Nérée n’avait pas réellement de routine. Entre ses déplacements, ses aventures, les incidents comme celui de la procession, chaque jour semblait unique. Pourtant aujourd’hui, c’était l’ennui qui guidait ses pas. Elle sortait d’une des fastidieuse mais pourtant intéressante réunion de la Guilde Marchande, à Lüh. En ces temps troublés, il y avait beaucoup de choses à dire, à planifier. Du côté de ses affaires personnelles, cela allait aussi de bon train. Mais étrangement, ces derniers jours, la jeune noble avait l’impression de prendre de mauvaises décisions. Elle n’avait plus cette assurance qui la caractérisait lorsqu’elle négociait, ce regard malicieux lorsqu’elle échangeait avec d’autres nobles. Une petite baisse de moral, sûrement. La continuité de sa remise en question, assurément.

La jeune femme était sur le chemin du retour vers sa demeure, mais elle s’arrêta à un banc, non loin du palais. L’endroit était calme, sécurisé, bien loin du désordre qu’elle avait vu lors de l’attaque de la procession. Ici, le désordre était surtout dans les esprits, où la noblesse commençait à s’inquiéter de sa sécurité toute relative entre ces murs. Le Prince n’était pas un Dieu. Sa sécurité à elle, elle la devait aux demi-dieux qui avaient accepté de la suivre.

« Shakahm, viens à moi. »

C’était venu soudainement, sans réel but. Finalement, elle n’avait que peu échangé avec lui. Bien sûr, l’épisode du festival de Terra avait permis d’être en sa compagnie en dehors de sa cellule ou de son jardin, mais ils n’avaient jamais été en tête à tête, pour le moment. Il était grand temps d’y remédier. Qui était-il vraiment ? Avait-il des objectifs maintenant qu’il était en dehors de sa prison ?

Lorsqu’il se trouva enfin devant elle, Nérée esquissa un sourire, se relevant. Ce dernier se demandait peut-être la raison de cette invocation, alors elle répondit à cette question avant même qu’elle ne soit posée.

« Je voulais juste discuter un peu avec toi. Nous n’avons pas réellement encore pris ce temps ensemble… »

C’était une demande assez égoïste, mais traduisant une volonté de bien faire. Le temps, ils en avaient devant eux. Mais ce lien était important pour elle, et la jeune noble ne voulait pas le négliger. Ses obligations pouvaient bien attendre un peu, elles. « Que faisais-tu ? Je te dérange, peut-être ? » Reprit-elle alors.

Shakahm était là, devant elle, avec cette même prestance qui le caractérisait. Il ne semblait pas être dérangé de cette invocation soudaine, ni même par ses paroles. Pouvait-il seulement être déstabilisé ?  Quelques nobles tournèrent le regard vers ce duo, sûrement étonnés que la duchesse Helireah soit en compagnie d’un demi-dieu. Cela n’était pourtant pas un secret, Nérée ne cachait pas ses liens avec Shakahm et Steesha. Pour Shénzi, c’était un peu différent ; elle sourit à cette pensée. Elle releva une de ses mèches lui tombant sur le visage.

La rue était assez calme. Quelques gardes dorées faisaient leur ronde, alors que les nobles sortant du palais reprenait tranquillement le chemin de leur demeure. On voyait parfois quelques cortèges passer, mais rien ne semblait pouvoir déranger la tranquillité du lieu. En sécurité ? Quelques messes-basses pourtant, depuis l'attaque de la procession.

« C’est vrai. Mais tu n’es pas un simple objet. »

Elle ne considérait pas les demi-dieux comme de simples serviteurs, même si on ne pouvait leur enlever cette caractéristique. « De moi, et de toi, aussi. » Après tout, échanger sur leurs vies ne serait pas un mal. La jeune noble avait quelques projets pour Shakahm, lui qui lui avait souhaité de trouver sa voie.

« T’entends-tu avec Shénzi et Steesha ? »

Elle commençait déjà avec cette question simple, mais dont la réponse l’intéressait grandement. Après tout, tout était allé si vite.

La jeune noble hocha la tête, silencieusement. Elle avait pleinement conscience de ce pouvoir entre ses mains, du fait qu’elle pouvait, avec de simples mots, réduire un être vivant à un simple objet. En effet, il ne pourrait rien y faire.

