Content d'être séparé des trois autres - ou bien étaient-ils quatre ? - la joie ne dura pas longtemps tant le monde présent dans la foule lui rappela un essaim d'insectes sans aucune discipline. Impensable. Déployant ses ailes et ses faux pour imposer un espace vital autour de son maître et de sa divine personne, il avança en ignorant les plaintes des passants jusqu'à ce que Saen s'arrête.
Pendant une seconde, tout sembla vaciller autour de lui. Il évitait de se concentrer plus que nécessaire sur ses quatre sens restants mais une odeur lui parvint en perçant des défenses sans la moindre difficulté.

"... Hhh... Miel..?"

Dans un semblant de râle, la voix du déchu sembla plus grave qu'à l'accoutumée. La voix de l'invocateur sembla résonner sans formuler de son compréhensible.
Perturbé, le demi dieu réagit avec un intérêt jusque là inconnu, tendant les bras comme une mère cherche son enfant dans le noir. Maladroit mais avec une douceur insoupçonnée, ses paupières tremblaient sous les émotions contradictoires de l'insecte.
Sans bouger la bouche, des sons quasiment imperceptibles, semblables à une incantation, s'échappaient de son petit corps fébrile.

"Donnemoidonnemoidonnemoidonnemoidonnemoi..."

Un frisson le tétanisa de la tête au pieds lorsqu'il entra en contact avec le fruit sucré. Si un ennemi attaquait à ce moment, il serait incapable de réagir d'une quelconque façon.
Balbutiant des sons sans queue ni tête, il porta le rayon de miel à des mandibules qui s'écartèrent afin de laisser passer le fruit sans en perdre une goutte. Disparaissant dans le néant de son être, il sembla ingérer ses propres doigts pour extraire tout morceau pouvant y être collé.

Immobile, ses doigts plantés dans la bouche, il émettait des bourdonnements inquiétants entrecoupés de sifflements stridents. Incapable de réfléchir, il semblait dans une autre dimension, dans un autre temps, insensible aux stimulations extérieures au goût qui envahissait son être de souvenirs oubliés depuis six cent ans.

Le ramener dans le monde triste et fade d'Arcane serait probablement une tache ardue pour les minutes à venir...

Lorsqu'il revint dans le monde cruel et fade d'Arcane, sorti de sa transe par l'odeur qu'il jugeait infâme des peaux de bêtes mortes, le demi-dieu qui mangeait encore ses doigts exprima son mécontentement de son habituel ton froid et cynique.

"J'étais avec une guêpe qui butinait un bouton d'or dans un champ somptueux et tu gâches ce moment pour... Ça."

Se tournant vers le propriétaire de la boutique, il reprit sans plus de perturbation dans la voix.

"Je me doute que vous n'avez aucun scrupule à cela mais il serait nécessaire de s'excuser. Bien que votre vie minable vous confine dans une telle horreur, rien ne vous oblige à la partager avec les autres."

Quant à savoir la raison pour laquelle Saen l'avait amené...

"Je sais que c'est une punition éternelle. Contrairement à tes propos tu ne contribue pas à la rendre plus agréable. Profiter d'un instant de faiblesse pour le plaisir de le briser violemment, je ne te savais pas si perfide."

Il retira les doigts de sa bouche pour les mener sur un des objets de la boutique. Pauvres créatures. Tuées par des humains et condamnées à les servir par delà la mort... Au final, ils se ressemblaient un peu. Caressant le cuir, il honora silencieusement leur mémoire en conservant le souvenir de l'existence de chaque odeur présente, replaçant les dernières vapeurs du miel avec une douleur sourde.

La mante suivit ses pas sans s'attarder sur l'insignifiant vendeur. Une fois aux côtés de l'homme en tailleurs, il s'immobilisa pour parler de façon audible dans la foule.

