Oblivion regardait le village d’Heilan, les pieds dans l’eau, du haut de la selle de Saber. Elle ne savait pas trop ce qu’elle fichait ici en fait. Après ses récentes aventures, quelques missions bateau, elle avait été… Plus ou moins éloignée de Lüh. Du moins c’est l’impression qu’elle avait. Depuis ses récents voyages à la Vallée Sereine, elle ne faisait que parcourir Arcane en long en large et en travers pour des missions d’escorte ou de traque de criminels. Somme toute son travail dans tous les cas, mais qui aurait normalement dû échoir aux garnisons des zones concernées.
Elle ne comprenait pas trop ce qui se passait mais elle avait pu constater que les casernes qu’elle avait visité manquaient clairement d’effectifs, et malheureusement, l’argument de la reconstruction de Rorn allait bientôt être usé jusqu’à la corde… Et alors la population, mais aussi les pirates et les barbares du Nord se rendraient vite compte que la Garde Dorée n’avait plus autant de puissance répressive qu’avant.
Pour compenser, la hiérarchie envoyait les Gardes les plus actifs et efficaces un peu partout pour faire durer l’illusion, en espérant entre-temps recruter.

Bref, Oblivion laissa passer devant elle le convoi qu’elle avait escorté depuis Rorn jusqu’au village, qui amenait des fournitures médicales pour la boutique, ainsi que diverses productions locales. Elle avait été affectée avec deux autres Gardes de la ville du nord, pour sécuriser le trajet de quatre chariots de vivres. Heureusement pour eux, ils n’avaient croisés ni brigands, et à peine deux élémentaires de feu esseulés qui ne s’étaient pas approché sur le parcours de dix heures entre les deux points.
Elle jouait de chance depuis les dernières semaines, depuis son affrontement avec Lagertha en somme, aucune des missions ne s’était aussi mal déroulée.

Soupirant, elle secoua doucement la tête, pour éviter de penser de trop à son ancienne amie dont elle ne savait plus trop ce qu’elle était à présent. Elle ne voulait pas penser aux choses trop compliquées à gérer. Et au final ces affectations constantes l’arrangeaient bien. Elle s’abrutissait au travail, voyait peu ses parents et avait encore moins de temps pour s’occuper de ses fiançailles.
D’un autre côté, le Comte Katar n’avait pas l’air non plus très pressé de réclamer son dû et cela lui convenait parfaitement. Mais elle ne penserait pas plus avant à lui non plus. Ce qu’elle avait découvert ces derniers sur cet homme qu’elle avait jugé sans même le connaitre avait ébranlé ses convictions et cette constatation la dérangeait beaucoup trop. Alors, comme pour tout le reste, elle préféra l’ignorer jusqu’à être contrainte de l’affronter.

Faisant s’engager Saber sur les pontons à pilotis, elle se dirigea vers la taverne où les attendaient quelques personnes visiblement là pour aider au déchargement des vivres. Elle s’approcha du premier qui lui tamponna son ordre de mission et lui transmis un bon de livraison rempli après que l’inventaire fut fait pour constater qu’aucune denrée ne manquait.
Elle reçu quelques remerciements et une petite bourse d’or, dont elle divisa le contenu entre les deux autres Gardes et elle. Ce pécule leur permettrait de prendre une chambre à l’auberge principale et de commander un repas, avant leur départ le lendemain, avec un autre convoi qui partait en direction de Rorn avec les productions du village de pêcheurs.

Saluant ses Camarades après qu’ils eurent convenu d’une heure le lendemain, à l’aurore, comme d’habitude, épuisée, la demoiselle se dirigea sans perdre de temps vers l’auberge, pressée d’aller s’affaler dans son lit. Il n’était pourtant pas spécialement tard, à peine le début de soirée, mais le rythme effréné de ses affectations l’épuisait lentement mais sûrement.
Elle mena Saber à l’écurie, la désharnacha avec soin, sa fatigue ne lui faisant pas négliger le pansage de la jument Akhal-Teke dorée. Elle passa de longues minutes à brosser la robe unique de sa compagne de route, elle aussi épuisée de mener sa maîtresse partout, puis la Garde Dorée s’assura qu’elle ai une double ration du meilleur avoine de l’auberge, piochant dans son pécule personnel.

