Terres hostiles ou Havre de liberté?
Dans les griffes d'un froid céleste

Le froid et la neige balayent le plus infime des repères. Il suffisent à émousser des compétences hautement aiguisées... Rorgä et Tuhaan avaient pourtant posé des balises avec intelligence, mais les éléments se jouent de l'esprit fin des hommes, préférant le ballotter en tous sens comme s'il était aussi léger que le vent lui-même. La marque au sol émergea de la poudreuse sous mon regard bleuté qui n'en refléta aucune satisfaction. Errer au plus profond de la tempête cristallisait mes craintes, pour donner corps au tumulte d'un flot d'adrénaline que je chérissait ardemment. Tuhaan exulta lorsqu'il vit l'objet où s'accrochait distraitement mes prunelles, nous étions en bonne voie pour retrouver la route menant au Kelder.

Le calme naissait lentement dans notre sillage au fil de nôtre avancée, la neige cessant de tomber, le vent bruissant à peine plus fort que le chant d'un flûtiau. Il ne m'en fallait guère plus pour découvrir mon visage, ôtant cette capuche que Raul tenait tant à ce que j'enfile au moindre grain... Quand il arrivait à me faire plier, évidemment. Ses désirs ne sont pas les miens et j'aspire à goûter aux éléments dans leur globalité. Qu'il vente ou qu'il pleuve, qu'il grêle ou fasse orage, peu me chaut, rien n'est plus agréable que de sentir le monde sur le grain de sa peau. Un monde sauvage et... Bestial.

Le rugissement se répercuta en écho dans la vaste crevasse ou nous avancions. Une fraction de seconde plus tard, je me retrouvais encerclée par les quatre personnes qui m'accompagnaient, les sens aux aguets, les armes au poing. La curieuse hybridation qui se tenait plusieurs mètres sur notre droite observait les frêles humains que nous étions... Frêles, ha! Je doute qu'une seule personne ici se targue d'un si piètre qualificatif. Ce n'était pas la première chimère que nous rencontrions, et, c'est peut-être avec une pointe d'assurance trop élevée que Rorgä beugla dans sa direction, la fixant droit dans les yeux. Ma main se porte à mon front qui vient de se baisser d'un cran. Par les Quatre! Leur besoin d'émulation est aussi inconscient que le mien parfois.


Ce fut assez simple et rapide au départ, ne me demandez pas les détails, je suis piètre narratrice en matière de bataille. Ils tournoyaient à leur aise, bloquant ou leurrant la bête avec une synergie qui leur était propre. Portant des coups qui ne rataient guère... Jusqu'à ce que d'autres bruits se mêlent au fracas du combat entre la bête et les bêtes. Trop emportés par leur rage, j'ai du faire montre de rationalité pour les ramener un peu au réel en circonférence de leur affrontement. Car un petit groupe d'individus armés jusqu'aux dents approchait sur le flanc gauche de la crevasse. Bandits ou mercenaires, peu importe, sûrement des opportunistes avides d'achever des corps meurtrit par un premier combat et les dépouiller.

« Raul, à gauche! » Dans cette pseudo cuvette, mon cri s'éleva aisément par dessus le fracas des armes et les grognements de l'animal déjà bien estropié.



« Qu'est-ce que... Merde, pas maintenant! Cyg! »
Le colosse roux de nôtre groupe s'était déjà déporté vers la gauche, après avoir asséné le bord de son bouclier sur le flanc de la chimère. Cygwald s'avérait le plus à même de se confronter à plusieurs hommes à la fois. Un reflet argenté fusa dans le bleu de mes iris qui observaient momentanément cet homme réagir avec plus de rapidité qu'on lui aurait prêté. Le nordien esquive, la lourde masse s’abat alors sur le bras armé lancé en avant, qui se brise dans un craquement sonore. Mais ma concentration est requise en d'autres lieux et je détourne mon regard afin de le poser furtivement sur Tuhaan, dont j'ai senti le contact dans mon dos.