Elle la regardait, tout comme il le faisait. Trois caractères très distincts, et des trois Shakahm semblait être le plus stable. Avec lui, elle n’avait guère envie de jouer, d’entretenir une certaine intimité. Elle ne l’avait pas délivré pour ça, et il n’avait pas accepté de la suivre pour ces raisons. Nérée sourit doucement à sa réponse.

« Non. A vrai dire, je suis ignorante concernant les relations que vous pouvez entretenir, entre demi-dieux. Et je n’ai guère à me mêler de cela. Je suis simplement curieuse. »

Il n’y avait guère à s’attarder sur le sujet, elle avait eu sa réponse. Qu’il s’entende ou non avec Shénzi et Steesha, cela ne lui importait que peu. Détournant le regard à son tour sur la ville qui s’étendait sous leurs yeux, elle marqua un silence. Nérée allait revenir au sujet de sa convocation soudaine, mais cette petite pause pour pouvoir profiter de sa présence, tout simplement. Elle était un peu apaisante. Comme un colosse qui ne pouvait fléchir, sur laquelle on pouvait se reposer.

« Que connais-tu de ce monde ? Je fais partie de la noblesse, mais peut-être que ce concept t’est-il encore flou ? »

Si elle voulait réellement trouver sa voie, il fallait déjà que les deux puissent échanger correctement sur le sujet. La noblesse, un monde qui lui prenait la plupart de son temps. Elle s'en contentait pour le moment, elle n'avait connu que cela. Mais cette volonté d'aller plus loin, encore incertaine, fallait-il la suivre ? Il y avait beaucoup de questions sans réponse pour le moment.

La jeune femme songea un moment sur la cause du « plus », mais chassa rapidement cette pensée de son esprit. Il devait avoir ses raisons. Elle y reviendrait sûrement, un jour.

Un fin sourire naquit sur ses lèvres, alors qu’elle reposait le regard sur Shakahm. Elle s’amusait un peu ces mouvements lents, précis, elle appréciait cette présence imposante, qui confirmait peu à peu l’impression qu’elle avait eu de lui, lors de leur première rencontre. Elle allait pouvoir compter sur cette stabilité. Elle s’amusait aussi de ses paroles, qu’elle écouta avec attention. Cette vision de la noblesse était juste, bien qu’un peu réductrice. A la dépeindre ainsi, même le plus idiot des hommes aurait fuit cette position.

« Tu as raison. Cependant, je pense qu’il faut nuancer certains points. »

Tout n’était pas noir, ni blanc. Aller de vers l’un ou l’autre extrême relevait surtout de la vision qu’on pouvait avoir de la chose. Il y avait plusieurs points positifs à se trouver au-dessus de tout. Il était amusant de jouer avec les mots. Les codes étaient fait pour être cassés, les chuchotements pimentaient souvent une vie bien monotone.

« Finalement, ma position me permet de faire des choses que je ne pourrais pas si je n’étais pas Duchesse. Par exemple, cela me permet d’être plus franche que la plupart, puisqu’il n’y a presque personne pour oser me contredire. Et puis, je pense que si on m’attaque, c’est parce qu’on s’intéresse à moi. »

C’était ces mêmes chuchotements qui pouvaient être désagréable, qui la faisait vivre. Qui faisait vivre tout être humain, pour elle, puisqu’il ne vivait que dans une quête perpétuelle de satisfaction, de reconnaissance. Ils vivent pour eux-mêmes.

« Tu as passé beaucoup de temps, avec ton ancien invocateur ? »

Elle avait reposé son regard sur le demi-dieu. La jeune noble changeait un peu de sujet, mais elle souhaitait en apprendre un peu plus sur Shakahm. Ce dernier lui en avait simplement donné l’occasion.

Nérée observait Shakahm, essayant de se faire une idée de ses potentielles réactions, d’explorer un tant soit peu sa façon de penser. Comprendre était une étape bien trop lointaine encore, mais faire connaissance était déjà un bon début. Il avait l’air d’être honnête dans ses réponses et ne semblait pas chercher à lui faire plaisir. Il lui répondit d’ailleurs assez rapidement à sa question, toujours avec ce même ton calme.

