Cela devait faire à peine dix minutes que j'étais arrivé et m'étais posté dans un coin reculé de la salle, les sens à l'affût. Je n'avais toujours nullement l'intention de danser si personne ne venait m'y contraindre et ce malgré la musique entraînante qui retentissait presque dans tout Lüh, enflammant certainement quelques personnes et les encourageant à suivre le rythme de plus en plus endiablé de la danse. Je suivais la foule et ses danses du regard et jetai de temps à autre un petit coup d'oeil vers Aënaelle, m'assurant qu'elle allait bien et que personne ne venait l'importuner. Il ne fallait pas oublier que c'était pour cela que j'étais venu à l'origine ; les festivités étaient loin d'être mon but même si je devais les avouer très entraînantes. S'il n'y avait pas eu tant d'humains et si je ne viellais pas actuellement sur ma maîtresse je me serais volontiers joint à la partie... Mais le bal déguisé n'aurait pas été un tel succès si justement il n'y avait pas eu tant d'humains. Ah, paradoxe, paradoxe.

Puis je fus soudain sorti de mes pensées avec brutalité. Quelqu'un venait de me rentrer dedans avec toute la délicatesse du monde et me força même à battre des ailes -au sens propre- pour garder l'équilibre. Je me retournai pour faire face à cette personne une lueur non pas menaçante mais plutôt curieuse dans le regard. C'était semblait-il un humain, quoi que je ne fus pas certain de la chose étant donné tout le monde qu'il y avait. Les Invocations ne devaient pas se faire nombreuses à ce genre de réunions et je doutais en croiser beaucoup. Raison pour laquelle je ne tentai même pas de savoir s'il était un de mes compères et optai pour une technique plus radicale pour l'identifier : à savoir, me présenter tel que j'étais.

▬ Pas de soucis. Il y a tellement de monde qu'on ne sait plus où mettre les pieds. En revanche j'accepte volontiers ces amuse-bouches et le plaisir de ta compagnie, commençai-je en me montrant aussi poli qu'il était possible de l'être.

Je tendis la main vers l'un de ces dits amuse-bouches que l'inconnu me présentait et en piochais un au hasard, ne reconnaissant aucun de ces mets qui s'étalaient devant mes yeux.

▬ Je suis Hélios, fils d'Aer et... Invocation actuelle de Damoiselle Litios. Et toi ? Achevai-je distraitement après avoir goûté à l'aliment que j'avais choisi.

J'eus vite fait fini d'engloutir l'amuse-bouche et constatai avec satisfaction que ce n'était pas mauvais, voire même très bon. Je m'étais d'abord inquiété de son aspect un peu bizarre et de la maigre portion mais je supposais que c'était ainsi que se présentaient les mets durant une fête de nobles. Quoi que dans ce cas-là, j'étais forcé de préciser que c'était une fête par la noble pour... Tous, dira-t-on.

J'avais à peine fini d'engloutir l'amuse-bouche choisi que l'homme qui venait de me percuter involontairement se présenta à son tour sous le nom "Rindo alias Winglece", Fils d'Aqua. Un sourire non feint se peignit sur mes lèvres tandis que je prenais conscience qu'en effet, c'était un sacré hasard d'être tombé sur l'un de mes Frères. C'était seulement le deuxième que je rencontrais depuis ma libération : le premier avait été Juleis, un autre Fils d'Aqua -il fallait croire qu'ils étaient drôlement nombreux ces temps-ci- ayant la forme d'un grand et élégant tigre blanc. Je me souvenais que nous avions discuté du Nouveau Monde et d'un peu de son Histoire, dans une ambiance conviviale qui régnait autour de ce modeste feu de camp. Puis, à terme, nous avions passé la nuit tous les quatre, et Juleis et sa Maîtresse étaient repartis à l'aube tandis que j'avais choisi de laisser Aënaelle se reposer encore un peu. Elle était alors extrêmement fatiguée à cause des épreuves endurées pour me libérer et je n'avais pas voulu la tirer de son sommeil réparateur.

L'Invocation enchaîna ensuite sur une question qui ne me permit pas de ressasser mes souvenirs mais plutôt de me concentrer sur le présent. Si j'étais venu seul ? Il était un peu dur de répondre correctement sans en faire tout un récit. J'essayai néanmoins de résumer le tout aussi courtement que possible :

▬ Disons que je suis venu seul, un peu après l'arrivée de ma Maîtresse. Ce genre de festivités sont, à mon humble avis, de parfaites occasions pour les meurtres ou problèmes en tout genre ; ou en tout cas c'était ainsi dans l'Ancien Monde. Je tiens donc à ne pas prendre de risques inutiles en la laissant presque sans défense ici. Et qu'en est-il pour toi ?

C'était par conséquent ce que je faisais : surveiller Aënaelle. Ce n'était pas tant que je la pensais inoffensive ou quoi que ce soit de ce genre, elle m'avait déjà prouvé du contraire dans ma prison. C'était simplement que je m'inquiétais pour elle au moins autant que je craignais de perdre ma liberté aussi rapidement et, surtout, aussi bêtement. La prudence était donc de mise.

La question que posa ensuite Rindo m'intrigua quelque peu, même si je devais bien avouer me sentir peu concerné par ces choses. J'avais certes haï les Hommes lors de l'Apocalypse, voire un peu avant, lorsqu'ils m'avaient pourchassé et qu'ils avaient tenté de me tuer, moi aussi. Je les avais également haï durant des siècles et des siècles pour avoir été enfermé dans le Temple d'Aer. Pourtant, au fil du temps, cette haine s'était apaisée et j'avais fini par me dire  que nous, Demi-dieux, avions le droit à une seconde chance de la part des Quatre Grands. Alors pourquoi les humains n'auraient-ils pas eux-mêmes l'espoir de changer dans ce Nouveau Monde ? C'était à mon avis à cela que tenait cette punition : une seconde chance, un espoir de se racheter. Et ce n'était pas en reniant notre servitude de la sorte que nous pourrions arranger les choses.

▬ On ne peut pas dire que je sois pour ou contre les humains... Je reste neutre  à ce sujet et me contente de profiter de ma liberté ainsi que de protéger ma Maîtresse. Tant qu'on me laisse tranquille, j'ai tendance à rester loin des conflits. Mais je serais curieux de connaître ton avis, Rindo alias Winglece... Arguai-je avec un sourire complice.