Il apparut, comme s'il n'avais jamais été absent. Ce qu'il faisait avant cela ne comptait apparemment pas plus que le reste, ce qui refroidissait ses émotions plus que la neige ou le vent des environs. Fidèle à lui même, dénaturé à pourtant tant de reprises qu'il s'en avilissait, il tourna son regard aveugle vers l'humain sans aucune expression perceptible, du moins, jusqu'à ce que sa voix perce dans la grotte, l'écho étoffant encore davantage le timbre cinglant de la créature.

"Félicitations d'avoir survécu. Je te hais, mais tu le savais déjà. Nouveau, tu es faible devant quelqu'un d'autre que la femelle hargneuse. Si tu comptes m'humilier davantage, fais le vite, que je puisse détruire quelques trucs sans risquer de te tuer par erreur au milieu d'un territoire plus éloigné."

C'était peut être la seule chose qui lui mettait du baume au cœur pour le moment. Ça et la douleur qu'il voyait en lui. S'il pensait souffrir, il n'était pas au bout de ses peines et à en juger par la situation, l'insecte comptait le lui apprendre de la manière forte. Forte mais qui le libérerait sans doute d'un poids qu'il ignorait même porter depuis tant de temps.

"Je ne sais pas si je peux... Mais je pensais t'avoir déjà dit que j'avais besoin de toi vivant... Je sais que tu n'es plus à un ordre près mais si tu essaies à ta façon de te repentir, tes propos sont malavisés. Quant à ce nouvel ordre que tu m'imposes, je pense que tu n'as pas conscience de ce qu'il implique. Je pourrais briser chacun de tes membres en te gardant en vie par ma magie, portant ton tronc avec moi afin de voyager plus légèrement pour détruire ce monde atroce sans être préoccupé par ta masse inégalement répartie."

Comme pour illustrer ses propos, il s'approcha de l'homme qu'il tenta de soulever du sol. Ses intentions ? Saen ne les savait pas encore. Détruire cette grotte sans les y enterrer, puis pourfendre chaque parcelle exploitable en avalant tous les détritus créés, s'assurant ainsi qu'il n'y aurait pas de renouvellement pseudo naturel pour ces déchets là. Briser l'invocateur n'était pas une urgence comparé au reste, d'autant plus que le faire souffrir risquait de déclencher des réflexes naturels le poussant à revenir sur son ordre. Il devait être le dernier à disparaître. Quel intérêt alors de le mettre en garde ? Qui pouvait le savoir..?
Les faux se rapprochaient de l'humain, rapidement mais sans violence ni gentillesse. Les prochaines secondes à venir décideraient sans doute de l'issue de cette situation.

Un hochement de tête stoïque accompagna les tirades de l'humain pour qui Gozuitl semblait enfin ressentir un semblant d'empathie. Ou peut-être était-ce l'inverse ? Pas le moins bouleversé du monde par ses tirades existentielles, il resta là avec son pragmatisme dont le but n'avait pourtant rien de mesquin.

"Quelle partie de toi me donnes-tu que tu ne regretterais pas ? Je peux te broyer le bas et t'aider à ressouder tes os mais je ne peux te rendre la chair que je viendrais à consommer."

Il s'accroupit devant lui et mit ses doigts à l'endroit du morceau manquant, là où Saen ne pouvait que suggérer sa présence.

"Et malheureusement, non, les débris de te tête ne me suffisent pas. Ce n'est bien évidemment pas ta faute mais j'ai besoin de toi avant de te prendre ce que je désire vraiment. Tu te souviens ? Quand tout sera détruit et que nous planerons dans le vide, je te tuerais pour t'épargner la souffrance que ton corps ne pourra supporter, mettant ensuite fin à ma propre existence. Alors il n'existera plus rien et je serai comblé. Pensais-tu que te manger résoudrait le problème ? Non, tu es utile vivant, et moi aussi... Pour l'instant. Ta douleur est donc un problème pour moi actuellement. Tu m'appartiens autant que je suis tien. Qui te fait du mal ? Qu'est-ce qui te blesse au point de te rendre inutile ? Ne veux tu pas transformer ce vide en une énergie nouvelle ? Moi, je frapperais dans quelque chose qui ne risquerait pas de me tuer, c'est pour ça qu'il faut que je sorte pour détruire. Si tu veux, je peux te lancer dans la neige jusqu'à ce que tu aies envie que ça cesse et que ton énergie prenne une nouvelle forme. Dans tous les cas, tu as une décision à prendre ou je la prendrai pour toi."