L'arc à la main, il encoche une flèche simple qui vient trouver le ventre d'une femme postée en retrait dans les hauteurs. Celle-ci avait déjà relâché la corde de son arme avant de chuter, malheureusement, provoquant un cri sonore sur ma gauche. Raul, le bras droit ballant, arborait le projectile fiché dans son épaule. La situation risquait de s'aggraver rapidement à ce rythme, bien que me mesurer à des humains plutôt qu'une chimère soit chose plus aisée...

Vue d'ensemble :

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Dans les griffes d'un froid céleste

La sensation noueuse du bois sous l'emprise de mes paumes relâcha le peu de pression qui m'étreignait. Au regard de la situation, je m'étais emparée de la lance de Tuhaan, harnachée dans son dos. Mon aisance à manipuler un bâton m'avait rendue tout aussi habile au maniement de cette arme, et passer à l'offensive s'avérerait bientôt nécessaire...

...Mais le murmure du vent que la tempête avait laissé dans son sillage, vint apporter plusieurs grains de sable dans les rouages de nos assaillants. Je crus à une nouvelle offensive hostile, relativement surprise que le sort s'acharne de la sorte. Lorsque mon regard démêla les intentions en présence, mes lèvres délièrent un soupir de soulagement. Il ne fallut guère de temps pour que l’agitation belliciste retombe de plusieurs crans, avant de se tarir enfin.    


Raul grogna, mais sa blessure pouvait attendre. Il passerait certes un mauvais quart d'heure lors de l'extraction de la flèche, mais ne se plaindrait pas une seconde. Rorgä semblait entière, d'un point de vue externe. Cependant, en esquivant habilement la corne de la tête de buffle à quelques millimètres près, elle n'avait pas manqué de se manger l'impact brutal du museau sur le flanc et respirait difficilement. Des côtés froissées sans doute, point cassées avec chance.

Cyg demeurait indemne. Grâce à l'alliance de cette aide providentielle, les trois charognards humains gisaient le nez dans la poudreuse, souillant sa pureté initiale d'un ruisselet écarlate. La houle de mes prunelles s'était posée sur la jeune femme -à en déduire son timbre de voix- touchée à la jambe, qui se tenait en retrait. Mon bras tendit son arme à Tuhaan qui rangea cette dernière, passif et observateur. Tandis que je m'approchais d'elle, un des inconnus m'interpella tout en me rejoignant. Heureusement, parce que le regard mauvais de Raul augurait un de ses coups de sang classiques en présence d'étrangers, et ce dernier ravala tout juste sa bile au contact de la poigne aimable que Cygwald posa sur son épaule vaillante.

« Je vous reconnais. Vous êtes la guérisseuse qui s'est occupée d'Amalrik. »

Acquiesçant simplement du fief, je me tournais ensuite vers la blessée pour m'accroupir et observer sa jambe. D'une voix posée, je m'exprimais avec douceur. « Je peux bander ta jambe, afin de limiter l'écoulement jusqu'à ce que nous ayons atteint vôtre campement. » Une question tacite, mon intention n'était ni de la brusquer, ni de l'obliger. Mais tombait sous le bon sens, car laisser une traînée de sang sur son passage n'avait rien de judicieux. Derrière mes propos, une affirmation plus subtile s'adressait à l'homme. Il comprendrait aisément que nous devions les accompagner. Raul ne pouvait être soigné sur place -le projectile dans sa chair faisant peut-être pression sur une potentielle hémorragie- et Rorgä avait besoin de recouvrer des forces avant de rejoindre le Kelder où nous pourrions faire une halte plus longue.

Suite à ces mots, mon regard venait d'emprunter le chemin du visage aux trois quarts dissimulé. Mes prunelles s'accrochèrent à leur écho et j’entrouvrais un rien les lèvres, agréablement surprise. C'est avec délicatesse que mes doigts vinrent déplacer une mèche blonde, une simple phrase agrémentée d'un sourire accompagnant mon geste. « Voilà l'éclat d'un zéphyr dont je n'ai jamais oublié la nuance. » Si mon esprit désirait s'abandonner aux souvenirs lointains de cette enfant emplie de curiosité, présentement, il ne pouvait se le permettre. Ce fut l'un de mes compagnons qui me ramena à la réalité, s'adressant par ailleurs à la jeune femme devant moi.