Elle se dirigea ensuite dans l’auberge, ses sacs sur une épaule, le bas de sa robe maculé de boue et de sable, son armure rendue poussiéreuse par la route. Même son chignon martial était desserré, libérant quelques mèches d’or qui donnaient à son visage une auréole trompeuse de bonne santé. Un peu courbée, le pas pourtant toujours alerte, Oblivion se dirigea sans perdre de temps au comptoir, et demanda une chambre, confortable, quitte à payer encore plus cher.
Quand le tenancier lui demanda si elle souhaitait manger le temps qu’on lui prépare ça, elle hésita puis, songeant qu’ensuite elle pourrait dormir jusqu’au lendemain d’une traite et bien nourrie, elle opina, son esprit pratico-pratique prenant les commandes.

Elle alla s’asseoir à une table stratégique, les vieux réflexes ayant la vie dure, gardant la porte d’entrée en visuel direct, et un mur dans son dos puis attendit son repas, luttant vaillamment contre la fatigue qui lui faisait piquer du nez.
Sa portion arriva, généreuse, un ragoût de poisson, une tartelette de baies et une pinte de blonde. Elle paya en remerciant la serveuse d’un hochement de tête las, puis commença à manger sans grande motivation, malgré que la cuisine soit plutôt bonne.

Bien malgré elle, elle laissa ses pensées dériver et elle soupira discrètement. Elle n’avait qu’un regret, c’est que Wazzi ne soit pas là pour ce voyage. Elle ne l’emmenait que lors d’une mission sur deux, pour laisser au petit panda le temps de dévorer la bibliothèque de Lüh, mais ce faisant, elles ne se voyaient pas si souvent que ça, même si elles rattrapaient bien le temps quand la fille de Terra était du voyage.
Son second regret était qu’autant lors de ses affectations à la capitale, elle pouvait demander à Simon de l’aider, autant lors d’affectations hors des villes, avec des escortes officielles, c’était beaucoup compliqué de justifier la présence du noble. Ils ne se voyaient de fait plus beaucoup non plus. Et curieusement, elle en venait à souhaiter la présence de l’exubérant jeune homme à ses côtés, parfois.

Elle en était là de ses réflexions quand un lourdeau, sans doute trop aviné pour capter l’armure d’or de la demoiselle, ne vit en elle qu’une proie facile à enquiquiner. S’asseyant à sa table sans la moindre galanterie, il commença à baragouiner un discours à peine compréhensible sur les prétendues qualités de la Garde fatiguée, espérant sans doute, par un quelconque miracle, la séduire dans la minute.
Oblivion était volontaire et elle s’était même améliorer niveau patience ces derniers temps, grâce à Simon, mais là elle n’était vraiment pas apte à réagir de façon maîtrisée et censée. Instantanément son sang ne fit qu’un tour et l’agacement s’embrasa à toute vitesse. Sans qu’elle n’en ai conscience, déjà sa main gauche dévalait jusqu’à la dague cachée dans sa botte.
Si cet énergumène ne cessait pas de parler dans la seconde, au mieux il finirait avec une lame plantée dans l’une de ses mains crasseuse, au pire… Les Quatre savaient de quoi elle était capable.

Oblivion n’était plus apte à réfléchir. Son cerveau avait rendu les armes et en réalité, elle qui était toujours dans la maîtrise et la tempérance arrivait à saturation. Elle avait besoin de se défouler, physiquement, sur quelque chose, ou, dans ce cas précis, sur quelqu’un.
Un combat faisait rage à l’intérieur d’elle, sa conscience qui s’étiolait petit à petit lui hurlant de se retenir encore un peu, rien qu’un peu, avant d’aller trouver quelque chose à démolir, dehors, un poteau, un sac de grain, une pile de foin… Quelque chose qui ne prêterai pas à conséquence...  Et de l’autre côté, son instinct animal, primaire, qui ne demandait rien d’autre que de déchiqueter la gorge de ce type presque avec les dents.