Les choses étaient on ne pouvait plus floues et pourtant d'une logique mécaniquement indiscutable. Comme le vent qui se heurte aux montagnes, le courant ne faisait que changer de direction. Rien dans ce monde n'était immuable, à l'exception du domaine divin, bien entendu...

"Ça tombe bien, je n'ai besoin que de toi."

Ses ailes et ses plaques chitineuses se déployèrent avec une férocité que l'humain commençait à bien connaitre.Il n'avait pas attendu longtemps avant de se laisser submerger par ses désirs et par l'ordre simple qu'il venait de recevoir. Il détruisit tout de la grotte. Non pas qu'il laissa derrière lui des ruines, non, le processus avait pris un peu plus de temps afin de transformer chaque particule en boulette qu'il engloutissait sans appétit ni plaisir. Il rasait tout, chaque atome, chaque particule était réduite à néant dans la mémoire de sa mana.
Il ne savait pas ce que pensait Saen ou comment il le jugeait à sa manière... A vrai dire, il ne voulait pas y penser pour le moment. Seuls comptaient sa mission et le pseudo-plaisir qu'il en retirait ; pas grand chose, certes, juste assez pour se dire que sa quête personnelle avançait dans le sens qui lui paraissait le plus juste.
Cette brève pensée lui rappela l'état précaire de son invocateur, lui qui semblait avoir également sombré bas sans avoir pourtant vécu six cent ans de tourments solitaires.

"Apprend une chose de moi aujourd'hui - ou une de plus, selon comment tu vois les choses : le bonheur ne s'obtient pas qu'en vivant de bonnes expériences, souvent il s'agit juste de savoir se contenter de ne pas en avoir des mauvaises."

Il marqua une brève pause.

"Les ordres que tu me donnes sont des mauvaises nouvelles pour moi. Voir que tu me permets de détruire me libère certes d'un poids mais c'est la durée de cette liberté qui définira la confiance que j'aurai en toi. Je n'ai pas l'intention de te mettre en danger alors c'est à présent à toi d'avoir confiance en moi. Je pense que c'est un moyen pour accroître notre bonheur."

Sur la dernière syllabe, il éclata un morceau de roche qu'il ne tarda pas à engloutir, retournant à son travail bénévole, restant tout de même un peu plus ouvert à son invocateur qu'auparavant.

Rien ne le gênait dans les propos de l'humain. Enfin, pour la première fois, il avait l'impression que le petit être s’adonnait à l'ultime forme de liberté. Paisible, il répondit d'une fois moins tranchante qu'auparavant, continuant d'engloutir ses débris à chaque ponctuation.

"Il y a plusieurs formes de mort et la mort physique ne me concerne pas. Hormis la tienne, la mort de l'être est pour moi une problématique bien plus palpable. Priver un individu de son essence, de sa liberté d'expression ou de ses envies d'agir est une monstruosité que les Quatre ont appliqué sans vergogne. Le pacte ne fait qu'enfoncer le clou dès qu'il est sollicité, tout comme vos règles humaines plaçant l'intérêt d'une masse fermée au delà du bien vivre de chaque individu existant. Par vos règles, vos êtes forcés d'utiliser le pacte pour nous y soumettre, nous contraignant doublement aux sévices causés par les Quatre et par les Hommes."

Il mit un nouveau coup de faux dans la roche qui céda dans un bruit de détonation assourdissant. Engloutissant directement les débris à portée, il continua son explication.