« Je peux te prendre sur mon dos si tu le souhaites? Cela maintiendra ta jambe au repos jusqu'à ce que nous soyons arrivés, forcer dessus pourrait aggraver le saignement. »
Par ailleurs, si elle claudiquait, leur avancée s'en verrait ralentie et ce n'était pas le bon moment pour tomber sur d'autres créatures.

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Dans les griffes d'un froid céleste

Raul n'avait pas vraiment besoin de mon aide pour l'instant, et je comprenais la réticence de la jeune femme à une assistance plus poussée. Au même titre que mon compagnon blessé, l'animal farouche sous mes yeux craignait peut-être pour sa dignité? Cela importait peu à mon regard, ma pensée avait l'aisance de dissocier les nuances des besoins comme les dons dépouillés de préjugés. Je n'en prenais cependant pas ombrage, chaque être faisant loi sur son propre cœur. 

La réponse assurée qui s'adressa à mon second propos me tira un rire léger, mais sincèrement appréciateur, le coin de mes lèvres arborant un petit sourire.
« Probablement. » Répondis-je, ma voix enveloppant de mystère ce simple mot.

Mes doigts vinrent quérir une bande dans mon sac, ainsi qu'un linge propre que j'humidifiais à l'aide de ma gourde, afin qu'elle puisse nettoyer à minima sa plaie au préalable. Je lui remis avant de m'éloigner pour rejoindre mes compagnons, suivie par Cygwald, compréhensif, qui s'était contenté d'hocher du fief face à l'interpellation de l'autre femme. Tuhaan avait bandé l'épaule de Raul de sorte que la flèche demeure bien fixe durant le voyage, freinant par ailleurs un écoulement qui ne semblait guère inquiétant. Nous reprîmes la route et, fort heureusement, nulle créature ne croisa notre petit groupe, qui finit par entrapercevoir les contours du campement nordien se découper sur l'horizon.  


L'accueil fut mitigé, mes sens captèrent de l'intérêt mêlée à de l'inquiétude, voire une certaine défiance. Plus nous progressions au sein du clan, plus la tension qui y régnait me devenait palpable. Les autres n'y prêtaient guère attention, peu réceptifs à de tels détails. Seul nôtre colosse pouvait éventuellement toucher du bout de sa sensibilité les remous d'une onde au chaos latent. Un homme, imposant par le charisme et la sérénité singulière qui émanait de lui, vint à nôtre rencontre. Je reconnus aisément le fils du chef, doté de quelques années supplémentaires, son père semblait momentanément absent. Il écouta avec patience le rapport d'Herulf, puis posa un regard indéchiffrable sur la jeune Lou, avant de glisser vers le mien. Son timbre chaleureux brisa l'épais manteau de glace qui enveloppait nôtre arrivée.

« Soyez les bienvenus. Vous resterez ici aussi longtemps... » Sa main se leva en douceur vers Herulf, qui ravala son interruption. « ... Que cela vous sera nécessaire. Un endroit va être mis à vôtre disposition, je veillerais à ce que vous ne manquiez de rien. »
C'est avec la même bienveillance que je lui offrais cette réponse. « Merci pour vôtre hospitalité. Nous tâcherons de nous rendre utile dans la mesure de nos moyens jusqu'à nôtre départ. » Hommes et femmes ici pouvaient très bien requérir mon aide, qu'elle soit d'ordre corporelle ou psychologique. Sans pour autant connaître les détails, je me doutais que la situation présente faisait écho à celle dont j'avais connu les répercussions plusieurs années auparavant. L'emplacement géographique de leur campement désignait ce clan comme cible aisée pour les raids du Keizer. Et rien ne devait avoir changé, ou guère dans le bon sens, au vu des dissensions actuelles. J'avais suffisamment côtoyé les nordiens alliés à la principauté pour réaliser le manque cruel d'assistance dont ils souffraient de la part du sud de l'île...


