Dans les premières lueurs de l'aube, les cordes claquent, les arrimeurs grognent d’effort et le bois gémit sous la contrainte. Immobile sur l’embarcadère, Elyna observe les marins terminer le chargement des gabares. Le convoi sera bientôt prêt à partir. A ses côtés, Marsh soupire doucement.

- Je suppose que vous n’avez pas changé d’avis, Mademoiselle ?

D’un geste rapide, la jeune femme rattrape sa capeline noire avant que le souffle d’Aer ne l’emporte. Elle se tourne vers le vieil intendant avec un doux sourire. Son regard d’améthyste s’égare un instant sur les rues derrière lui, cherchant inconsciemment une silhouette qu’elle sait pourtant absente.

- Il est temps que la Maison de Haut-Sélène reprenne la place qui est la sienne. Nous le savons tous les deux Marsh. Je serai prudente. Et je reviendrai vite.

- Que les Quatre vous soient favorables alors. Et votre Père m’a demandé de vous rappeler.. L’Arbre Blanc. N’oubliez pas. Et… Ce n’est pas parce qu’il n’est pas là aujourd’hui que.. Vous savez… Monsieur le Marquis n’aime pas… Enfin…

Un discret rire cristallin échappa à Elyna devant l’embarras de Marsh. Malgré l’inflexibilité et l’intransigeance dont il pouvait faire preuve, son vieil ami était depuis toujours si prévenant avec elle.

- Je sais, Marsh. Même si ce n’est pas toujours facile… Intellectuellement, je le sais. Je l’ai appris. Merci de veiller sur lui en mon absence.

Sans attendre de réponse, et avant que son regard ne laisse transparaître son trouble, Elyna se détourne. D’un pas énergique, elle se dirige vers la Mère, la gabare de tête. Syn, toujours si sérieuse, lui adresse un discret signe de tête. L’embarcation est sûre. En haut de la rampe d’accès, Balthazar l’attend. Pour l’occasion, le bedonnant marchand a revêtu sa plus belle redingote, d’un carmin éclatant. Cela fait plus de quinze ans qu’un Haut-Sélène n’a pas quitté la cité portuaire. Et c’est son convoi qui a été choisi pour l’événement.

- Bienvenue à bord, Mademoiselle. Les vents d’Aer nous sont favorables aujourd’hui. Ils devraient nous aider à remonter le plus gros du courant. C’est une bonne journée. Nous n’attendons plus qu’un dernier passager et nous pourrons partir.

- Merci de votre accueil, Balthazar. Et ne vous inquiétez pas pour moi, vous êtes seul maître à bord. Je me ferai discrète.

Elyna rejoint l’avant du navire, observant les membres d’équipage au passage. Quatre marins et un garde Maritime, portant le noir et violet de sa Maison. Arrivant à la proue, elle prend appui sur le bastingage et observe l’horizon, loin sur le fleuve. Après des années à rêver le monde, elle part à sa conquête. Enfin. Le vent s’engouffre dans ses longs cheveux détachés, lui apportant les odeurs et le bruit de la ville qui s’éveille dans son dos. Sa ville.

Le cuir de ses gants se tend alors qu’elle sert plus fermement la rambarde en réponse à l’appréhension qui la gagne. Elle rêve de découvrir Lüh mais… Elle ne peut s'empêcher de s’interroger. Comment les gens la percevront-ils à la capitale ? Comme leur égal ? Comme une jeune noble intelligente et déterminée ? Comme une étrangère à leurs manières ? Ou ne verront-ils que l’albinos ?

Alors que les battements de son cœur s’affolent, Elyna baisse le regard sur le ruban noué à son poignet. Le tissu est usé et sa couleur lavande semble légèrement délavée. Elle expire doucement. Elle n’est pas seule. Syn, Jasna et Mel sont là. Sa garde personnelle. Ses ombres. Et avec elles, à travers ce ruban, Nanny est là également. D’une certaine manière.  

Dans son dos, la voile claque violemment. Aer rugit dans les cordages. Les dix gabares assemblées pour la remonte s’ébranlent. Des dizaines de toues, plus légères, les dépassent. Les navires de pêche profitent de l’escorte du convoi pour rejoindre le lac Sélène pour la journée.

Lorsqu’elle avait appris que Balthazar prévoyait de faire voyager son autre passager sur l’une des gabares de fret, Elyna avait insisté pour qu’il revienne sur sa décision. Cela aurait été un manque de courtoisie. Et elle n’avait pas besoin qu’on lui privatise la Mère. L’héritière du Marquis avait évidemment obtenu gain de cause.