"Ce qui est dangereux pour moi, c'est globalement la vie que je mène, dominée par les vœux des Hommes auxquels tu es soumis sans même t'en rendre compte. La cage est dans une cage qui est à son tour dans une bulle invisible. Ton ignorance de cette situation est en soit potentiellement dangereuse car elle te fait prendre des décisions que tu penses justes sans les voir de façon objective. Ton filtre de la norme humaine bride ainsi énormément de choses de ce que nous appelions autrefois "normalité". Aujourd'hui, c'est une liberté utopique que personne ne songe même pouvoir atteindre."

A la fin de son explication, il se tourna vers l'humain et tapota ses paupières de ses doigts anormalement grands.

"C'est une réalité que je ne peux voir."

Une perplexité agaçante commençait à faire vrombir les ailes de l'insecte mécontent. Il acceptait ce qui était dit mais cela ne lui convenait pas vraiment. C'est pourtant une voix neutre et détachée qui exposa calmement ses intentions.

"Je pensais avoir été assez clair quant à mes désirs personnels. Je vais partir du principe que tu les as en tête et continuer à manger un peu plus pour que ça te revienne dans le cas où tu aurais oublié... Je n'ai pas l'intention de me mêler aux humains car si je le fais, je crains de perdre mon identité à cause des ordres que tu devras me donner pour me gérer. Je hais la façon de penser des humains que nous avons côtoyé, du moins la très grande majorité. Je ne veux pas être de mauvaise foi ou te mentir en te promettant ce que je ne peux accomplir. Rester avec les humains m'est trop pénible. Serais tu prêt par exemple à me suivre dans mes envies et côtoyer la rage de tous les anciens demi-dieux que j'ai pu recroiser depuis que je suis lié à toi ? Je t'en protégerait pour ne pas repartir au temple, bien évidemment, mais saurais tu vivre l'expérience sans trembler sous la violence de notre haine ? Je sais à ce jour que je ne suis pas seul. Je veux leur parler et les rallier à ma cause afin de détruire ce monde pourri. Si tu m'en empêche, je pense que je serais prêt à épuiser mon mana physique afin de retourner croupir au temple."

C'était tout ce qu'il avait à dire à coeur ouvert. Saen ne lui déplaisait pas tant que ça et il n'avait pas peur d'exposer sa vérité. Il le comprendrait sûrement et si ce n'était pas le cas... Sa liberté ne valait toujours pas grand chose...

L'insecte fut presque attendri par les propos de son libérateur. Ses ailes produisant un son plus aiguë et posé que les précédents, il finit d'avaler son morceau de roche avant de revenir vers son humain, s'arrêtant face à lui afin de positionner son visage le plus proche du sien possible sans pour autant le toucher.

"Tu sais, si tu t'éloignes des humains, je vais souhaiter rester près de toi afin de te protéger. Ton espèce m'évoque une colère qui nous dépasse tous les deux - et toi encore plus bien sûr - mais je sais apprécier ce qui n'est pas haïssable. Ta mentalité n'est pas mauvaise et je me surprends parfois à regretter que tu ne sois pas originaire du vrai monde. Ça ne suffit pas à briser ma conviction pour te tuer en dernier mais je sais désormais que c'est pour autre chose que juste rester libre... Du moins, pour le moment. Si tu me pousses à retourner à ma prison juste parce que je ne suis pas ce que tu veux que je sois, alors je changerai sûrement d'avis à ton égard. Dans tous les cas, une mort est une mort, cela dit."

Comme preuve de sa bonne volonté, il avança un de ses longs doigts chitineux qu'il posa mollement sur le nez du vagabond, une seconde, pas plus, juste assez pour un contact autre que utilitaire.

"Fais ton choix, j'ai exprimé ma volonté comme tu le voulais. Si tu es encore aussi binaire que "suis moi et fais ce que je veux ou retourne croupir pour l'éternité", je mettrai ça sur le compte de ton humanité fondamentale. Je serai déçu tout de même, bien que mettre de l'émot-..."