Les yeux fixés sur son assiette dont elle ne voyait plus le contenu, le poing droite crispé sur sa fourchette de bois qui commençait à grincer sinistrement, la main gauche serrée sur le manche de sa petit dague en cuivre, elle n’entendait plus, elle n’écoutait plus. En un sens, c’était tant mieux, car ainsi elle échappait au flot ininterrompu de boniments que l’autre lui desservait et empêchait la part incontrôlable d’elle de partir complètement à vaux l’eau.
Elle inspirait profondément, mais de façon contrainte, crispée, et n’importe qui d’un peu observateur aurait remarqué en trente secondes qu’elle allait exploser d’une minute à l’autre.

Et quelqu’un le remarqua. Heureusement pour tout le monde. Et surtout pour le type qui s’acharnait. Oblivion n’entendit ni ne vit quoi que ce soit de l’échange qui eut lieu. Elle tentait de tenir bon, comme elle pouvait, tremblant d’une rage toute disproportionnée.
C’est quand, dans une synchronisation parfaite, que la fourchette se brisa dans sa poigne droite, un bout s’enfonçant dans sa paume, et que dans la gauche, son majeur glissa sur la lame effilée pour entamer la peau, qu’elle sursauta et revint brutalement à la réalité, grandement aidée par la double dose de douleur.

En grognant, elle lâcha tout ce qu’elle tenait et porta son doigt coupé à ses lèvres, tandis qu’elle cherchait du regard de quoi endiguer le sang qui ruisselait de sa paume droite.
Son regard éclairci tomba alors sur son nouveau et inattendu voisin, et, sans comprendre ce qu’il fichait là, fatiguée, perdue et un rien ébranlée, guidée uniquement par l’instinct de soldat qui lui enjoignait de soigner ses plaies rapidement, elle demanda poliment, quoiqu’avec un rien d’urgence dans la voix :

“Excusez-moi, vous auriez un tissu à m’enrouler autour de la main ? Le temps que je m’occupe de mon doigt...”

Histoire d’éviter de saloper la table, en réflexe, elle avait porté sa main droite au dessus de son assiette, et continuait de laisser le sang de son doigt s’écouler dans sa bouche, lui occasionnant quelques grimaces légères de dégoût.
Toute trace de violence et de rage semblait évanouie chez la Garde Dorée qui semblait sortir d’une transe, et petit à petit, la douleur l’aidait à reprendre conscience.

Elle jeta un regard autour d’elle et croisa quelques regards qui se détournèrent vite à son passage, puis la blonde finit par porter ses prunelles sur celui qui s’était assit à sa table. Le premier mot qui lui venait à l’esprit était “immense”. Il était grand. Même pour elle. Et pourtant elle n’avait d’ordinaire pas à rougir de sa taille. Malgré ses cheveux gris et ses rides, l’homme était encore largement musclé et apte à combattre, comme une espèce de vieux lupus dur et vénérable, invaincu de toute une vie. Sans trop savoir pourquoi, elle sut qu’elle devait du respect à cet homme, mais son cerveau n’arrivait pas à mettre le doigt sur la raison de cette impression.

Donc elle resta là, à l’observer sans réellement le faire, comme on lui avait appris en tant que Garde Doré, attendant qu’il l’aide ou l’envoie balader. Dans cette éventualité, elle songea sérieusement à utiliser le foulard bleu que Simon lui avait offert, toujours accroché au passant de son plastron à gauche, pour soigner son doigt et libérer sa main maîtresse dans l’optique de s’attaquer au plus gros, la paume droite.
Peu enthousiaste à l’idée de salir un cadeau, elle porta son regard sur sa bourse, dans laquelle elle savait avoir un bandage, jaugeant sérieusement le temps qu’il lui faudrait pour réussir à l’ouvrir, en extraire ledit pansement, et se l’enrouler. La perte de sang sur son armure et sa robe semblait acceptable. Elle opterait donc pour cette option si d’aventure le type à côté d’elle ne se décidait pas à bouger dans la minute qui suivrait.

