Tout au long de sa jeunesse, Elyna s’était fait décrire Lüh un nombre incalculable de fois. Elle avait interrogé les marchands, les chasseurs et de nombreux voyageurs de passage à Haut-Sélène. On lui avait décrit les imposantes murailles qui ceinturaient toute la ville et les larges allées pavées. On avait vanté les beaux quartiers et les étourdissantes maisons de la noblesse. On avait murmuré à propos de l’Arène et de ses jeux, parfois sanglants.

Et, malgré tout, alors qu’elle arpente les rues de la cité, Elyna découvre l’austérité de ces descriptions. Nul n’avait évoqué les odeurs, diverses et variées, ni le bruit, omniprésent. On avait passé sous silence cette foule, bigarrée, qui se presse, se heurte, s'évite et, finalement, s'ignore. La capitale était un cœur vivant, qui battait d’un rythme qui lui était propre.

Entre ses gardes, Elyna avance en dévorant des yeux la cité. Son regard, avide, détaille les façades des bâtiments, observe les gens qu’elle croise et cherche, à chaque intersection, à apercevoir l’Arène ou la Grande Bibliothèque. Ainsi distraite, elle manque de peu de percuter Syn, qui s’est arrêtée devant elle.

- Je pense que nous sommes arrivées, Mademoiselle.

D’un geste de la main, la jeune capitaine désigne l’enseigne de l’auberge devant laquelle elle vient de s’arrêter. L’Arbre Blanc. Levant la tête vers le premier étage, Elyna détaille les volets des fenêtres. Se souvenant des recommandations de Marsh, elle cherche les deux fenêtres les plus à droite. Son visage s’illumine d’un sourire lorsqu’elle identifie, sobrement gravées dans le bois, l’ancre et la lune qui marquent les volets grands ouverts. Oui, elles sont bien arrivées.



Parfaitement huilée, la porte en chêne s’ouvre sans bruit. L’aubergiste s’efface sur le côté, pour laisser Elyna pénétrer la première dans la chambre. La jeune marquise prend une lente inspiration en s’avançant. La pièce sent le frais, avec un léger fond floral. Pourtant elle sait que la chambre n’a pas servi depuis plus de quinze longues années. Sur sa droite, un lit à baldaquin, aux montants sculptés. A gauche, une imposante armoire. Et, en face, sous une des deux fenêtres de la chambre, un sobre bureau de travail sur lequel repose un beau bouquet de fleurs séchées. Voyant le regard de la jeune femme s’attarder sur les fleurs, l’aubergiste explique, d’une voix étonnamment douce pour un homme aussi imposant.

- Ma femme les change régulièrement. Elle voulait être sûre que la chambre soit agréable le jour où votre père, ou vous, finirez par revenir à Lüh.

- C’est une délicate attention. Remerciez-la de ma part. Surtout que je ne vous ai pas prévenu de ma visite.

Se retournant vers l’aubergiste, Elyna remarque que l’homme semble géné. Il hésite, comme s’il cherchait ses mots, ses yeux fuyant le regard de la jeune Marquise.

- Et… Heu… Votre père ne nous a jamais donné de consigne concernant l'armoire. Mathilde l'aère de temps en temps. Elle renouvelle aussi les sachets d’herbes séchées mais… Elle peut venir la vider si vous le souhaitez. Ou je peux demander aux garçons d’en ramener une d’une autre chambre...

Interdite, Elyna dévisage l’aubergiste, ne comprenant pas son embarras. Quel est donc le problème avec cette belle armoire ? Pourquoi attendre des consignes de son père pour… Soudain, tout s’enclenche dans sa tête. Elle s’avance vers la penderie et pose tendrement sa main à plat contre sa porte. Sans oser l’ouvrir. Les affaires de sa mère. Evidemment. Nanny lui avait raconté qu’elle adorait les bals de Lüh. Les lèvres d’Elyna s'étirent en un triste et discret sourire. Oui, cela ressemble bien à son père. Viktor, Marquis de Haut-Sélène. Intelligent. Imperturbable. Inébranlable. Et pourtant… Tellement démuni face à la mort d’Hélène. Sa main descend inconsciemment sur la poignée. Traîtreusement, ses yeux s’humidifient. Brusquement, la voix de Syn rompt l’assourdissant silence qui s’installait.

- Ne vous dérangez pas, cela ira très bien comme ça. Peut-être pourriez-vous nous montrer nos chambres ? Je pense que Mademoiselle la Marquise va se reposer maintenant. Le voyage n’était pas de tout repos.

Sans une seconde d’hésitation, et visiblement soulagé, l’aubergiste saisit l’opportunité de changer de sujet. Elyna écoute distraitement les formules de politesse que lui adresse l’homme avant de prendre congé. Et, enfin, la porte se referme. La laissant seule dans la chambre. Dans un souffle elle murmure deux mots qui lui viennent du fond du cœur.