Tout en observant l’étranger qui déambule sur le pont, Syn se maudit de ne pas avoir plus soutenu la décision du Maître Marchand. Une musculature qui, sans être extravagante, respire l’efficacité. Une démarche fluide. Cette façon de se tenir. Le visage marqué. Un homme d'armes. Elle en est presque certaine.

Le regard rivé sur l’horizon, la main sur le bastingage et l’air de rien, l’étranger se dirige droit sur Elyna. Soucieuse d’éviter le mécontentement de sa jeune maîtresse, elle décide d’intervenir avec subtilité. D’un pas léger, elle se rapproche du bastingage. Assez pour qu’il ne puisse pas passer sans la bousculer. Pas trop, pour éviter de barrer ostentatoirement le passage. L’étranger la heurte doucement à l’épaule.

Inflexible dans son gambison en lin noir et passement améthyste, Syn profite de cette proximité physique pour étudier plus en détail l’homme. Son regard inquisiteur confirme ses craintes. Des mains calleuses. Une cicatrice sur le front. Sa main gauche se porte instinctivement sur la poignée de son épée mais l’acier reste dans son fourreau. Tout en s’excusant, l’étranger semble sincèrement se perdre un instant dans la contemplation de sa Marquise.

« Pardon, je n'avais pas vu que... Je vous laisse tranquille, veuillez m'excuser. »

- Attendez !

La voix de la jeune femme est amicale et douce cependant le ton de son injonction ne laisse aucun doute. La damoiselle a l’habitude qu’on lui obéisse. Tournant la tête vers l’homme, elle le détaille de ses yeux violets, pétillants de curiosité. Le soleil illumine son pâle visage.

- Je n’aurai rien contre un peu de compagnie. Si l’envie vous en dit, évidemment.

Ses lèvres esquissent un sourire sincère. En entendant l’invitation de sa Marquise, Syn recule d’un pas pour libérer le passage, sans relâcher sa vigilance.

- Et, si vous préférez simplement profiter du paysage, je saurai rester silencieuse.

Sentant la chaleur d’Ignis s’intensifier sur son visage, Elyna reporte son attention sur l’horizon, s’orientant de manière à s’abriter de nouveau à l’ombre de sa capeline. Même à cette période de l'année, elle doit craindre la morsure d’Ignis.

Elyna accueille la maladresse du jeune homme d’un rire cristallin et mélodieux, sincèrement amusée. L’entendant s’armer de courage, elle se tourne vers lui, le regard bienveillant. Le chasseur, plus âgé qu’elle, essaie de rattraper son erreur. Une approche timide. Une main nerveuse qui se porte vers sa sombre chevelure. Ses gestes trahissent son inconfort. Et, contrairement à ce que ses paroles disent, il marque une distanciation entre eux. Malgré tout, il n’échappe pas à la jeune héritière que l’homme fait assaut de politesse, essayant de se montrer courtois, agréable et bienveillant. Aussi ne prend-elle pas personnellement l’offense.

Ici, sur son navire et entourée des siens, elle est chez elle. Et, exaltée à l’idée de découvrir le monde, elle se sent d’humeur taquine. D’un pas gracieux, elle s’approche du jeune homme, s’arrêtant à la distance minimum que lui autorise la bienséance.

- Mademoiselle suffira amplement. Ou, si l’audace vous prend, appelez moi Elyna. Feu ma mère était, et reste, la Dame de Haut-Sélène. C’est un honneur que je n’ai pas encore conquis.

Elyna esquisse un fragile sourire, empreint de nostalgie, en évoquant sa mère. La présence d’Hélène, ou plutôt son absence, était partout à Haut-Sélène. Chassant ses sombres pensées, elle rive son regard sur les yeux gris-bleu de son interlocuteur.

- Ne me remerciez pas. La guilde et ma Maison entretiennent des liens étroits depuis des générations, cela n’est que justice de vous faciliter le déplacement. Et j’espère que vous ne me tiendrai pas rigueur d’avoir demandé à ce que vous soyez placé sur ma gabarre. Je n’ai que trop rarement l’occasion d’échanger avec des étrangers. Il s’agit de mon premier voyage hors de nos remparts.

Poussés par le souffle d'Aer les navires brisent les douces vagues du fleuve. En s'éloignant de la cité portuaire, la Blanche s'élargit et devient plus profonde. Le convoi naviguant au milieu de la voie et les vents favorables facilitent les opérations. Progressivement, l'agitation des quelques marins s'apaise.