Oblivion se laissa sans broncher, sans même grimacer à la douleur que les soins passablement rudes de l’inconnu suscitèrent. Elle endura sans broncher les piques qui crispaient involontairement sa main, bien obligée d’écouter le Monsieur-Je-Sais-Tout.
De plus en plus agacée, la maîtrise qu’elle avait récupéré grâce à la douleur commençait à fondre comme neige au soleil.
De quel droit la jugeait-il ainsi ? Parce qu’il était vieux il avait le droit de donner son avis à tort et à travers ? Bien sûr que non ça ne l’amusait pas de casser des fourchettes qu’elle allait devoir rembourser sur sa solde. Bien sûr que si elle gérait ses émotions, elle ne faisait que ça depuis sa naissance. Et quoi ? Elle n’avait pas le droit de flancher de temps en temps ? Connaissait-il le concept d’être humain ? Visiblement pas.
Quand il remit en cause ses capacités, elle craqua de nouveau et tape du poing à présent soigné sur la table, pas assez fort pour que quelqu’un d’autre que lui ne l’entende toutefois.

Furieuse, elle lui siffle sur un ton plus bas et plus discret que celui employé par le type, une réponse bien sentie quoiqu’ironiquement respectueuse, et malgré tout doublé de sarcasme fatigué. Elle voulait juste en finir avec cette journée, cette mission, et dormir.

“Je vous remercie pour vos conseils et vos remarque ô combien avisés que bien entendu je ne connais pas bien sur le bout des doigts… Je vous remercie également pour les soins, tenez, en dédommagement.”

Elle sortit de sa bourse son propre bandage, fut qu’il avait utilisé le sien pour la soigner, et le pose sur la table. Mais voilà que le type l’écoute pas beaucoup qu’elle dans un premier temps et qu’il enchaîne, en se présentant.
Oblivion sentit l’intégralité du sang fuir son visage. Nom d’un Canis. Avait-elle bien entendu ? LE Geoffrey de Vaillance ? A partir de là, de nouveau, elle n’écoutait plus et se contentait de regarder le colosse avec un air subtil mélange d’admiration, de honte, de curiosité et d’incompréhension.
Si elle s’était attendue à trouver une des légendes encore vivantes de la Garde Dorée dans un petit village tel que celui-ci… Une foule de questions galopait dans son cerveau, sans que toutefois elle ne parvienne à en saisir une pour la poser.
Il lui posa lui aussi des questions, qu’elle garda en mémoire, ce qui ne fit qu’ajouter à son trouble.

Dans le bazar qu’était son cerveau, un sentiment prédominait toutefois, c’était la honte cuisante et l’échec tout aussi fort de s’être ainsi donnée en spectacle devant un homme qui faisait partie de ses modèles. En réalité, il était sans doute l’un des mieux placés pour la réprimander et, la colère passée de nouveau, il ne restait que l’envie de disparaître dans un petit trou pour se cacher et pleurer. Oui, bien sûr, il avait raison. Elle ne savait que trop bien le comportement que devait avoir un Garde Doré. Elle avait jusqu’alors brillamment réussi, à part quelques petits excès qui avaient été pardonnés par ses résultats.
Les Quatre avaient décidément un humour qu’elle appréciait de moins en moins, à faire en sorte que l’un de ses flanchages soit justement en présence de Geoffrey. Si elle avait su qu’un jour elle le rencontrerait, elle se serait sans doute imaginé une rencontre d’égal à égal, au retour d’une mission triomphale… Pas ici, alors qu’elle songeait très sérieusement à planter sa dague dans la main d’un soulard.

