C'était le lieux de l'épreuve, l'endroit cher à ses souvenirs les plus intenses. Le souvenir du ballet des mouches métalliques le mit mal à l'aise sans le décontenancer pour autant. Les mots de Saen ne le stressèrent pas plus que cela en revanche : ses intentions étaient pures et sincères, à n'en pas douter. Malheureusement, aucune des réponses que pouvait fournir la mante n'était satisfaisante pour répondre positivement à l'homme sans minimiser les faits.
Sans porter plus d'attention aux souvenirs de son humain de façon visible, il ouvrit la bouche de façon à ce que sa voix intérieure porte plus facilement dans la sublime cacophonie du vent factice.

"Non. Le temple ne... Me satisfait pas, en quelque sorte. Ta courte vie représente pour moi... Comment dire à ton échelle..? Le droit de regarder une représentation ratée d'un être aimé après avoir été puni longuement de l'avoir tué sans le vouloir..? Et dans ce contexte, un enfant capricieux me demande de l'attention pour que je sois plus coopératif et conforme à ses conventions sociales et besoins affectifs."

Il marqua une courte pause, hésitant à poursuivre avant de nuancer son propos pour mieux exprimer ses intentions. Loin de quelques mètres seulement, il commençait à habiter les lieux, conscient qu'il ne bougerait pas ses pattes du sol avant un bon moment.

"Tu n'es pas la source de ces maux, tu n'es qu'une conséquence malencontreuse qui rappelle à mes sens que l'échec peut durer une éternité. Tout comme ce monde en vrai... Pour que je sois bien, il faudrait être capable de changer la façon dont l'espèce humaine a été crée, détruire ce monde, récupérer la bénédiction des Quatre ainsi que les pouvoirs dont mes semblables et moi sommes censés disposer."

Marquant une nouvelle pause, il chuchota presque son ultime et impitoyable conclusion.

"Et tu n'en est pas capable..."

La discussion pouvait aller plus loin, certes. Il pouvait voir des chemins menant à des fins moins terribles que d'autres ; fallait-il pourtant amorcer ce genre de plan basés sur la confiance d'entrée de jeu ? Assurément pas. Blessé et ne désirant pas l'être davantage, Gozuitl se protégeait autant que possible de l'espèce humaine. Qui sait, peut-être que la situation évoluerait très légèrement à l'issue de cette conversation - ou pas.

"Non".

La réponse avait semblé si naturelle qu'elle ne dégagea aucun élan de colère.

"Je n'ai rien envie de moduler pour personne actuellement. Tu m'insupportes autant que ceux qui t'entourent, je déteste ce sol et ces murs, c'est au delà de la notion de faute que tu essaies d'édulcorer."

Il désigna d'un vaste geste tout ce qui les entourait avant de poursuivre.

"Ceci est une punition. Ceci ne veut pas que je sois heureux. Pas plus que toi ou le reste des choses qui habitent dessus d'ailleurs... Amuse-toi si tu le peux, profite et meurs avec la joie d'exister simplement ; je n'ai pas cette possibilité. Ça ne finira jamais... Toi, puis un autre peut être un jour, le temps de se rendre compte que rien ne changera jamais. Tu ne comprends rien."

Son ressenti était dur. Il avait commencé à parler sincèrement mais il n'existait aucune corrélation entre la gentillesse et l’honnêteté.

"Contente toi de vrombir avec ceux qui te ressemblent en te rassurant dans le fait que tu peux espérer vivre heureux jusqu'à ta mort... C'est peut être tout ce que tu peux espérer de cette terre factice. Ça et ordonner à une ancienne créature divine de te sauver la vie avec ou contre son gré puisque le résultat final importe peu."

Pragmatique mais toujours sans méchanceté, le fatalisme déprimant de Gozuitl n'était pas encore prêt à s'envoler.

L'écoute avait semblé aussi dérangeante que la personne qui était à l'origine des mots. Il n'était pas question d'avoir raison ou tort mais uniquement de point de vue, chose que rien ne pourrait changer sans coup de pouce du destin.

"Ma liberté, le vivre, mon opinion, tout revient au même au final. A tes yeux je dispose des trois et chacun est important. Aux miens, ils m'ont été dérobés il y a plus de six cent ans. Ce dont je dispose maintenant, c'est une réplique brisée et faussée de ce que j'ai pu avoir. Si tu me demande de les accepter et de les apprécier, sache que je le refuse tout simplement. Peut être t'arracher chaque petit bout de peau un par un jusqu'à ce que tu sois défiguré, mentalement affaibli par la douleur et conscient du temps que j'aurais passé à te torturer t'aiderait à comprendre. Mais je ne le ferai pas. Meurs idiot et heureux de ton sort, c'est tout ce que je peux te souhaiter."