« C’est vrai, le temps est primordiale pour nous. Après tout nous n’en avons que peu. »

Avoir du temps était important, presque plus que l’argent. Cela ne changeait pas grand-chose à ce monde, les hauts nobles ayant sûrement plus de temps à tuer que les autres. Mais la véritable richesse était sûrement dans son utilisation. Partager ce moment avec Shakahm lui était précieux, au fond. Si ce n’était qu’une discussion, c’était le début d’une longue aventure.

Soudainement, la grande masse sur laquelle elle avait posé ses yeux changea. Il se mit à briller joliment, pour finalement disparaitre aussi rapidement. Ou était-il donc passé ? Si Nérée avait déjà sa petite idée, ce n’est qu’en baissant ses prunelles qu’elle fut réellement surprise. Il avait pris l’apparence d’un bel homme, a l’apparence aussi soignée qu’un noble. Plus grand, une longue chevelure, des vêtements assortis aux siens. Son air détaché était encore plus frappant ainsi. C’était son type d’homme, elle devait se l’avouer. A cette pensée un fin sourire s’étira sur ses lèvres, alors qu’elle le contemplait silencieusement. Est-ce que cela convenait-il ? Quelle question.

« On va croire que je me suis enfin trouvé un mari. » Dit-elle en riant doucement, faisant le tour de Shakahm comme pour le regarder sous toutes ses coutures. Elle reprit, un peu plus sérieusement cette fois : « Tu me conviens sous n’importe quelle forme. »

Presque elle préférait tout de même son apparence de divinité. Ce n’était cependant que ses goûts personnels. Elle resta encore un court instant à l’observer, n’étant pas encore tout à fait habituée à cette nouvelle apparence. Et songeant à toutes les nouvelles possibilités qui s’offraient à elle.

« Je ne vais pas avoir le temps de m’ennuyer avec toi, en tout cas. »

Une petite pensée qui lui avait traversé l’esprit, ayant parlé de temps un peu plus tôt. Une autre vint alors maintenant qu’elle voyait en Shakahm un bel homme.

« Oh. J’ai reçu une invitation pour une réception ce soir. Voudrais-tu m’accompagner ? Cela te ferait découvrir un peu mon quotidien, à Lüh tout du moins. Je souhaite aussi voyager en ta compagnie, cela change beaucoup de la monotonie de la capitale. »

Un fin sourire avait fleurit sur ses lèvres, alors que ses yeux scrutaient encore cette nouvelle forme apparue quelques instants plus tôt. Elle allait pouvoir compter sur lui ; elle le pouvait aussi sur les deux autres demi-dieux qui l’accompagnaient, mais d’une toute autre manière. Lorsqu’il lui offrit son bras, elle se laissa alors entraîner au rythme de leur pas lent à travers les rues du quartier noble. Peu importait. Cela ne servait que de support à leur première vraie discussion.

Le fils d’Ignis accepta sa proposition, notifiant cependant sa méconnaissance de ce genre de soirée. Cela était plutôt normal. Les réceptions de la haute noblesse de Lüh étaient à la fois amusante et barbante. Il n’y avait que peu de nouveauté, même si socialement ou politiquement, il pouvait toujours y avoir des surprises. Des choses à découvrir, au fil des discussions. C’était aussi le moment propice pour se rapprocher d’un homme en particulier, conclure des partenariats, des ventes. Il pouvait se passer beaucoup comme rien, dans ce genre de soirée.

Avant que la jeune noble de puisse répondre à son interrogation, le demi-dieu lui posa une question sur le deuxième sujet qu’elle avait abordé. Dans un sens, il n’avait pas tort ; la fougue de Shénzi ou la gaieté de Steesha faisaient d’eux de parfaits compagnons de voyage. Elle répondit alors au fur et à mesure que ses pensées venaient.

« Oh, je manque toujours de temps. Mais je suppose que ce n’est pas une raison pour courir après. »

Elle avait fini par le comprendre, même si ce n’était pas toujours une évidence, encore aujourd’hui. Mais il fallait bien essayer de grandir un jour. Un petit peu.

