face à elle. Elle semblait détester ce que l’armure dorée représentait, plus que la détester elle, même si, sans doute, la haine avait tendance à déteindre, dans la mesure où Oblivion avait choisi cette voie, quoi que ce fut un peu par défaut.

La dernière volée de mots fut comme un uppercut en plein estomac. La Garde Dorée recula d’un pas. Puis de deux, décroisant les bras. Elle dissimula tant bien que mal un grimace blessée mais qui filtrait à travers son masque impassible. Des fers imposés elle-même ? Était-ce si facile à voir ?
Elle avait toujours pensé qu’à force d’auto-persuasion et de résultats probants, la voie dans laquelle elle s’était engouffrée finirait par lui apporter satisfaction. Aujourd’hui les résultats étaient en demi-teinte, elle aspirait à s’élever dans la hiérarchie, depuis quelques temps, consciente qu’elle finirait par étouffer en restant simple Garde.

Elle sortit de ses pensées et avisa l’inconnue sans animosité aucune, juste un air un peu trouble, et répondit avec une patience exemplaire, le ton se parant d’élans de mélancolie :

“Que savez-vous des chaines que je me suis imposée ? Comment pourriez-vous me juger, sans savoir qui je suis ? C’est difficile de considérer toutes les possibilités de vie qui s'offrent quand, depuis votre naissance, on vous a élevé pour obéir et servir les intérêts de votre famille.”

Elle haussa les épaules en reculant encore, abandonnant progressivement le terrain, la partie ou même l’inconnue face à elle. Elles ne pouvaient pas se comprendre, un trop grand fossé séparait à l’évidence leurs modes de pensées. Quelque part au fond d’elle, Oblivion en conçut une certaine tristesse. Elle avait toujours pensé que le rôle de la Garde était de protéger le peuple, pas seulement la Noblesse. Mais comment faire quand l’incompréhension était si tenace ?
Ici, dans cette ville, le ressentiment par rapport à son corps d'arme était lourd et perceptible à qui prenait le temps d'observer un peu. Pour elle, Rorn était déjà perdue au vu des mentalités.
Elle n’excusait en rien ses camarades ou sa hiérarchie. La situation ici avait très mal été gérée. La Garde n’aidait aucunement à la reconstruction. Pire encore, alors que la quasi-totalité des effectifs libres avait été envoyée en poste dans la cité du nord, le taux de sécurité n’était pas plus élevé que dans le reste des plaines froides. C’était déplorable.

Exhalant doucement, Oblivion répondit ensuite à la première salve de questions avec un haussement d’épaule.

“Mes manières s’ajustent à la situation car j’observe et je tire des conclusions. Je reconnais mes erreurs. Quel intérêt pour moi de présenter mes excuses, à part pour faire amende honorable ? Vous mener en bateau ? Ce n’est pas vraiment ma façon de procéder. On peut me reprocher beaucoup de choses, mais pas d’être fourbe. Enfin, peu importe.”

Elle la contourna ensuite dans un arc-de-cercle ample et remonta son chemin à pas lents, fatigués. Elle aurait vraiment dû se cantonner à la garnison ce soir… C’était encore ce qu’il y avait de plus reposant. Elle en prenait d’ailleurs note pour ses prochaines visites : visiter incognito ou rester à la garnison. C’était sans doute plus avisé.

Elle ne se retourna qu’une seule fois, après avoir mis quelques mètres de distance entre elle et cette femme qui la rejetait si fort, comme si c’était le meilleur moyen de protection qu’elle avait trouvé et marmonna :

“Je ne cherche plus vraiment à vous convaincre. Comme je l’ai dis, il n’est que justice que vous ne me croyiez pas plus que ça. Je regrette que ça ne se soit pas mieux passé. Bonne soirée mademoiselle.”

Et elle reprit sa route lentement, abandonnant là cette inconnue qui représentait le plus gros échec, d’une certaine manière, qu’elle avait connu en tant que Garde Dorée jusque ici.