Il n'y avait nulle méchanceté dans sa voix, rien de plus que l'habituelle rancoeur froide aux relents de pourriture et d'humidité vieillote qui l'habitait depuis si longtemps. Il pouvait en vouloir à tous les humains pour mille maux mais il ne pouvait en vouloir à Saen de ne pas partager son sort.

Il aurait pu hausser les sourcils mais il n'en avait pas plus que d'expressions. S'il avait été de marbre de savoir Saen se sente négligé par ses propos concernant la douleur - chose qui n'était pas le cas en un sens - il avait été en revanche surpris qu'il puisse s'intéresser à l'ancien monde si tôt dans lu relation.
Il ne savait pas s'il voulait en parler et afin d'éviter que les joies du passé ne deviennent nostalgie, il préféra rester le plus apathique possible, sa voix reprenant le tic robotique qu'il avait déjà arboré auparavant dans sa cellule.

"Je t'en parle. L'ancien monde est grand. L'ancien monde est riche. Le ciel change quand les demi dieux le veulent, les vagues peuvent toucher les nuages quand les dieux le veulent. Le feu recouvre la mer et la terre s'étend, le sol se fissure et la foudre danse dans la nuit. Malgré tout, l'herbe est verte et grasse, les fleurs ont les couleurs de l'arc en ciel, les arbres dansent sans jamais se plaindre... Les insectes creusent leurs galeries, bâtissent leurs ruches, cherchent des hôtes pour leurs œufs... La vie s'étend, prospère, sans nul autre danger que les lois de la nature. Jusqu'à... Vous. Vous êtes censés avoir été créés sur l'ancien monde mais je ne vous considère plus comme cela. Humains. Monstrueux. Destructeurs. Stupides. Je vous hais tellement... Tellement..."

Sa voix sembla se transformer en murmure d'agonie, lente et abîmée, se perdant dans un passé révolu et pourtant indélébile. Ce fameux passé dont la saveur avait laissé un arrière goût amère au présent. Folie était de penser que les choses pouvaient redevenir ce qu'elles étaient. Au fond de lui, arrivait-il seulement à cesser d'espérer ? Nulle réponse à donner pour le moment.

La discussion ne mettait pas Gozuitl mal à l'aise, loin de là. Parler sans entourloupe avec une personne qui prenait ses mots pour ce qu'ils étaient lui rappelait presque quelques souvenirs qu'il s'efforça de refouler afin de ne pas céder à ses pulsions. Régi par la tristesse et une colère sans nom, il devait malgré tout respecter le pacte et contenir avec frustration toute la violence qui l'habitait.

"Non."

La réponse allait pour toutes les affirmations et questions soulevées par l'humain.

"Actuellement je souhaite briser chaque chose que mes sens repèrent et c'est tout. Je ne souhaite pas m'émerveiller ou apprendre à connaitre ce qui réside sur ce tas de boue maudit. Les monstres ne sont juste pas très différents de nos deux espèces, magiques pour la plupart et fichtrement égoïstes, dangereux, ignorants et destructeurs. Qu'est-ce que ces horreurs auraient de bénéfiques ?"

Si les humains étaient la pire chose qui existant, il mettait les ancien demi-dieux dans la catégorie des ratés bons pour être effacés à jamais. Selon lui, il aurait été équitable qu'ils puissent mourir avec le monde qu'ils avaient vaillamment aidé puis maltraité. Dieux sadiques, punition éternelle, monde corrompu. Le négatif l'assommait.

Les élans d'enthousiasme laissaient l'insecte de marbre. L'idée de briser des choses éveillait en lui une colère insondable qui lui donnait des ressources mentales puissantes mais il savait que l'humain ne le laisserait pas faire avant même qu'il n'ait continué de parler. Lorsqu'il eut fini, les mots furent presque moqueurs - ou condescendants - lorsqu'il énonça les faits.

"Je repère le sol sous mes pieds. Désires-tu lui donner un coup avant que je le détruise ? Je repère aussi des rochers et des arbres, quelques humains qui nous contournent avec un esclave qui ne souhaite pas nous rencontrer. Il y a aussi des créatures sans intérêt dans tous les sens, certaines plus dangereuses que d'autres. Tu mourrais sans doute face à huit d'entre elles. Douze ne présenteraient pas un duel honorable et quatre fuieraient avant ton arrivée... Du coup, tu mets un coup sur ta terre ou je peux commencer ? "

Il n'y mettait pas du sien pour comprendre l'humain et n'en avait de toute façon aucunement l'intention. S'il voulait jouer au jeu de la destruction, il n'y avait là rien d'amusant aux yeux de Gozuitl qui ne désirait que tout réduire en miettes.