Du coin de l'oeil je perçus mon chef d'escorte s'éloigner en compagnie des hommes qui nous avait aidé, probablement pour départager le butin amassé plutôt. Ma voix s'éleva, sans que j'hausse le ton, aimable, l'immobilisant sur place. « Raul. Il faut soigner ton épaule, vient avec moi. » D'un signe de tête à l'égard de Cygwald, j'enjoignais ce dernier à prendre part au partage. Sa diplomatie naturelle nous éviterait de potentielles échauffourées. « Rorgä, je dois également examiner tes blessures. »

Une place nous fut judicieusement aménagée au dessus de l'étable et, une fois délesté de nos équipements, je pris le temps d'ausculter Rorgä, devinant deux côtes froissées à son flanc droit. Elle devrait se reposer un maximum et bouger le moins possible, ce qui n'allait pas lui plaire. Quant à Raul, je l'emmenais à l'écart des écuries pour lui extraire sa flèche sans alarmer des bêtes susceptibles d'être perturbées par l'odeur du sang -et éviter de souiller nôtre lieu de repos-. Une fois le flot jugulé et sa blessure soignée, puis pansée, je lui intimais de la ménager pendant au moins une semaine et le laissais à son sort.

Le souffle d'Aer se faisait plus doux au cœur du campement, atténué par les remparts ou baraquements divers, si bien que j'avais revêtu une cape plus fine, nuancée d'ambre. Mon corps s'habituait aisément aux températures externes, peut-être parce que j'avais toujours cherché à me trouver au plus proche de la nature ainsi que de ses éléments? L'origine n'avait nulle importance, seule comptait cette aisance sensitive qui grisait mon corps. Un corps qui venait de suivre les indications glanées sur son passage et rejoindre la jeune Lou. Poussé par une bienveillance mêlée de curiosité.

À bien des égards, la petite fille s'était éclipsée, laissant néanmoins sur ses traits quelques échos. Ces derniers créaient un bel alliage, d'une maturité espiègle, à la fois intrigante et singulière. Alors qu'elle levait le fief dans ma direction, ma main aux deux tiers fermée vint naturellement se glisser sous le menton droit de la jeune guerrière, l'effleurant un court instant. « L'enfant que j'ai connue a cédé sa place à une jeune femme particulièrement agréable au regard. » Bien sûr, je m'intéressais essentiellement à la façon dont avait pu mûrir son cœur depuis nôtre dernière rencontre. Mais cela ne rendait point négligeable l'attention portée à une esquisse susceptible de nourrir l'appétit accru de ma sensitivité. J'avais rompu le contact sur la fin de mes mots, et mon regard s'aventura alors sur sa blessure, avant de revenir côtoyer le blizzard scintillant dans ses yeux. « Comment va ta jambe? »

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Après le recul, l'acceptation... Que le contact soit physique ou d'une toute autre substance, savoir accueillir autrui, bien vouloir se laisser toucher, d'une façon comme d'une autre... Cela n'a rien de simple, en réalité.

D'une lente flexion des genoux, je me retrouve à sa hauteur, sans pour autant l'envahir par une trop grande proximité. « Ce que je perçois n'appartient qu'à moi-même. Tout un chacun posera différents regards sur ta personne, ne voyant que ce qu'il veut bien voir. Mais pour moi, celui qui compte réellement demeure le tien. » La force que l'on reconnaît en soi s'avère à mes yeux toujours plus prompte à nous porter que celle d'autrui. Sur laquelle on peut certes se reposer ou qui nous élève également, mais que l'on ne peut s'approprier et instaurer comme fondation élémentaire. Quant aux regards sans étincelle qui nous sont accordés, ils ne valent guère plus que nôtre dédain. « Crois-tu que la force du gel ne puis se déployer sous la douceur de ton âme? La vie se teinte de nuances et de leur alliage, la puissance du mélange complexe et subtil des matériaux qui nous forgent, peut nous habiter et nous porter au delà de nos espérances... Je sais qu'une part de toi ne l'ignore guère, laisse là peut-être s'épanouir... »  