Soupirant lourdement, elle finit par baisser le regard, acceptant les réprimandes de bonne grâce, en remettant elle-même une couche d’auto-flagellation par dessus pour faire bonne mesure.
Quand il dévia sur la qualité de ses supérieurs ou même de l’état de la Garde Dorée en général, elle en profita pour se reprendre, se redressant un rien et mangeant quelques bouchées le temps qu’il finisse son laïus.
Une fois celui-ci achevé, elle reposa sa fourchette, inspira et se pencha pour lui parler à voix basse, de sorte qu’aucune oreille qui traîne ne capte ce qu’elle disait.

“Comme vous l’avez deviné, je ne suis pas assez haut gradé pour vous renseigner en détails mais… En captant quelques brides de discussion j’ai cru comprendre qu’on avait du mal à recruter depuis l’attaque de Rorn et qu’à force, les pertes des Camarades commencent à peser lourd. Depuis quelques semaines maintenant, les ordres d’affectations pleuvent et je dois parcourir tout Arcane de long en large avec d’autres pour exécuter de petites missions d’escorte de sorte que la Garde Dorée ne paraisse pas autant affaiblie qu’elle ne l’est en réalité.”

Le ton avait repris en assurance et, si ce n’était les cernes sous ses yeux, l’on aurait aisément pu croire qu’Oblivion était prête à repartir aussitôt en vadrouille. Bien entendu c’était un honneur que de faire partie de ceux reconnus aptes à évoluer seuls sur des escortes, sans la supervision d’un Adjudant ou d’un Chevalier. Et la liste qui s’allongeait de ses missions accomplies était un gros point positif, malgré tout.

Elle porta son regard sur Geoffrey de Vaillance, ne sachant pas trop quoi faire, en fait. Elle espérait peut-être qu’il dise ou fasse quelque chose qui soit à la hauteur de sa réputation… Et toutes ses questions qu’elle avait étaient toujours là, quelque part, en attente d’être posées. A cet instant, Oblivion était une bombe de curiosité prête à exploser à la moindre ouverture qu'il lui laisserait.

Oblivion ne s’attendait pas à ce que le sermon se termine aussi vite. Et elle s’attendait encore moins à ce que soudain, la légende vivante assise à côté d’elle lui fasse une espèce de… Compliment ?
Oh bien sûr, des compliments bizarres de ses supérieurs qui devaient en faire sans l’afficher clairement, elle en avait eu, mais il était particulièrement étrange d’en recevoir un de la part d’une idole qu’elle venait à peine de rencontrer. Elle ne réalisait pas vraiment, et elle avait même du mal à y croire.
Son visage resta donc lisse, voir même un peu déconnecté de la réalité, ses prunelles azur posées sur le visage ridé avec un air de d’incompréhension teintées d'un soupçon de méfiance, la demoiselle peinant réellement à y croire.

Avant que son examen minutieux du visage de Geoffrey ne devienne malpoli, elle baissa le nez sur l’assiette de la légende et y piocha encore quelques fourchettes de plus, mettant là aussi du cœur à l’ouvrage. Elle se décida à se fixer un point d’honneur à finir le repas qui lui avait été offert, et ce, même si elle n’avait pas beaucoup plus faim que précédemment.

Elle crispa sa main blessée sur la fourchette en entendant cette fois des excuses en bonne et dûe forme et crut avoir subitement été transposée dans une dimension parallèle.
C’était elle qui avait faibli, elle qui avait failli agresser un pauvre hère qui n’avait rien fait. Il avait eu raison dans ses réprimandes, alors pourquoi s’excusait-il à présent ? D’avoir été trop dur ? Oh elle avait connu pire, aussi bien à la Garde Dorée que lors de l’éducation de bourgeoise de bonne famille. Et surtout, les excuses, elle avait toujours du mal autant à en faire qu’à en accepter, d’autant plus quand elle admettait ses erreurs.
Quand il parla d’offense, elle releva le nez vers lui et secoua brièvement la tête, avant de s’exprimer.