Les décisions stupides de l'humain l'agaçaient plus qu'il ne le laissait transparaître. Alors qu'il n'y avait rien de plus agaçant que de suivre des ordres jugés inutiles et embêtants, Gozuitl répondait avec un tact toujours légendaire.

"À moins que tu me l'ordonnes ou que je le juge dans mes intérêts, je ne t'emmène nulle part. Détruire serait dans mes intérêts, vois-tu ? Mais ton petit jeu puéril où personne ne doit rien subir n'amuse que toi. Je n'ai pas envie de rattraper tes erreurs pour me sentir puissant, assume donc tes échecs et laisse moi les tuer. N'est-ce pas un défi plus entraînant ? Pour chaque coup mortel que tu aurais du te prendre, j'en tue l'auteur. Ainsi tu apprendra peut être plus rapidement à être efficace."

Le ton de l'insecte était glacial et tranchant. La pression de l'air de sa cellule aurait été assez étouffante s'ils y étaient encore ; au lieu de ça, il piétinait le sol d'un rythme lent mais relativement puissant qui faisait parfois trembler la terre.

Il ne s'attendait à rien et il était pourtant déçu sans être surpris. Humain et déception étaient des synonymes depuis bien longtemps, Saen n'avait donc pas plus de cran que ce qu'il avait imaginé. Le cran de quoi ? D'être courageux ? Valeureux ? Guerrier ? Non, juste d'assumer que chaque décision a des conséquences, les plus égoïstes héritant de lourds tribus tels que des punitions à vie. Parlait-il encore de Saen ? Lui même n'en était plus sûr.
Voyant son invocateur s'éloigner vers une zone habitée, il pencha la tête avec une pointe de curiosité et d'amertume, voletant dans une pose statique à ses côtés.

"Donc tu ne veux plus rien faire qui m'implique ? Ton plan de briser des choses pour essayer de faire quelque chose qui me plait n'est finalement plus à ton goût si tu n'imposes pas tes conditions ? Tes lois ou rien, c'est donc ça que tu essaies de faire..?"

Sur sa dernière interrogation, sa voix était devenue rauque comme s'il manquait d'un souffle qu'il n'avait de toute façon pas. le vagabond ne valait pas mieux que les autres au final ? Devait-il rêver de retrouver sa cellule ? Une tempête sombre d'incertitudes vola autour de l'esprit déjà fragilisé de l'insecte.

Il écoutait sans approuver les idées qui émergeaient de cette mentalité pourtant pas si atroce. Aux côtés de l'humain, il devait lever la tête pour faire semblant de s'adresser à lui de façon sérieuse. Sa voix était calme, dotée d'un soupçon d'incrédulité innocente.

"Je ne vois pas de sacrifice... Je ne comprends pas ce que tu me demandes... Je trouve les sacrifices à la fois touchant de la part de celui qui le subit et outrant de la part de ce qui l'impose. Les abeilles n'ont pas le choix, elles ont un but pur et essentiel dans l'héritage et le renouvellement de la vie... Lorsqu'une abeille se sacrifie, elle dévoile ses faiblesses et prouve à la source de sa mort qu'il a tué ce qui créait la vie sans chercher de troubles. Pousser une abeille à se sacrifier pour éliminer ce qui menace la ruche et la prospérité est un acte immonde."

Il marqua une pause simple. Ne comprenant pas le sens de l'interrogation, il essaya de tourner le problème du point de vue égoïste des humains.

"Et si tu penses à un sacrifice imposé où un bourreau choisit qu'une personne doit arbitrairement mourir, je ne vois pas vraiment quoi dire sur le sujet. Tuer est un instinct, arbitrairement ou non, des innocents meurent depuis la naissance même de toute créature. On tue ce qui nous effraie, comme des abeilles repoussant leur agresseur. J'ai possiblement répondu à côté de tes interrogations mais j'accepte de te laisser reformuler tes pensées dans ce cas. Ton raisonnement m'intrigue."

Victime d'une justice arbitraire, condamné à une situation qu'il considérait bien supérieure à la mort, la notion de sacrifice n'éveillait en lui qu'un piètre intérêt confus et stérile.