Après une longue inspiration, la Lieutenante rouvrit les yeux. Ses iris sombres dessinèrent l'horizon d'un trait invisible, clair pour sa réflexion. Les rayons solaires perçaient timidement les sommets de la chaîne Céleste. L'heure matinale et le ciel dégagé leur portaient assistance sans rien demander en retour.
Qilin talonna sa monture reptilienne. Aer profitait de sa saison pour souffler doucement sur sa peau de neige. L'air de la montagne revigorait ses sens et son esprit. Une ambiance paisible imprégnait les flancs immaculés de la roche. Une curiosité presque contradictoire tant la poudreuse se gorgeait de sang ces dernières années. Peut-être qu'un jour, une fois ces terres débarrassées de la tyrannie de Tarnac, elle ferait construire une maison en altitude. Elle méditerait sur la terrasse chaque lever et chaque coucher.
Un sourire amusé étreignit les lèvres pulpeuses de la jeune femme. Un plan de retraite presque utopique. Mais n'était-ce pas la raison de leur présence ici ? Assurer un idéal à leurs concitoyens. Pour y parvenir, le travail restant s'avérait aussi colossal que cette montagne. Et la nature, au-delà des rebelles, suffisait à rendre la tâche aussi ardue que dangereuse.
Une silhouette de bois et de pierre se dressa finalement dans tout ce blanc. Le village du clan Eiðr, leur destination. La patrouille aérienne de la Garde Dorée avait repéré la veille une procession de la Confédération trop conséquente pour être dénuée d'ambition. En recoupant les informations de leurs espions et leurs prévisions stratégiques, ce clan semblait être la cible. Des renforts avaient rapidement été dépêchés, et la soldate Lù en faisait partie.
Les portes passées, la trentaine d'armures scintillantes prit position dans tout le village. Le plus haut gradé partit s'entretenir avec les époux Eiðr, déjà informés de leur arrivée et des préparatifs de bataille. Ses propres ordres données, la lieutenante de noble naissance se posta près des remparts. Elle trouva de quoi asseoir son séant et entreprit d'aiguiser sa lame, qui avait souffert d'une rencontre monstrueuse dans la nuit. Une entorse minime mais nécessaire à son programme.
L'arrivée imminente de la Garde Dorée faisait régner au sein du village une ambiance indescriptible. Chaque habitant semblait nimbé du drap opaque de l'anxiété. Chaque déglutition se faisait bruyante, chaque geste trahissait une prudence exacerbée, chaque regard fuyait là où il ne croiserait aucun de ses semblables. Personne n'ignorait que le détachement d'un continent armé en soutien du clan Eiðr signifiait qu'une bataille – une de plus – teinterait bientôt le manteau neigeux des Monts Célestes de rouge carmin.
Lou n'était évidemment pas sans le savoir, elle non plus. À 14 ans, elle avait laissé derrière elle beaucoup de ses atours enfantins. Si son corps n'était pas encore celui de la fière guerrière qu'elle espérait devenir, il était le témoin d'un entraînement au combat marqué. Seuls ses yeux, billes d'azur sur fond laiteux, et sa voix fluette trahissaient encore son adolescence, à son grand désarroi. L'année en cours était pour les hommes et les femmes du clan d'une violence rare. Les incursions de la Confédération s'enchainaient, réduisant récoltes et troupeaux à bien moins que le minimum vital. Nombre de chasseurs avaient péri, perdu dans les griffes d'un blizzard trop épais ou d'un animal trop féroce. Lou ne comptait plus les nuits où, terrassée par la douleur de l'incertitude, elle avait pleuré son père. Il était pourtant toujours revenu.