“Pas d’offense Colonel, vous en faites pas. Vous avez eu raison de me remettre dans le droit chemin. Il aurait été fâcheux qu’un nouveau rapport fasse état de mon manque de tenue...”

Elle n’ajouta rien de plus mais la grimace qui perla sur ses traits en dirait sûrement beaucoup trop long à un observateur avisé, même borgne. Sa dernière grosse incartade datait de sa sortie du Temple de Terra avec Wazzi, et même s’il elle n’était techniquement pas celle qui avait entamé, alimenté et achevé les hostilités avec cet horrible Adjudant Rod… En tant que l’Invocatrice du petit panda, elle avait bien entendu écopé d’un rappel à l’ordre dispensé par le sévère Major Barkin.

Bien heureusement, comme d’ordinaire, ses résultats, quoique toujours en demi-teinte, avaient suffit à lui faire garder un semblant d’estime de sa hiérarchie qui, au-delà de sa capacité à toujours être fourrée dans les mauvais coups, avait su garder en mémoire ses compétences militaires.
Elle s’autorisa un sourire fatigué quand son modèle aux cheveux blancs lui confia avoir été lui-même un élément rétif à ce genre de codes et quelque part en elle l’espoir se remit à flamboyer timidement. Après tout, si Geoffrey de Vaillance avait été Colonel, malgré son caractère bien trempé qui au contraire faisait de lui aujourd’hui une légende… Alors pourquoi pas elle ?

Quand il repoussa le bandage dans sa direction, elle le récupéra non sans renifler son mécontentement mais elle se passa de commentaire. Elle était trop fatiguée et lui était trop idolâtré pour qu’elle ose lui dire que refuser une compensation, ça ne se faisait pas, entre camarades...
Enfin techniquement, puisqu'il n’était plus Garde Doré, il avait tout à fait le droit de renoncer à ce bandage.
Oblivion n’avait jamais d’ailleurs bien compris les raisons de son départ. Évidemment quand la hiérarchie en parlait, elle restait volontairement vague sur ce qui avait poussé un colonel aussi emblématique que lui à jeter son armure dorée aux ordures du jour au lendemain.

Quand il finit par lui demander son nom, elle ne put s’empêcher de carrer les épaules, fierté revenant à la charge. Elle n’a jamais eu honte de clamer qu’elle n’était pas noble, et, en tant qu’unique héritière de son patrimoine, portait haut et fièrement les couleurs de sa famille.
Aussi c’est avec un air sérieux qu’elle répondit :

“Oblivion El’Galas, Colonel. Garde Dorée en fonction depuis huit ans. Service actif depuis six.”

Depuis le début, elle utilisait son ancien titre. Elle avait bien conscience que ce n’était pas tout à fait l’étiquette mais elle n’était pas sûre d’aimer l’appeler “Seigneur de Vaillance” ou encore juste “Monsieur de Vaillance”. Ces deux titres ne rendaient à ses yeux admiratifs et respectueux pas une justice suffisante à la légende vivante qui lui servait de compère de discussion à cet instant.

Son silence ne dura toutefois pas très longtemps avant qu'elle n'enchaine, les mots s'écoulant de sa bouche sans qu'elle puisse les retenir, la faute à sa curiosité démesurée.

“Si je puis me permettre Colonel... Pourquoi avez-vous quitté la Garde ? Comme vous vous en doutez, la hiérarchie reste toujours très vague à ce sujet, bien qu'ils n'hésitent jamais à vous citer comme exemple...”

La dernière affirmation était emprunte de respect et d'appréciation et il était clair désormais pour l'observateur moyen que la demoiselle avait été bercée par les exploits de l'imposant homme comme elle l'aurait pu l'être avec des contes de fées. Il avait en face de lui une fan de la première heure.