Mes iris s'attardent sur sa jambe présentement dénudée, que j'espérais voir soignée depuis nôtre retour, en vain. Peut-être n'accepte-elle pas davantage de soins de la part de quelqu'un d'autre, y compris le guérisseur du village? Ses mots reflètent une conscience lucide de sa situation néanmoins et éclairent quelque peu mes questionnements. « Il faudra veiller à la nettoyer et la désinfecter quotidiennement, mais oui, cela devrait aller... Si tu te ménages un minimum afin de ne pas malmener la cicatrisation. » Dans mon regard appuyé se niche une pointe de malice, je me doute que cette dernière recommandation n'a rien de plaisant. Malgré toute l'importance de sa nécessité. J'ai sur moi une lotion désinfectante et de quoi faire un bandage propre, je lui les tends et lui offre mon aide, libre à elle de la refuser cependant.

Je comprends l'urgence qui se mêle à son espoir, de ce côté, je puis peut-être envisager quelque chose. Certes moindre que la nature réelle des besoins, mais toujours mieux que rien. « Les chasseurs de mon escorte ont levés deux candors dans la matinée, nous avons suffisamment de provisions pour nous en passer, même si cela n'est pas grand chose. Tuhaan pourra également se joindre à une nouvelle sortie et apporter son aide, si jamais vos hommes repartent chasser. »


Sa préoccupation me toucha, elle semblait avoir le cœur sur la main, ou peut-être l'inverse, qui sait? Cependant, je n'étais pas inquiète pour les nuits à venir, comme pouvait en témoigner un fin sourire naissant sur mes lèvres. « Mon escorte et moi-même avons l'habitude de dormir en pleine nature, bercés par le bruissement du vent dans les arbres ou le chœur d'une colonie d'oiseaux sauvages. Par ailleurs, j'affectionne tous ses sons. Leur symphonie à la composition brute et spontanée, les échos de la Terre comme la houle de la Mer, le chant d'un couple bestial qui se révèle à lui-même... » Mon regard, qui s'était illuminé en bordure des mots de Lou, s'accompagna ensuite d'une demande. « Si je suis éveillée, pourrais-je te rejoindre et t'observer? La naissance d'un être vivant est un acte précieux, qui m'a toujours étreint le cœur par sa beauté. »

Si l'allusion à sa mère avait fait émerger de nouveaux les souvenirs de mon dernier passage, je préférais lui laisser autant d'espace que possible avant de me montrer plus bavarde.

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La fierté. Ah! Si seulement il n'était question que des nordiens. Le froid qu'imprègne tel sentiment peut cristalliser le cœur et l'esprit des hommes dans une roche dont les strates sont faites d'orgueil et d'arrogance. A moins de bien vouloir souffler dans le sens de la dignité et de la noblesse. Je lève les yeux au ciel, un soupir amusé sur le bord des lèvres, avant de replonger mon attention sur la jeune femme. Je la comprenais et n'avais nulle intention de la heurter, cependant, ma langue n'avait pas pour coutume de rester à sa place. Ma voix demeurait douce, mais nuancée d'une certaine inflexibilité. Voire d'un léger amusement, peut-être.

« Voilà un sentiment qui peut se décliner de bien des manières. Si je le dois, je me ferais un plaisir d'imprimer dans leur crâne la différence entre la valeur limitée d'une fierté égoïste et celle, inextinguible, qui fait grandir l'âme et nourrit les cœurs. Dont il est bien plus noble de pouvoir se targuer... » Certes, la réelle noblesse serait sans doute de ne pas s'en vanter tout court, mais autant concilier deux natures à priori  dissociables. L'humain regorge de surprises et de richesses intérieures, il lui manque juste les bons prismes pour le percevoir.