- Merci Syn…



Dans la clarté lunaire qui baigne les rues de Lüh, une sombre silhouette marche pensivement. La capuche de son manteau, rabattue sur sa tête dissimule ses longs cheveux blancs. Le long vêtement descend jusqu’à ses chevilles, effaçant sa silhouette et ses atours. Le tissu, d’un gris sombre, est de bonne qualité, sans être un de ses luxueux textiles qu’affectionne la noblesse. La seule coquetterie du vêtement est la discrète broderie au niveau de la clavicule droite. Une lune blanche et une ancre améthyste.

Elyna inspire doucement, savourant l’air frais de la nuit. La capitale est tellement plus agréable à cette heure. Fini le brouhaha de la foule. Et la pénombre est, pour ses yeux, bien moins agressive que les rayons du soleil. Elle avance d’un pas énergique, laissant ses pas la guider au hasard des rues. Un léger sentiment de culpabilité aiguillonne ses pensées. Elle n’aurait pas dû fausser ainsi compagnie à sa garde. Syn, Jasna et Mel ne cherchent qu’à veiller sur elle. Assurer sa protection. Toujours avec bienveillance et respect. Et, habituellement, elle tire du réconfort de leur proximité. Mais pas ce soir. Pas cette nuit. Les complexes émotions de la journée imprègne encore sa poitrine. Une sensation douce et amer.

En tournant à l’angle d’une intersection, Elyna aperçoit un petit rassemblement plus loin dans la rue. Un léger brouhaha émane du groupe. Avançant d’un pas plus lent, plus méfiant, elle s’interroge. Ne devrait-elle pas être revenue dans la rue de l’Arbre Blanc ? En sortant, elle avait descendu la rue, tourné deux fois à droite puis.. Deux fois ? Trois ? Ses réflexions sont soudainement interrompues par une rafale de vent, qui pousse les sons jusqu’à elle. Des voix pâteuses, hachées de silences malhabiles et de propos grivois. Ce n’est clairement pas son auberge, mais certainement une taverne des quartiers populaires. Les battements de son cœur s'accélèrent et Elyna se tance intérieurement. Quelle idiote d’être sortie seule, dans une cité qu’elle ne connait pas, peuplée d'inconnus. Lorsque deux des silhouettes commencent à se diriger vers elle, immédiatement elle rebrousse chemin.

Sa foulée s’allonge à chaque pas et, rapidement, elle se retrouve à courir dans les rues. Elle décide de couper à travers un petit espace vert. Jetant un œil en arrière, pour vérifier si on a la suit, elle ne voit pas l’homme étendu au sol. Son pied heurte violemment les côtes du noctambule et, déstabilisée, elle se retrouve projetée à terre. Elyna se retourne vivement pour faire face à l’obstacle et une mèche de ses cheveux s’échappe de son capuchon. Avec horreur, elle se rend compte qu’elle vient de piétiner un jeune homme.

- Oh ! Excusez-moi, je ne vous avais pas vu ! Je ne voulais vraiment pas vous déranger. Vous allez bien ?!

Après cette course effrénée, et la surprise de la chute, son cœur bat la chamade dans sa poitrine. La respiration haletante, Elyna observe l’homme à demi redressé. Celui-ci semble.. légèrement contrarié de cette percutante rencontre. Et il ne le cache pas dans les mots qu’il lui adresse. Sans réagir, elle accepte la juste critique.

Soudain, il se penche vers elle, la dévisageant avec davantage d’insistance. Surprise, la jeune noble recule légèrement la tête, dévoilant malencontreusement un peu plus ses traits. Son regard de jade semble scruter son visage, sans aucun respect pour la bienséance. Elyna se demande alors quelles sont ses pensées, lorsqu’il croise son regard améthyste, détaille la paleur de sa peau ou fixe l’éclat blanc de ses cheveux. Ses joues s’empourprent. Rarement un homme ne l’a regardé aussi intensément, d’aussi près. C’est contraire au protocole, à l’étiquette et à la bienséance.

❝ Qu'est-ce que vous foutez là d'abord ? ❞

La dureté des mots et du ton de l’homme arrache Elyna à ses réflexions infantiles, la ramenant à la réalité. Une impression de glace liquide se répand de ses veines. Voilà donc ce qu’il regardait avidement. Une albinos n’aurait pas sa place à Lüh ?! Elle se redresse, en dissimulant dans sa capuche ses cheveux, dont elle est si fière habituellement. Son regard, honteux, refuse de soutenir celui de l’homme. Intérieurement, elle fulmine et crispe les poings. Ce n’est pas elle qui devrait ressentir de la honte pourtant.  Elle n’est plus cette enfant coupable d’un crime fictif. Ses émotions, encore chamboulées par la découverte des affaires de sa mère, échappent à toute raison. Sa voix, précédemment soucieuse, et maintenant froide.

- Je ne cherche pas les ennuis. Je.. Cherchais à éviter des ennuis.

Instinctivement son regard se porte quelques secondes sur la rue qu’elle fuyait. Personne. Elle redresse la tête et soutient fièrement le regard de l’inconnu. Une lueur farouche dans les yeux.

- Je ne souhaite pas vous importuner. Je vais repartir et vous n’entendrez plus parler de moi.