Oblivion était fatiguée. Peut-être était-ce dû à sa dernière escorte, peut-être était-ce plus général… Peut-être était-elle juste fatiguée d’elle-même… Peu importait au fond, elle voulait juste aller se coucher et ne plus penser à rien.
Sa discussion houleuse avec cette étrangère avait non seulement le don de lui faire se poser trop de questions, mais aussi de l’épuiser. Ce n’était pas ce qu’elle avait voulu. Comment avait-elle pu passer d’une simple balade nocturne à une argumentation en bonne et due forme sur ce qu’elle était, ou ce qu’elle n’était pas ?

Quand la voix de l’inconnue claqua dans son dos. Oblivion s’immobilisa. La phrase était étrange, à moitié un compliment, et en même temps une critique. Elle admettait qu’elle avait de la volonté et sous-entendait pourtant qu’elle semblait s’être trompée. La Garde Dorée souffla et porta une main à son arête de nez pour se la pincer d’agacement.
Elle ne comprenait pas cette femme. D’abords elle lui faisait comprendre que sa présence et son aide n’étaient ni requises, ni appréciées, et à présent que la blonde se retirait, elle la provoquait pour la retenir ? Quel était l’objectif, au final ?

Se retournant lentement, elle avisa l’inconnue encapuchonnée pendant sa diatribe d’un air étrangement serein. Oui, ces questions elle se les était déjà posé un nombre incalculable de fois. Et elle n’avait pas toutes les réponses. Et qu’importait ce que cette femme pensait. Ses réponses à elle ne seraient peut-être pas les siennes, sa vérité ne valait que pour elle, par pour son vis-à-vis.
C’est alors que la lumière se fit. A l’évidence, la passion mise dans ses questionnements pouvait souligner le fait que, peut-être, ce n’était pas réellement elle qui était interrogée, mais l’inconnue ? Est-ce que cette femme était aussi perdue, à sa manière ?
Oblivion préféra garder cette hypothèse dans un coin de sa tête. Elles ne se connaissaient pas et le moins que l’on pouvait dire, c’est que la communication était difficile. Peut-être se trompait-elle de bout en bout.

Elle percevait néanmoins clairement la tension de l’encapuchonnée et avisa la main disparue sous la cape qui la dissimulait presqu’entièrement. Fronçant les sourcils, soudain sur ses gardes, elle recula encore, par besoin de se mettre en sécurité, et répondit, le ton neutre, pas le moins du monde agressive :

“Que voulez-vous que je vous réponde ? Je n’ai pas la science infuse et la remise en question de soi est une chose extrêmement difficile. J’essaie de m’améliorer mais je suis encore loin de réussir.”

Elle posa la main gauche sur le pommeau de sa claymore, comme s’il s’agissait un accoudoir, et avisa l’inconnue, maintenant dos à elle puis soupira. Elle ajouta, lasse :

“Et je ne fuis pas. Simplement vous m’avez fait comprendre que ma personne, ma présence ou je ne sais quoi d’autre vous dérangeait, je vous ai fait des excuses sincères, et vous ai proposé mon aide, et vous l’avez refusée. Je n’en prends pas ombrage mais, de fait, mon combat s’achève ici. Je ne suis pas du genre à m’imposer d’autant plus quand je vois.... Est-ce que je peux vous proposer un duel ?”

L’idée était saugrenue à une heure aussi tardive et après une rencontre des plus difficiles… Et Oblivion n’avait pas forcément très envie de s’éterniser mais, en voyant la raideur dans la posture de l’inconnue, elle avait eu envie de demander.
Elle ne savait pas trop pourquoi mais l’encapuchonnée lui faisait l’effet d’être un bombos prêt à exploser. Et tout à coup elle s’était dit qu’elle préférait qu’elle explose sur elle plutôt que sur quelqu’un d’autre, comme le soudard, qui serait juste au mauvais moment au mauvais endroit.

Elle précisa sa pensée, exposant les règles simples utilisées pendant la formation et les entrainements de la Garde, de façon à être plus crédible, son ton se parant d’accents terriblement terre-à-terre et déjà sérieux.

“On trouve un endroit au calme et on engage. Tous les coups sont permis, sauf les mortels. On arrête quand l’une de nous le demande..”

Puis elle attendit la réponse de l’inconnue, ses doigts fourmillants déjà de dégainer pour engager.