Au centre du village, à quelques encablures de la forge, Lou regarda les soldats fraichement arrivés se mettre en position. Elle suivit leur chorégraphie, main droite sur la hache qu'elle portait à la ceinture, d'un œil mauvais. S'ils étaient des alliés, ils étaient avant tout des étrangers. À 14 ans, la guerrière adolescente n'avait pas encore saisi les subtilités de la géopolitique. Il lui semblait, peut-être à juste titre, que recourir à l'aide d'un prince absent des esprits de tous constituait une entorse au code de l'honneur des fiers guerriers du clan Eiðr. Il lui semblait aussi que ce Keizer dont le nom faisait grimacer jusqu'aux plus forts, n'avait rien d'un honorable guerrier non plus. Que gagnait-il à s'en prendre à ses semblables ? Si Prince et Keizer – que de jolis mots pour deux rats terrés aux extrémités du monde – voulaient en découdre, qu'ils se donnent rendez-vous dans le désert et qu'ils s'affrontent en duel. Instrumentaliser des hommes et des femmes innocents... En voilà une fière passe d'armes !
Elle cracha son mépris au sol et se décida à se rapprocher de la porte fortifiée du village. La femme qu'elle vit assise là attira son attention. Elle semblait plus étrangère en ces lieux que tous les autres soldats en poste. Sous la lumière presque morte d'une froide journée d'hiver, ses cheveux tranchaient avec le blanc de la neige entassée à ses pieds. Gardant une distance de sécurité relative avec elle, Lou la dévisagea, scrutant le moindre de ses gestes, se demandant ce qui pouvait motiver une guerrière à venir mettre sa vie en jeu si loin de chez elle.
Cinq années passées à se battre dans le froid. À peine sa formation finie et le grade adjudant accordé, -comme à chaque major de promo, Qilin s'était jetée dans les affrontements. Témérité, zèle, ces mots auraient pu ternir son image si elle ne fournissait pas un sang-froid jugé à toute épreuve. Le cœur de l'action et le sens du sacrifice doraient une jeune carrière encore mieux qu'un graissage de pattes, pourvu que la mort épargne ses propres actionnaires. Dangereux pari, or la seconde option s'avérait aussi peu ragoûtante que déshonorable.
Sa prise de galon et la reconnaissance de son ordre faisaient face à une stagnation redoutable du conflit. Rien n'avait changé malgré toutes les pertes, tous les espoirs. Les rebelles tuaient des gardes et les gardes tuaient des rebelles. Un engrenage trop bien huilé. Il était temps de prendre recul et hauteur pour faire bouger les choses. Le Nord n'avait malheureusement plus rien à lui offrir.
Un reflet du flanc de la montagne s'illustra sur sa lame. Une beauté si cruelle. L'un de ses doigts fins glissa distraitement sur les contours rocheux. Le répit ne valait pas le repos. Ici, il fallait s'en contenter. Le crissement de la neige rattrapa son esprit. Ses iris noirs se posèrent sur le faciès crispé d'une adolescente, qui fut saluée d'un signe de tête respectueux. Ils l'étudièrent discrètement avant de revenir sur le dao, la large épée entre ses mains gantées.
Le port fier, les épaules légèrement charpentées, une digne représentante de ces terres. Qilin ne s'offusqua pas de l'insistance de son regard bleu ciel. Le chef Hölrik et leur colonel avaient beau tisser une solide amitié, il en fallait davantage pour chasser la méfiance de tous les fils leur étant liés. L'échange à sens unique brisa toutefois les convenances sociales. La lieutenante finit par relever la tête. Sa voix s'éleva avec patience :
« Oui ? »
Les traits empreints d'une tranquille résolution, elle attendit que la demoiselle se manifeste verbalement.
Elle était comme envoûtée. Les gestes de cette guerrière venue d'ailleurs lui semblaient si doux, si particulièrement chorégraphiés que rien ne parvenait à l'extraire de sa contemplation immobile. Rien, si ce n'était un mot de la dite guerrière. Lou sursauta presque quand ce simple mot vint la heurter. Elle se sentit comme une enfant prise la main dans le sac et se renfrogna, boudeuse, avant d'elle-même prendre conscience de la stupidité de sa réaction. Elle approcha, à peine, en pointant du doigt la lame entre les mains de l'étrangère.
