Trois-mille-huit-cent-soixante-six, trois-mille-huit-cent-soixante-sept, trois-mille-huit-cent-soixante huit... Ça serait une petite plage de rien du tout : moins de quatre-milles coquillages et déjà plus de la moitié de la surface de la plage faite. Ça ne serait pas non plus sa plus belle oeuvre : cette petite plage où peu de créatures survivaient à cause des températures quasi-polaires n'offrait que peu de ressources et la loutre vagabonde devait parfois nager loin pour acquérir LE spécimen qui mettrait en valeur le paysage.
Il fallait penser à choisir des créatures défuntes bien évidemment, pas question de déterrer un couteau serein pour en exhiber la coquille tant que le mollusque était à l'intérieur.

Le plus gros avantage de cette plage froide était l'absence totale de méduses près des côtes. La température de l'eau dépassant difficilement les dix degrés, ces créatures ne venaient pas s'échouer pour saccager les lieux fréquemment.
Le plus gros inconvénient ? La présence quasi-exclusive d'algues vertes et noires. Partout. Tout le temps. Il avait beau les éviter du mieux possible, il ressemblait à un komondor en négatif à chaque fois qu'il ressortait de l'eau, s'évertuant à se servir de ces plantes gênantes comme démarcation du niveau de l'eau afin qu'elles n'y retournent pas et qu'il ne se les prenne pas encore au prochain voyage sous-marin.

FFFFSSSSSHHHHHHHH !

Une violente bourrasque souleva le sable pourtant lourd de la plage en question, balayant les vains efforts de Q'loth pour embellir les lieux.

"FFFFSSSSSHHHHHHHH !"

Ce fut également le bruit que fit le feulement rauque du fils d'Aqua en voyant son travail ainsi perturbé. Tel un vieux schnock contestataire, il se dressa sur ses deux pattes arrières en s'adressant au ciel.

"ATTENDEZ QUE J'AI FINI ET QUE J'AI LE DOS TOURNÉ LA PROCHAINE FOIS !"

Mais sans doute le fautif était déjà parti depuis longtemps et de toute façon, entendrait-il la voix d'une vieille loutre au delà du brouhaha des bourrasques ? Q'loth l'espérait sans y croire. Le loup de mer était bien trop habitué à la solitude des océans pour penser simplement qu'il pouvait sociabiliser avec ses très nombreux cousins...

"Merci."

Le mot avait été lancé sèchement, davantage comme un "tu me dois au moins ça" qu'un réel remerciement ; néanmoins, la loutre était sincère dans son propos et se serait mis à maudire les fils d'Aer s'ils n'avaient pas fait preuve de bonne foi.
Heureusement pour les dieux du vent, ils en avaient à revendre, de la bonne volonté ! Et malgré le caractère totalement improbable de la proposition, Q'loth eut presque envie de l'accepter.

"Non. Le vent sait tailler la roche mais le résultat est souvent moche lorsqu'il s'agit d'organisation."

Il n'y avait ni dédain, ni méchanceté dans les propos. Énumérant les faits comme s'ils étaient avérés, Q'loth ne mâchait pourtant pas ses mots.
Son cerveau divin était cependant en train de concocter un plan afin que son confrère puisse expier ses fautes convenablement. Etudiant tous les paramètres des lieux, il préféra premièrement s'assurer des compétences de la bête qui ne ressemblait pas à grand chose pour un être de la mer.

"C'est quoi, ta destinée ?"

Plus qu'un travail, la mission confiée à chacun était leur raison même d'exister. Associer leurs deux labeurs serait peut être une aubaine pour cette terre bénie. Malgré qu'il soit toujours seul, le mammifère hybride à queue de dauphin n'avait jamais oublié les mots qu'Aqua avait implanté au plus profond de son essence : "Travailler de concert pour un monde de paix".
Si la situation et les compétences de chacun le permettait, il y avait moyen d'aller plus loin que jamais dans l'établissement de paysages somptueux.

Les babines retroussées en signe d'agacement comme de ricanement, la grosse loutre répondit naturellement à la question du fils d'Aer, non sans cynisme malheureusement.