Sans lui tourner le dos, elle recule d’un pas incertain.

L’homme ne cesse de la reluquer avec insistance, accentuant le malaise que ressent Elyna. Le visage crispé, il lui ordonne de s’arrêter. La jeune femme n’arrive pas à déchiffrer les traits de son interlocuteur. En tout cas, elle n’y discerne aucune bienveillance. Prudemment, elle s’arrête, sans un mot. Elle soutient son regard, sans détourner les yeux. Même lorsqu’il la détaille du regard, encore. Les poils de ses bras se hérissent alors qu’elle subit cette inspection visuelle. Dans cette humble tenue, elle espérait ne pas attirer l’attention. Raté.

La voix teintée d’amusement, il lui demande quels sont ses problèmes. Les pensées d’Elyna se bousculent dans son esprit. Elle ne comprend pas où veut en venir l’homme. Un mouvement attire son regard sur les mains de l’inconnu. Des mains bandées, blessées. Pas des mains de poète. Une vieille sentence lui revient à l’esprit. Lorsque la proie fuit, l’instinct du prédateur se réveille. Oui. Il faut qu’elle change de tactique. La discrétion et la fuite ne semblent plus des solutions envisageables ici.

Rejetant sa capuche en arrière, Elyna libère sa longue chevelure blanche. Elle s’avance d’un pas déterminé, son regard améthyste affrontant les yeux émeraude. Elle lui offre un sourire plein d’une confiance qu’elle ne ressent pas intérieurement. Heureusement, depuis son plus jeune âge, Anne lui a appris à sourire en tout circonstance. Pour la cour. Et à maîtriser sa voix. C’est donc d’un ton ferme, sans être agressif, qu’elle lui répond.

- Ne vous inquiétez pas de mes ennuis. Ma garde arrive, je ne crains pas grand chose. Veuillez encore m’excuser pour le dérangement, Monsieur… ?

Alors que toute son attention est tournée vers le jeune homme, une voix féminine lui répond soudainement, le ton est autoritaire et agressif. Surgissant des ténèbres, la femme s’avance d’un pas déterminée vers elle. Elyna détaille rapidement du regard la nouvelle venue. Des cheveux d’encre, contrastant majestueusement avec une peau presque aussi pâle que la sienne. Une frêle silhouette. Le visage marqué par une mauvaise rencontre, assurément. Mais résolument harmonieux.

"Il s'appelle Jade."

Le ton est décidément agressif. Le Spectre la toise. Elyna reste un court instant interdite, ne comprenant pas ce qu’on lui reproche.
Jalousie. L’idée perce soudainement. Absurde. Incongrue. Pourquoi une si jolie jeune femme s’inquièterait de la maigre concurrence qu’elle représente ? Et pourtant… Cette volonté farouche de s’approprier le nom de l’homme. Cette agressivité dans la voix. Ce regard assassin. Jalousie.

Alors qu’elle réprime un fou rire, le masque derrière lequel Elyna venait de se réfugier se fendille. La façade froide et neutre, aristocratique, esquisse un sourire. Quelques secondes plus tôt, elle s’inquiétait des intentions de l’homme, de se faire agresser et chercher comment fuir. Voilà qu’on l’accuse de vils intentions. Sa… Rivale… n’avait donc pas conscience de la puissante aura attractive qu’elle dégageait ? Même là aux abois et toutes griffes déployées, Elyna avait amèrement conscience qu’elle ne jouait pas dans la même cour.

- Je souhaitais simplement remercier… Jade… de sa compréhension vis-à-vis de ma maladresse.

Son ton était chaleureux et conciliant. Anne aurait été fière. Voir cette femme se battre pour lui rendait tout de suite le dénommé Jade moins intimidant. Légèrement honteuse de son jugement hâtif, Elyna reporta son attention sur lui. Son regard cherchant le sien.

- Merci.

Ce simple mot portait les excuses qu’elle ne pouvait formuler à haute voix. Elle espérait qu’il arriverait à en percevoir la sincérité. Elle se retourna vers la jeune femme. Son regard s’attarda un instant sur ses lèvres pulpeuses avant de replonger dans ses yeux aigue-marine.

- Je sais que certains aimeraient vous faire croire que l’argent seul peut acheter le respect… Mais ne cédez pas à ce mensonge. Nul besoin de garde, de serviteur ou de coûteux bijou pour accepter une marque de respect.

Lorsqu’elle se retourne vers lui, Elyna se rend compte que l’homme ne l’observe plus. Son regard est tourné vers l’origine de sa fuite. Un homme s’avance, la tête baissée, titubant sur sa trajectoire sinueuse. Est-ce vraiment ce qu’elle fuyait ? Avec une lente expiration, Elyna arme sa résolution.

- Je crois qu’il est temps pour moi de faire face à mes ennuis. Monsieur, Mademoiselle, je vous souhaite une agréable soirée.

Offrant un dernier sourire à la ténébreuse apparition, Elyna ajoute doucement.

- Et je vous promets de ne plus piétiner votre époux à l’avenir.