Oblivion ne s’attendait sans doute pas à une réponse aussi franche mais loin d’être outrée, sa surprise se traduisit en reniflement amusé. Clairement la réponse l’avait fait rire, ou du moins ce qui ressemblait le plus à un rire chez la jeune femme. Au moins, l’ancien Colonel ne mâchait pas ses mots, conformément à ce qui se disait de lui à l’ombre des garnisons. Elle n’était pas déçue et bien au contraire, l’amusement se rajouta à l’admiration dans ses prunelles.

Elle l’écouta développer ses idées et force fut de constater qu’elle avait parfois la même sensation. Le Major Barkin, malgré tous ses défauts, était l’un des derniers, en tout cas à Lüh, à envoyer ses Gardes prêter main forte à la Guilde ou même à accorder de l’attention à la moindre rumeur, si petite et insignifiante soit-elle. Il était le seul à envoyer ses soldat régulièrement à la taverne récolter des copies des demandes d’aide placardées sur le panneau d’affichage.
Et ce n’était pas le Major qui avait le plus de gars à portée de main, son caractère sévère et ombrageux lui ayant largement mis des bâtons dans les roues.

Elle opina alors, autant en signe de compréhension que d’assentiment. Puis elle nota qu’il pensait qu’à la Garde, son image était négative et tout à coup il lui sembla important de rétablir la vérité. D’un ton sérieux, en le regardant, elle précisa donc :

“Vous vous trompez Colonel. Les supérieurs savent très bien faire des rappels à vos exploits pour nous motiver. Ils mettent de côté les raisons de votre départ et esquivent les demandes de détails, et votre franc-parlé et font de vous un idéal à atteindre.”

Elle réfléchit. Bien sûr elle admirait l’ex-Colonel pour ce qu’on lui avait raconté mais le voir en vrai et discuter, réaliser qui il était vraiment, au final cela le rendait plus humain mais plus intéressant.
Car plus le temps passait, plus Oblivion se sentait un peu en décalage avec la vision portée de la Garde Dorée. Elle avait l’impression de n’avoir rien en commun avec des Sergents Rod qui ne faisaient les choses que pour se mettre en avant, tout en méprisant allègrement le bas peuple.
Si bien que les propos de Geoffrey trouvaient facilement un écho positif dans son idéal de Garde Dorée et qu’il n’eut aucun mal à la convaincre qu’il était dans le vrai.

“Par ailleurs, je suis d’accord avec vous. Mais moi, je ne veux ni ne peux quitter la Garde. Je veux la faire changer de l’intérieur. Déjà parce que malgré tout, mes missions me plaisent. Et aussi parce que je n’ai pas le choix. J’ai fais un serment pour ça.”

Elle opina une nouvelle fois, convaincue par ses propos. Elle avait passé un pacte avec Valion. Quitter la Garde revenait à échouer. Et que ferait-elle de son temps, si elle partait ? Qui aiderait les gens si tout le monde faisait comme elle et qu’il ne restait plus que des Rod pour gérer la défense ? C’était tout bonnement hors de question. Les gens avaient besoin d’aide, encore plus en ce moment avec les tensions un peu partout et les effectifs réduits. Elle ne pouvait pas partir.

Croisant les mains devant elle, elle soupira et marmonna, songeuse :

“C’est bien que vous soyez de retour pour aider, vraiment. Mais j’ai peur que cela ne suffise pas. Il y a quelque chose… Qui me fait parfois penser que le pire reste à venir.”

Cette phrase ne reposait sur rien de concret, juste son instinct. Mais il était impossible que quelque chose de grave n’arrive pas avec le manque d’effectifs et de fermeté qui perdurait de la part de la Garde, et de façon plus étendue, du Prince. Quelque chose allait se passer, elle en était convaincue.

Maintenant, pourquoi elle en parlait à Geoffrey de Vaillance, ça c’était une bonne question. Peut-être parce qu’elle espérait qu’en tant que célébrité, il allait avoir une solution miraculeuse cachée dans sa manche ? On pouvait toujours espérer.