"Ça ou alors j'ai une surprenante passion pour faire des allers-retours de plage en plage avec des coquillages dans les pattes. Hin hin...Passons... Ta cause est intéressante mais peu apte à prendre du retard dans les délais imposés, j'ai peur que ma requête ne te fasse perdre un peu de temps, tout comme notre discussion actuelle."

Pointilleux et exigeant envers lui même comme envers les autres, Q'loth pourrait comprendre que son interlocuteur veuille prendre congé du mammifère au plus vite pour retourner à son dur labeur infini.

"Je vais faire court. Déblaie les plages sur ton chemin avec un vent bien senti. Pas toutes et pas dès aujourd'hui forcément, je t'informerai en mettant des nacres reflétant la lumière dans toutes les directions au milieu de chacun des littoraux à souffler. Je sais que ta course ne traverse pas l'intégralité des cieux mais cela me facilitera la tâche pour les zones concernées. La chaleur liée au passage du soleil peut être difficile à supporter dans certains de ces sentiers, j'aurais bien besoin d'y abréger mes séjours par moment..."

Plus de rictus, plus d'agacement, juste un petit éclat d'espoir au fond de ses yeux pour que la réponse soit positive.

Il avait dit oui ! Q'loth fit deux tours sur lui même en ondulant, agité par la joie d'avoir obtenu l'aide d'un confrère. Son petit museau frétillait, lui aussi affecté par le plaisir qui lui dilatait la truffe de façon joviale. Demi-dieu ou pas, une loutre restait une loutre après tout.
Il laissa tout de même la question suivante arriver avant de remercier le chien-serpent-cerf-volant. Question qui ne le mettait pas de bonne humeur d'ailleurs... L'attitude aigrie du fils d'Aqua revient donc rapidement, trahie par le petit bout de nez qui frétillait encore.

"Tu as ma reconnaissance, serviteur des vents. Pas comme nos inconscients de frères. Leur projet est insensé, provoqué par le désir de devenir ce qu'ils ne sont pas... Pouah ! Ça ne pourra rien amener de bon !"

Une grimace de dégoût déforma ses traits, révélant de nouveau ses canines semblables à deux petits poignards.

"Donner une conscience semblable à la notre à des créatures sans aucun but à part vivre, c'est idiot ! Sans objectif ni raison d'être, ces entités vont errer en cherchant de quoi stimuler leur conscience ; un coup à finir avec des bâtons dans les pattes pour ce qui est de l'organisation de nos quatre créateurs, j'te l'dis !"

Il ne demandait pas l'avis de l'autre. Q'loth, bien qu'ouvert au dialogue, était assez arrêté au premier abord sur ses convictions. Logique et organisation étaient deux mots d'ordre phare du demi-dieu marin, et ces deux principes étaient sauvagement bafoués par le concept même de ces soit-disant "humains".

Aussi surprenant que cela puisse paraître, la loutre vagabonde appréciait et commençait à s'attacher à son frère céleste. Et en même temps ce n'était pas si surprenant de familiariser entre créatures dont les intentions et pensées faisaient sens commun. C'est non sans retenue que le demi dieu aux petites pattes palmées répondit à la question courtoise, non sans oublier ce qui avait été dit précédemment.

"Créer oui, mais pas de vulgaires créatures hideuses. Il y a pourtant de quoi faire pour embellir un monde ! Grmpf. Sinon, Q'loth est mon appellation. Ses significations sont nombreuses car je suis autant indispensable qu'invisible. Le tout uni rattaché à la complexité d'un simple être dont le but, la fin, est muette. Longue est ma tâche qui se rattache sans que ça se sache à ce monde où je me cache."

L'aigreur était revenue sur la fin de sa tirade, crachant presque avec dédain sur ceux qui ne savaient profiter pleinement des belles choses de ce monde si minutieusement organisé. Sans vanité, il travaillait. Il ne comprendrai jamais ceux qui tentent de déroger au but initial de leur existence.
Se ressaisissant, il relança la conversation.

"Et toi, fils du Grand Souverain de l'Air, qui es-tu ?"

Maître des questions sans aucun sens réel, visant à percer au cœur de l'âme de son interlocuteur, Q'loth, prononcé précédemment "Khlott", cherchait à détendre maladroitement l’atmosphère qu'il avait perturbé précédemment.