"Si tu veux je te dépose sur le toit, tu gêneras moins de monde. Et ce serait plus facile pour ne pas t'incommoder davantage. ... Je vois que tes intentions aspirent à la cordialité envers tous ceux que tu croises alors que je m'evertue de mon côté à les haïr avec autant de mépris que possible. Je vais te détruire, Saen. Pas par volonté car ma présence ici en dépend mais je finirai par te détruire. Six cent ans de haine et deux siècles de plus de douleur... La haine s'entretient d'elle même... Vous, humains, n'êtes pas tous des Saen... Tu devrais songer à changer d'espèce si tu veux prétendre à devenir bon."

Il avait parlé à coeur relativement ouvert, comme à Heilan. S'il radotait un peu les origines de ses tourments, le miel agissait encore sûrement un peu pour qu'il n'accélère pas plus le processus destructeur et au toi destructeur de son mental meurtri.

S'il avait pu rouler des yeux il l'aurait fait sans l'ombre d'un doute ; au lieu de cela, il souleva son humain par la taille et le porta tel un café crème jusqu'au toit voisin. Une fois posé, le cynisme repris le dessus avec force et conviction.

"Tu essaies encore d'appliquer tes concepts humains à mon cas ? Ou était-ce un ordre ? Soit. Je ne détruirai point. Ne pourrais-tu pas ordonner que je sois agréable et gentil également ? Tu aurais ainsi quelqu'un qui conviendrait aux critères sociaux dont tu as besoin."

Le cynisme frôlait facilement la méchanceté et la morale du déchu ne bloquait pas ce genre d'initiative.

"Je change facilement le regard que je porte sur moi, à la différence de l'humanité. Il y a un millénaire encore je me voyais comme un fier fils d'Aer, heureux et libre, je trouve que mon regard sur moi même a bien changé depuis. À se demander la raison presque... Serait-ce parce que j'ai voulu dans un premier temps changer mon regard ? Devenir un créateur paraissait attrayant à l'époque... Les humains se sont chargés de punir nos erreurs naïves. Perfides créatures. Les Quatre ont jugé que la perfidie pouvait encore être au delà de celle des humains. Et me voilà, affublé d'un monstre qui me dit que je dois changer ma façon de voir..."

Responsable de sa chute, il l'était en partie. La punition était peut être un peu sévère à ses yeux tout de même. Si chacun a son libre arbitre alors chacun est responsable. Les Quatre y compris. Ils n'avaient qu'à mieux faire leur travail en les créant. Bande d'imposteurs sadiques. Saen était autant une victime que lui : sans les créateurs de cette farce, il aurait pu être quelqu'un de bien. Tant pis, il n'allait pas s'apitoyer sur le sort de tout le monde non plus ! Haha... Non ?

Il se posa en tailleurs dans le dos de Saen sans établir le moindre contact. Il refusait ce droit à son interlocuteur tant qu'il refusait d'ouvrir son coeur de façon réciproque. Qui était né d'une nature vouée à mentir aux autres autant qu'à soi-même, fuyant les difficultés et refusant tout ce que la vérité pouvait impliquer ? Sûrement pas le divin Gozuitl.

"Il me serait facile d'être obligé d'être bon après ce que j'ai subi. J'ai été bon. Si je te brise le corps et l'esprit, que je tue tous ceux que tu aimes sous tes yeux et que je te prive de ton libre arbitre pendant une durée indéterminée avec pour seule consigne d'attendre, je suppose que tu irais juste demander un biscuit à ton sauveur. Certains en sont capable, pas moi. Je te côtoie et respecte la partie pure de ton être. Tu serais plus à l'aise avec des humains qu'en ma compagnie, tu n'as pas besoin de bien t'entendre avec moi pour que je te protège alors sans tirer de conclusion hâtive je me demande pourquoi tu t'acharnes à le faire. Je crois en ta bonté et en ton manque de logique cérébrale, peut être même n'existe-t-il aucune réponse à cette question. Je fais avec pour le moment mais je tiens à te dire que je pense que c'est une perte de temps et d'énergie à ton échelle. Objectivement, je veux dire."

Et le silence revint. L'honnêteté était peut être une denrée rare mais pas à Gozuitl-city. Après tout, s'il avait du mentir, autant ne rien dire, tout simplement.

L'humour n'était pas un trait que Gozuitl avait réussi à récupérer, contrairement à sa copine exagération ou à son copain cynisme.