- C'est la première fois que j'en vois une comme celle-ci. Je ne crois pas que le forgeron d'ici soit capable d'en créer d'aussi belle.
Elle confirma ce constat doux-amer en jetant un regard à la hache glissée sous sa ceinture, contre son flanc droit. L'instrument rudimentaire n'était pas de première jeunesse et le tranchant de sa lame émoussée suppliait qu'on prenne le temps de lui rendre son coupant d'antan. Sur la poignée de cuir, on voyait clairement se dessiner le contours des doigts de Lou, signe d'un entraînement quotidien et d'un attachement sans doute trop prononcé pour son arme.
Méfiante, comme toujours en présence d'un inconnu, la jeune guerrière du nord avança encore d'un petit pas. Ses réactions n'étaient finalement pas si différentes de celles d'un animal sauvage près de sa tanière. Elle voulait avant tout essayer de comprendre le grand déploiement armé au sein de son village. L'inquiétude se lisait sans peine sur ses traits tirés. À 14 ans, on ne camoufle pas les chagrins, ou si grossièrement qu'on les rend encore plus évidents.
- Pourquoi tout ça ? Ils viennent encore, hein ? Ils peuvent, nous n'avons presque plus rien à leur donner si ce n'est nos vies. Les récoltes sont maigres et le bétail n'a jamais été aussi maigre. Qu'ils aillent prendre ce qu'ils veulent à Rorn !
Elle cracha ces derniers mots comme s'ils lui brulaient la gorge, jetant à son interlocutrice un regard si densément habité qu'il aurait été difficile de le défricher du premier coup. Il y poussait de la rage, de l'incompréhension et l'espoir d'obtenir enfin une réponse.
- Pourquoi venir risquer de mourir si loin de chez vous ? L'avez-vous au moins déjà vu une fois, ce Prince pour qui on doit se battre ?
La curiosité de l'adolescente portait donc davantage sur son arme que sa personne. L'ombre d'un sourire étira discrètement les traits de l'épéiste. De cette étrange lame émanait un vieil héritage, brandi avec un mélange de fierté et d'humilité. Qilin hocha simplement la tête. Elle partagerait avec plaisir l'histoire du dao, en attendant que sa présence soit requise à la table décisionnelle. Mais l'attitude de la blonde l'invita à contenter le silence. Les troubles s'y révélaient parfois plus aisément.
Son regard de jais suivit l'azur trouble. L'équipement s'abîmait vite en temps de guerre, et le partage des richesses s'amenuisait à mesure de son enlisement. Maigre consolation s'il en était, le constat touchait assurément les rebelles. Ce dernier point s'exprima finalement comme tourment chez son interlocutrice. La soldate soutint l'échange avec calme et neutralité. Malgré la situation, elle restait à disposition de la population. Son devoir l'amenait également à recevoir les inquiétudes et y répondre de son mieux.
Le raclement de l'acier contre la pierre prit fin. Ses iris sombres dépassèrent l'épaule de la la jeune guerrière. Gardes et villageois déchargeaient les maigres vivres et équipements acheminés depuis Rorn. La guerrière rangea tranquillement l'arme et le nécessaire d'entretien, tel un rocher imperturbable face à l'océan tumultueux. Sa voix s'éleva sur le même ton :
« Je l'ai vu quelques fois, oui. »
L'interrogation véhémente soulevait une question plus complexe et parfaitement légitime. Qu'elle ait affaire à une femme en devenir ne changeait rien. À son âge, dans sa situation, la dureté du monde n'épargnait personne. Le pragmatisme étreignit ses propos :
« C'est pour attaquer Rorn qu'ils affaiblissent puis rasent vos villages. Afin de s'assurer que personne ne les prendra à revers. »
Qilin se redressa lentement. L'horizon blanc captiva son regard perçant. La fermeté naturelle de son timbre, lorsqu'elle portait son armure étincelante, se laissa légèrement distancer.