J'avais fini de bander habilement sa jambe et rangeais la fiole de désinfectant dans mon sac lorsque je repris. « Je pense que Braan est en mesure de comprendre cela. Toi aussi, probablement. Sache que je ne remets pas en cause un mode d'être ou l'honneur dont peut se vêtir ton clan, mais l'humilité et la sagesse renferment aussi leur part de fierté. Il est bon de discerner les facettes de celle qui nous habite et que l'on souhaite offrir à autrui dans un intérêt général. » Je me redressais, tendant la main pour l'aider à se relever complètement après avoir désigner un banc de rondins près de nous. Je la laissais s'y diriger à son aise et sans intervenir, m'asseyant un peu avant elle.  

« Le Kelder est une halte sur notre route. Mais nos destinations, souvent, n'ont point de noms. Je voyage afin de récolter des herbes nécessaires à la confection de certains produits. Il faut régulièrement s'aventurer dans les terres sauvages et loin des routes pour trouver ces dernières. » Une étincelle se glisse sur l'horizon de mes opales et la commissure de mes lèvres s'imprime d'un sourire. « Je crois me souvenir que c'est là un de tes nombreux intérêts. » Quant aux autres... A l'évidence, la perspective de voyager et parcourir Arcane en faisait partie. Du moins c'est ce qu'éveillait cette curiosité gorgée de questionnements. Quel âge pouvait-elle avoir maintenant? Sans doute à peine plus que moi lorsque j'avais pris le large vis à vis de ma tribu.

« J'en ai parcouru une majeure partie, c'est exact. Mais guère l'entierté. Une part de moi se ravit à l'idée que cela ne pourra jamais arriver. Car chaque lieu se redéfini d'une saison à l'autre, que ce soit le cycle naturel de la vie, comme la main de l'homme qui s'interpose. » Une idée vint lécher les rives de mon esprit, mais elle me semblait trop précoce en cet instant et je préférais poursuivre sur sa lancée.

« Une meute revête bien des avantages je te le concède, beaucoup peuvent y trouver une place adéquate. Faire partie d'un tel ensemble donne du sens et crée parfois de beaux alliages, solides et résistants, forgés dans l'amour comme le courage. » Une vie qui ne correspond pas toujours à chacun, cependant, mais je m'égare au creux d'échos dont j'ai brisés les chaînes. Mon regard se porte sur l'horizon ivoire, au delà des remparts du campement. « C'est à l'autre bout de l'île, oui. Vôtre clan a fait un long voyage avant de s'établir ici, en connais-tu la raison? » Finalement, une seconde question se glisse sans que je puisse ou veuille réellement la retenir. « Dis-moi, à quel point es-tu attachée à ta meute, Lou? »

La trace de ces derniers propos s'imprègne au cœur de chacune de mes fibres, tant sa vision résonne avec la mienne. La teinte familière qui vient nuancer nôtre échange plaît à mes sens, comme à mon esprit. Mon coude prend doucement appui sur ma cuisse, mes jambes se sont croisées plus tôt dans un automatisme, et mon menton se dépose sur ma main refermée alors que je lui offre un sourire des plus radieux. « J'espère être digne d'arborer une si belle couleur au plus profond de mon être alors. »

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▼ Succès ▼▲ Succès ▲
 

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Dans les griffes d'un froid céleste

Sa proposition me toucha, bien que j'eus à la décliner, j'éprouvais un certain plaisir à savoir qu'elle ne cessait d'accroître ses connaissances et de contenter sa curiosité. Je connaissais une bonne partie de la flore de l'île, du moins à usage médicinal ou utilitaire. Mes lacunes se traduisaient essentiellement en termes d'utilisations plus... Pernicieuses. Taherami n'avait jamais cédé à ma curiosité sans limite, qui englobait nécessairement toute sortes de plantes et de confections, quels qu'en soient leur effets, lorsqu'il s'agissait de nuire à un organisme. Pas plus que l'herboriste de Lüh... J'aurai cependant préféré l'apprendre de bouches qui possédaient la théorie, pour en faire un usage judicieux, plutôt que me résigner à ne pouvoir commettre des tentatives sur des sujets d'expérience qui risquaient d'en pâtir.