"Non, tu as raison, te lancer sur le sujet ne mènerait nul part. J'ai déjà parlé six cent ans avec la porte de ma cellule, elle non plus ne change pas. Même à mon échelle, c'est une pure perte de temps. D'ailleurs, la fois où j'ai essayé de vider mon esprit à ma manière, tu m'as donné ton premier ordre. Facilité pour toi si ce n'est pour moi puisque je serais sans doute plus à l'aise après avoir exterminé cette ville. Je suis le passé, le présent et le futur, immortel gardien de ce qui n'est plus et involontaire témoin de ce qui sera. Si tu me demande cent mille fois ce que j'aimerais, tout détruire est pour moi le seul horizon visible. Sauf pour toi. Tu dois vivre pour que je puisse vivre après. Pour tuer les Quatre et vivre seuls avec la nature comme ça devrait être. Là alors je serais heureux."

Il arrivait sans mal à se projeter dans ses utopies, Saen y aurait le droit et il apprendrait dans doute avec plaisir tous les mystères liés aux insectes, aux fleurs et au miel.

La réponse fut spontanée et pour une fois légèrement plus agréable que les précédentes. Ainsi, elle ne dura que quelques seconde avant que la suite des propos ne reprennent le ton habituel.

"Aucune idée. Je suis apparu dans un champ sans voir mon créateur et sa seule apparition a été pour non pas m'achever pendant je l'implorais en rampant comme une larve mais pour voir son regard méprisant et condescendant m'enfermer dans un nouveau monde dont les règles remplaçaient les anciennes sans vergogne, me vidant au passage de toute mon énergie magique, s'assurant pour que je vive en revanche dans les meilleures conditions physiques possibles.

Ils te diraient d'ailleurs que tu peux les sacrifier, ceux qui ne font rien de mal. J'ai participé au projet humain mais ce n'est pas le cas de tous les esclaves autrefois divins. Penses-tu qu'à un moment les Quatre se soient posé la question de la justesse du jugement ? Ils n'avaient qu'à nous arrêter, pensent-ils. Comme si nous allions renoncer si facilement... Eux non plus n'ont rien essayé d'éviter, même lorsque c'était encore récupérable. Ils nous ont regardé chuter, décennie après décennie, sourds à nos appels. Certains hurlaient de terreur, d'autres étaient trop épuisés pour même se lever, pour ma part j'ai connu les deux. Je sentais chaque insecte de mon champ périr sous les pieds ou sous les flammes, partageant leur sort en simultanée, j'ai essayé de raisonner des villages en implorant la pitié des mortels plus que celle des dieux. J'ai appris une chose au final : ils ont de nombreux points communs.

Ainsi donc je les hais. Ceux qui peuvent être bons peuvent être sauvés si tu le désires mais je refuse de juger chaque personne individuellement pour le moment car ils m'évoquent une haine au delà de la raison. De même que pour le reste du monde, il vaut mieux que je garde les yeux encore clos quelques moments."

Il ne se voyait ni bon ni mauvais, à peine assez juste pour essayer de prendre les bonnes décisions au bon moment. Essayer.

Il était rare que Saen parle de lui même. Peut-être qu'il aurait envie de l'entendre sans envie de meurtre dans quelques temps... S'il entendait que quelqu'un lui avait fait du mal aussi, il serait sûrement difficile pour lui d'un jour envisager une collaboration avec le moindre être humain après lui.

"Tu sais... Je pense que tu ne me feras rien découvrir de bien que je pourrais ignorer... Pendant que tu batifolais avec les tiens dans les villes que nous avons traversées, j'ai fait le tour de l'ile en volant... A l'exception de quelques zones dont je n'attends pas grand chose non plus, je peux affirmer que tout n'est que reproduction malhabile de l'ancien monde. Seul le miel est identique en goût ! Mais cette texture étrangère m'a surpris... Je me pencherai sur la raison de cette inconvenance la prochaine fois."

Ça lui avait manqué. Il aurait pu en pleurer s'il avait été humain. Il n'aurait sans doute jamais cessé depuis le début de la déchéance d'ailleurs... Ou bien il serait mort. Cynique.