« Il ne s'agit pas réellement du Prince, il n'est qu'un homme parmi tant. Mais ce qu'il représente, l'union, la paix, la prospérité, sont des objectifs qui nous rapprochent. Chacun choisit de mener le combat en s'engageant dans la Garde Dorée. Peu importe les raisons, nous nous retrouvons ici et nous battons tous ensemble. »
Son regard retrouva celui de sa cadette. Aucun discours de motivation ni expression d'un idéal n'émanait des mots de la gradée. Elle parlait comme une soldate, avec le recul de ses années de service. Ses compagnons d'armes ne pensaient pas tous ainsi. S'ils étaient triés puis formatés à la défense d'une cause, certains passaient à travers les mailles. Tant pis pour eux qui vivaient dans l'incertitude de leur présence en ces terres hostiles.
La jeune femme croisa les bras sur sa poitrine. La détermination illuminaient ses yeux d'une lueur sereine. Aucun Lù n'avait jamais manqué à ses devoirs. Elle ne serait pas la première de cette prestigieuse lignée. L'honneur la guidait, même si elle comptait tracer sa propre route un jour prochain.
« Je défendrais la personne à mes côtés sur le champ de bataille. Qu'elle soit armée d'une hache rudimentaire ou d'une épée brillante ne fait aucune différence. Si je dois en mourir, soit. »
Une résignation solide parsemée d'une touche amusée en revoyant la lame grossière. Celle-ci se tenait aussi fièrement à la taille de cette fille que le dao à la sienne.
La jeune guerrière au teint pâle resta interdite un moment, les yeux toujours rivés sur la si singulière lame. Elle n'avait pas coupé la parole de son aînée, se contentant d'écouter ses paroles sans même ouvrir la bouche. Son mutisme était souvent signe d'un précieux effort de compréhension. Elle analysait, repassait, pensait aux mots qu'elle venait d'entendre. Après un long moment, elle croisa les bras sous sa poitrine et secoua la tête une fois. Les sourcils froncés, elle leva le regard sur le visage de son interlocutrice.
- Tout ça, c'est des conneries.
Elle approcha de quelques pas et se laissa tomber en tailleurs sur le duvet neigeux. Installée, la tête à peine plus haute que le nombril de sa voisine, elle s'éclaircit la voix. Elle avait ce don là. Celui d'instaurer à sa guise un changement d'ambiance aussi radical qu'un jour d'hiver qui deviendrait printemps en quelques heures seulement.
- Moi aussi, on m'a appris des jolies phrases à répéter sans y penser. Et moi aussi on m'a déjà raconté les idéaux, l'honneur, la fierté et tout ce qui façonne le monde tel qu'on le connaît. Je défends l'honneur d'un clan, d'une famille, des miens. Mais ça ne m'empêche pas de faire preuve de discernement. Elle marqua une pause, la tête penchée, pas vraiment certaine du sens du mot qu'elle venait d'utiliser. Toi aussi, tu te battras pour ceux qui ont la même couleur que toi sur leurs armures et tu tueras les autres. Ça fera de toi une bonne guerrière. Mais qu'est-ce que ça fera de toi, au-delà de ça ?
Elle regarda la guerrière, haussa les épaules. Ses fins doigts gantés dessinaient des formes inconnues dans la neige accumulée.
– Les idéaux, les principes, les beaux mots, c'est joli pour gouverner dans sa grande ville. Mais ici aujourd'hui, toi et moi, on est des femmes, c'est tout. Tes guerriers sont des hommes, ceux d'en face aussi. Des hommes devenus marionnettes qui s'entendraient peut-être ? Peut-être même des gens de la même famille. Ici, quand on a un problème, on n'implique pas la moitié du village pour le régler. On se bat ou on s'explique, mais on le fait sans les autres, qui ont déjà bien assez de problèmes. Alors qui du Prince ou du Keizer a de meilleurs idéaux que l'autre ? J'en sais foutrement rien. Mais s'ils veulent se mettre d'accord – si vous voulez vous mettre d'accord – faîtes le loin de chez moi. J'en ai marre de voir mon père partir sans certitude de le voir revenir.
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