« Pour les réceptions, c’est à peu près ça en effet. Sauf qu’il y a beaucoup de codes à respecter, comme ce sont des soirées où certains nobles de Lüh sont conviés. Parfois, il y a des spectacles. C’est un peu… » Elle laissa sa phrase en suspens, hésitant sur le bon mot pour la conclure. Elle reprit peu de temps après : « …Particulier. » Particulier, c’était un terme plutôt adéquat. « Tu verras bien ce soir à quoi cela ressemble. Je préfère que tu te fasses ta propre idée du petit monde dans lequel je vis. Je te conseille seulement d’y aller sous forme humaine, cela sera plus pratique pour toi. » D’une part, il pourrait mieux observer s’il ne focalisait pas toute l’attention sur lui, et surtout, il lui serait plus facile de passer la porte d’entrée.

C’était plutôt agréable, que de marcher en sa compagnie. Certains s’attardaient un peu sur ce duo incongru, surtout lorsqu’il reconnaissait la duchesse. Mais rien qui ne pouvait vraiment la déranger. Il n’y avait pas autant d’incertain qu’avec ses deux autres invocations. Ce n’était pas non plus comme si elle pouvait lire en lui, elle ne connaissait encore rien. Mais elle avait le sentiment que sa vie de noble et ses soucis ne lui poserait pas de problèmes insurmontables.

« Les voyages auxquelles je faisais référence ne ressemblent en rien à des aventures folles à travers toutes l’île. » Du moins, pas ceux-là. Elle reprit : « Ce sont plus des voyages d’affaires, souvent vers Rorn ou mes exploitations. » S'il se familiarisait avec la noblesse, peut-être pourrait-il lui être utile jusqu'à ses affaires les plus complexes. « Si tu penses cependant ne pas être le plus adapté, je suivrais ton conseil. » Dit-elle tranquillement.

L’avenir promettait d’être radieux, avec Shakahm. Elle allait en faire un allier de choix dans le milieu parfois cruel de la noblesse. Après tout, il fallait se rendre à l’évidence ; ce monde qu’elle avait fuit depuis bien trop longtemps, elle devait s’y impliquer plus sérieusement pour espérer avancer enfin. La sagesse serait plus utile que la fougue, sûrement.

La jeune noble s’étonna lorsque le demi-dieu aborda le sujet de leur conversation d’une toute autre manière. En effet, il pouvait y avoir mésentente. Sur ce point, il avait raison. Pour ce qui était des déplacements à proprement parlé, Shénzi était sûrement plus efficace. Steesha aussi, dans un sens, elle savait la lancer avec précision dorénavant.

Un sourire naquit sur ses lèvres lorsqu’elle entendit le conseil de Shakahm à propos de la fille d’Aer. A y réfléchir, il était vrai qu’elle n’était pas des plus calme ; c’est ce qui faisait son charme. Elle partageait son avis, tant sur l’un ou l’autre des divinités d’Aer. Le duo arriva à l’entrée d’un petit parc, et sans vraiment le consulter, Nérée l’entraîna à l’intérieur. Il était très apprécié de la noblesse, raffiné et bien entretenu. On disait que même le Prince s’y rendait, parfois.

« Si vous n’êtes pas fait pour vous entendre, je prendrais cela en compte à l’avenir. »

Elle n’allait pas les forcer à cohabiter, après tout. De toute façon, cela n’est qu’en cas de grave danger qu’elle pourrait songer à invoquer plusieurs demi-dieux. Nérée n’aimait pas étaler sa puissance pour rien.

« Lors de ces affaires, cela implique un soutien… plus moral qu’une réelle protection. La vie est parfois plus difficile pour une femme, surtout dans la noblesse. T’avoir à mes côtés lors de négociations de contrat ou lors des rencontres organisées entre nobles pourrait être un avantage. »

Un avis pouvait vite changer du tout au tout, selon le contexte, les personnes. Si Nérée avait déjà une influence remarquable sur le monde de la noblesse, rien ne pouvait être parfait.

« Je n’ai jamais pris au sérieux l’héritage qui repose sur mes épaules jusqu’à aujourd’hui. Je me demande ce qu’il se passerait si j’y consacre plus de temps. Peut-être est-ce vraiment là ma destinée, que je n’ai fait qu’ignorer. Mais à deux, les choses sont toujours plus facile. »