Il s'interrompit en remarquant ce qu'il s’apprêtait à dire. S'était-il vraiment attaché à un humain ? Ressentait-il vraiment autre chose que de la colère ? Il laissa sa phrase en suspend et resta immobile, bête et assommé par ses propres conflits intérieurs. En tout cas, il était rassuré d'être toujours aussi dégoûté lorsqu'il pensait aux "humains".

Le sort en était jeté, rien ne semblait pouvoir rallier ces deux individus désirant prendre une décision immédiate sur un problème qui nécessitait beaucoup de temps pour se résoudre. Ne pouvant se contenter de patienter et aviser, ils se poussaient à trouver un ultimatum décisionnaire de leur avenir. Pire idée du monde, soit dit en passant, mais sans doute ne pouvaient-ils mentalement plus supporter une attente aussi longue à cause d'une résistance nerveuse déjà fragilisée. Choisissaient-ils de signaler leur abandon par cette discussion ? Ne voyaient-ils plus d'espoir de changement, l'un dans l'autre, pour forcer ainsi les choses ?
L'insecte s'était laissé toucher mais c'est à présent avec une tristesse montante qu'il réfléchissait à ses possibilités. Il était sorti de sa cellule il y avait si peu de temps à ses yeux et voilà qu'on le confrontait à la suppression de son seul et unique désir depuis des siècles.

"Je... Ne veux rien... Ce monde... Veut que je souffre. Tu disais...Ce n'est pas grave... J'ai l'habitude..."

Lentement, il se releva et tourna le dos à l'homme apparemment aussi abattu que lui. Il avait envie de sortir de son périmètre mais il avait surtout envie qu'on le comprenne. Sans doute était-ce impossible pour un humain, se caler sur le rythme de vie et de pensées d'un demi-dieu déchu était au delà de leurs capacités. Avaient-ils été créés comme ça ? A l'époque, de nombreux frères vivaient au milieu des Hommes, aimés et compris, appréciés et heureux. C'était avant la trahison des demi-dieux. Avant la trahison des Dieux. Avant... Ce monde.

Dos à son partenaire, la voix montante de l'invocation ne semblait pas optimiste sans pour autant se morfondre. Il ne lui sembla qu'exposer des faits simples sans jugement ni paraboles cyniques.

"Je ne peux voir plus loin actuellement. Ma convalescence vient à peine de commencer là où ta vie file comme le vent. Je suis prêt à t'accompagner jusqu'à ta mort quelle qu'en soit la cause mais je ne peux te promettre ce que je n'envisage pas. Je me sens changer mais je ne peux muer dans une espèce que je ne suis pas : je serai un insecte nouveau dans la façon de voir mais je resterai moi. Veux tu voir mes changements ? Peux-tu supporter de ne pas me voir à la fin de ta vie dans l'idéal que tu aurais souhaité ? As-tu des attentes si élevées pour mon avenir ? Te suis-je absolument insupportable après les moments que nous avons passé ensemble ? Je ne peux faire plus que ce que je fais. Je pense que tu n'as pas confiance en ce que nous sommes et que cela va détruire notre présent."

La pause était lourde dans son cœur. Il ne savait pas où il allait, il ne pouvait envisager autre chose que ce qu'il savait de façon réelle. Il voulait vraiment détruire ce monde pour le moment, de même qu'il observait les changements que Saen avait déjà opéré sur lui, il avait besoin de temps pour ne pas prendre peur de se perdre encore dans ce qui était supposé être lui. Ce temps de contrôler et contenir sa rage, sa peur, sa tristesse, sa détresse, le flot tumultueux de tous ces sentiments qu'il ne refrénait que par une volonté pudique de protéger le peu de sanité mentale qui lui restait.
Il ne pouvait mettre de mots sur ça. C'était une plaie béante au creux de son essence, une faille par laquelle tout le positif s'écoulait perpétuellement. Il tentait vainement de retenir quelques précieux souvenirs récents avant qu'ils ne s'y écoulent ; la situation actuelle avait cependant tendance à laisser échapper ses rares éclaircies par filets entre ses doigts tremblants. Au loin, une obscurité grandissante semblait prête à l'engloutir dans une nouvelle ère de solitude immuable.