Q'loth arqua un sourcil alors qu'il fixait son homologue aérien. Pas de nom ? Quelles extravagances les Quatre avaient encore fait lors de leurs fantasques créations. Ne pas donner de nom, c'est ne pas donner d'essence aux choses. La tâche de ce demi dieu semblait pourtant importante, pour quelle étrange raison ne serait-il pas reconnu et apprécié pour cela ? C'était le choix des créateur, tout comme ils avaient permis à Q'loth de pouvoir décider de lui même s'il voulait donner un nom à ce qui n'en avait pas. Fronçant à présent l'arcade sourcilière, il se plongea dans d'intenses réflexion en faisant les cent pas pour finalement déclarer de'une voix mystérieuse :

"Shéééén-zi... Ça ressemble à quelque chose que l'on étire, comme ton apparence longiligne et le trajet infini que tu parcours. C'est un nom court comme le mien car tu es apparemment voué à ne pas être remarqué. Ça finit de façon abrupte car sans toi, c'est comme ça que nous finirons aussi. Shénzi... Oui, c'est un bon nom pour toi."

Donner un sens à ce qui n'en a pas, c'était le travail de la loutre depuis sa création. Comme une plage que l'on façonne, il avait façonné l'identité du demi-dieu. Un léger frisson parcourut son échine. Il se sentait mal à l'idée de prendre une décision aussi cruciale mais ne voyait pas d'autre solution. Comment pourrait-il retrouver son nouveau compagnon s'il ne savait comment l'appeler ? Et en même temps, comment pouvait-il en vouloir entièrement aux demis-dieu de créer des entités avec les pouvoirs qu'on leur avait légué alors qu'il prenait cette même liberté pour donner une identité à son semblable.
Le mammifère marin secoua vivement la tête pour chasser ses pensées néfastes. Ce n'était qu'un pseudonyme, rien de fixe. L'autre pourrait se débarrasser de cette étiquette factice quand il le voudrait, à l'opposé des humains qui ne pourraient choisir de disparaître d'eux même comme s'ils n'avaient été qu'un mauvais rêve.

"Est-ce que ce nom te semble acceptable, fils d'Aer ? S'il te dérange, je peux essayer d'en trouver un plus adapté. Il ne me siérait guère de t'imposer mes idées sans ton accord..."

Un rictus qui se voulait sympathique déforma son visage en une grimace étrange. C'était nouveau, agréable mais déstabilisant de "sociabiliser". S'il en avait l'occasion, à l'avenir, il s'adonnerait plus souvent à ce genre de pratique tant que ça ne perturberait pas son travail chéri.

Le ricanement satisfait du fils d'Aqua sonna rauque dans le brouhaha ambiant. Alors qu'il agitait ses petites pattes antérieures comme s'il complotait des choses, se tenant sur ses petites pattes arrière, la tête dépassant à peine de son dos courbé, Q'loth regardait au travers de ses yeux plissés son homologue aérien qui reprenait sa route.
Alors que la silhouette serpentine disparaissait dans le bleu du ciel, la petite voix calme de la loutre s'éleva là où lui seul pouvait l'entendre, prononçant ce qui n'avait pas besoin d'être dit pour être compris.

"Bonne route, mon frère... Non... Shénzi. Puisse ta route être aussi belle et imprévisible que la mer et les vagues. Tu es arrivé comme les embruns sur cette plage et de nouveaux paysages insoupçonnés s'offrent désormais à moi. Sache que tu fais désormais parti de mes œuvres car tu en es dès lors l'inspiration..."

Il pouvait parler. Il était seul. Non. Il était avec son ami Shénzi qui accompagnait ses pensées. Plongeant pour chercher de quoi appareiller la plage de leur rencontre, ses pensées vagabondèrent encore.

*Nous autres, fils des Quatre, existons pour créer un tout. Grâce à toi, Shénzi, notre mission prend un tout autre sens. En nous unissant, cette terre sera encore plus somptueuse. Nous n'agissons plus individuellement, nous agissons comme un tout pour créer un tout... Fufufu... Regardez, Pères, le fruit de vos labeurs a encore mûri en un somptueux fruit.*

Ondulant pour avancer dans les capricieux courants marins, le créateur de plages s'appliqua avec une fougue renouvelée à créer un paysage qui resta pendant longtemps le plus sublime de toutes ses créations.