« Je vois de quoi il s'agit, c'est précisément ce que nous sommes venu quérir dans les environs. Elle est fort utile c'est vrai, malheureusement nous sommes cinq, et son effet à une durée bien trop moindre pour que son usage soit réellement rentable lors de nos sorties, souvent imprévisibles et parfois longues. » En l'occurrence, la discrétion de Rorgä nous aurait bien servi davantage, mais ses coups de sang demeuraient aussi fortuits que nos rencontres en pleine nature. Je soupirais, mi-résignée, mi-amusée par cette pensée. Le seul inconvénient, pour cette fois, fut que d'autres que nôtre groupe soient blessés par cet écart inopiné. Le fil des mes idées poursuivit dans la direction empruntée plus tôt. « J'ai pourtant essayé d'en perfectionner les effets de diverses manières, mais jusqu'ici nul n'a été concluant... La Nature regorge d'infinies possibilités, mais point l'humaine que je suis et qui possède parfois tant de limites. »

Son discours sur les changements était drapé d'amertume et de  résignation légitime. Bien sûr, cela était sensiblement différent de ce que j'amenais. « Je comprends... A hauteur d'une vie ou d'une autre, chaque angle de vue diffère. Ta situation ne t'offre guère la possibilité d'apprécier de si infimes changements, ce qui est bien normal. » Et effectivement, cela ne changerait pas rapidement. A moins d'un bouleversement entraîné par la révolte de Rorn? Et encore, selon le sens du vent, ce pouvait être une bonne comme une mauvaise chose pour son clan. Mes lèvres libérèrent un fin soupir, mêlé d'impuissance mais aussi de conviction. « C'est probablement désagréable à entendre, tout comme cela peut te sembler dérisoire, mais il faut garder espoir. Car sans cela, il n'y a plus rien... » Si les choses ne changent pas, la résignation ne fera que les aggraver, voire faciliter leur emprise destructrice. Espérer permet au moins de faire front avec un autre état d'esprit et de rendre moins pénible le réel d'une situation.


Une chape de plomb aussi glaciale que la colère d'Aer semblait s'être déposée sur les épaules de Lou, au fur et à mesure de ses propos. L'allusion à son frère vint porter comme un coup de masse supplémentaire, ternissant un tableau qui se décolorait déjà à vue d’œil. Le souvenir d'Amalrik demeurait assez vif en moi, à bien des égards et, de toutes évidence, certaines choses ne s'étaient gère améliorées. A un détail près, peut-être. « Je me souviens oui... Ton frère n'était pas chétif ou faible. Il est simplement né différent. Et, bien que cela n'ai pas volontairement été à mal, il a sans doute été perçu comme tel non dans une reconnaissance et une valorisation à part entière de cette différence, mais par le biais d'une comparaison avec des normes ou des attentes. Différent de ce que l'on pouvait espérer dans le milieu auquel tu appartiens. Au cœur des combats et d'une vie qui possèdent des besoins spécifiques. » Mes mots étaient la simple expression de ma pensée et de mon point de vue, que ce dernier s'approche ou non du réel partagé par autrui. « Les traitements physiques que j'ai pu lui administrer n'avaient pour effet que de soulager un corps qui, à mon sens, exprimait ce que l'esprit ne pouvait plus endiguer. Nous parlions beaucoup ensemble, enfin... Moi surtout. Ces échanges revêtaient bien plus d'impact que tout autres types de soins. »

J'ignorais si mon propos se révélait aussi clair qu'il l'était dans mon esprit. Ce sont là des choses bien complexes, pour tous, et je ne puis poser que des hypothèses.« Les maux de l'âme sont fortement hermétiques, complexes, ils sont teintés parfois de lacérations d'échos plus lointains... C'est extrêmement difficile d'accompagner ces personnes dans leur souffrance, sans savoir quel bout du fil tenir pour les aider à s'en dépêtrer. » Mais si accompagner est une chose, laisser aller en est un complément indissociable. Un pas avait été fait en avant, à mes yeux. « Parfois, il est utile d'aller chercher des réponses ailleurs. Y compris pour réaliser qu'une part d'entre elles se trouve au cœur de ce qu'on a quitté. C'est un processus nécessaire, même si la forme qu'il prend n'est pas toujours agréable. »

J'avais peut-être déjà croisé à nouveau sa route, sans le savoir. Un peu plus jeune que sa sœur à l'époque, il devait avoir bien changé aussi entre-temps. Mes mains se croisèrent en enveloppant mon genou surélevé, tandis que mon regard se perdait un instant sur le ciel cotonneux et ne le quittait guère lorsque ses mots me vinrent. « Aimerais-tu voyager, Lou? Parcourir l'île et, qui sait, revoir ton frère? Si tu le souhaites, tu pourrais m'accompagner. Nous ne sommes jamais de trop pour braver les dangers de ces terres sauvages. » Le bleu de mes iris se posa à nouveau sur elle, un fin sourire se glissant sur mes traits. J'avais bien conscience de ce qu'une telle offre pouvait impliquer et n'attendais pas forcément qu'elle réponde par l'affirmative. « Cette proposition n'a pas de limite dans le temps, tu peux la décliner ou y réfléchir. Elle restera valable aujourd'hui comme dans cinq ou dix ans. »

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Dans les griffes d'un froid céleste

L'écho du silence accompagne chacune de mes phrases, sans doute la jeune femme se les approprie-t-elle à sa manière. Elle m'entend mais j'ignore ce qu'elle écoute. Ce qui fait sens ou non. La parole est porteuse de bien des choses, mais elle possède autant les atours d'une caresse que d'une lame, l'habit dont les liens se tressent ou le décor qui se fane... Tant de nuances pour chaque regard. Cela lui appartient, au fond, et je comprends cette réaction qui s'ensuit alors.

De jolis mots, oui, et bien moins que cela encore... Mon esprit apprécierait grandement que ma compréhension d'autrui soit aussi fine que le constat offert par Lou. Malheureusement, j'en suis plus loin qu'il n'y paraît. Comment saisir une âme humaine, la complexité dans une de ses plus particulière forme ? J'interprète ce que perçois, au mieux de ce que je pense, toujours faillible cependant. D'un bref hochement du visage je chasse ses réflexions, avant qu'elles ne m'égarent trop pour revenir au présent bien compact qui nous entoure.

« Le pardon revête de multiples sens... Mais je conçois bien ta difficulté à cet endroit. Pardonner, c'est un peu accepter, cela demande parfois une toute autre bravoure. Une prise de risques pour certains, un détachement qui peut s'avérer effrayant. Comme briser un lien sûr pour restaurer un autre devenu, avec le temps, incertain... » Mes lèvres se referment alors que je réalise exprimer des sentiments plus personnels et dont la jeune femme ne retirera pas grande aide pour sa propre réflexion. Enfin... personne ne sait vraiment ce qui nous influe et résonne, mes expériences me l'ont appris à de nombreuses reprises.

Je lève brièvement un sourcil à cette question qui se pare doublement d'évidence, la dureté du réel s'échappe sans que je ne puisse ou veuille la retenir.

« Si tu péris au combat ou en pleine chasse, qui s'en occupera ? » Le timbre calme, je poursuis, devançant une réponse quelconque. « La différence réside dans le choix, j'en ai bien conscience. Et c'est précisément là mon intérêt. Il ne s'agirait guère de fatalité mais bien de volonté... C'est pourquoi tu as tout le loisir d'y réfléchir, comme de refuser. »

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