Se balancer un peu plus loin, un peu plus haut. Se hisser vers le ciel, ne jamais redescendre, toucher du bout des doigts les nuages. Nérée voulait voir le monde d’en haut.
Le temps était si beau, d'une clarté blanchâtre. Eblouissante journée. Elle ne pouvait s’empêcher de contempler cette nature, emplissant ses poumons d'air frais. Il était vrai qu’à cette époque de l’année, la chaleur du soleil n’avait que peu de place en ces lieux reculés. Le nord du monde était une région belle et hostile. Le froid mordait, vous rendait faible, vous tuait peu à peu. Un climat particulier. Mais ce même climat rendait aux montagnes toute leur beauté, les vêtant aujourd’hui d’un manteau blanc. Ce dernier était percé par des fleurs hivernales, d’une beauté sans égal. Nérée aimait les fleurs. Elles étaient capables de pousser dans n’importe quel endroit, même entourées de parasites affriolants. Elles étaient capables de tout.

Lui aussi avait un manteau blanc. Le vent hurlait doucement sur ces hauteurs paisibles. Il n’y avait personne ; une nouvelle matinée venait de commencer. Etait-elle restée aussi longtemps dans la prison ? Le temps n’avait plus d’importance. La jeune noble venait de sortir du temple dédié à Aer, mais accompagnée. Son propre nuage la suivait ; elle l’avait décidé. Recouvrant sa tête pour ne pas laisser toute sa chaleur s’échapper, elle fit quelque pas dans la neige fraichement tombée. Le lieu était si calme qu’elle aurait aimé y rester. Malgré tout un autre désir la traversait en cet instant ; son regard lui était déjà tout entier dédié. Au-dessus d’elle le soleil brillait de tout son éclat, caché de temps à autres par un nuage franchissant le ciel paisiblement. Elle voulait y aller, elle voulait les rejoindre.

Elle ne connaissait même pas son nom mais ce n’était pas important. Se retournant vers le demi-dieu qui était dorénavant esclave, elle fixa son regard sur lui. Il était encore plus majestueux en dehors de ses murs. Encore plus terrifiant. Alors la jeune femme s’en approcha doucement, contemplant chaque parcelle de son corps. Elle s’imprégna de son image ; créer un lien demandait du temps et il fallait bien commencer par là.

« Emmène-moi là-haut. » Commença-t-elle doucement. Les formalités viendraient par la suite ; elles n’étaient pas importantes. Elle reprit : « Prends-moi avec toi et vole avec les nuages. »

Elle se risqua une nouvelle fois à effleurer sa fourrure qui la fascinait tant. Il pouvait lui faire du mal ; elle ne le lui avait pas interdit. Mais elle ne pouvait aussi. Nérée désirait retourner à Rorn, mais considérait le vol comme un meilleur moyen de locomotion. Nérée désirait toucher le ciel pour la première fois. S’assurant cette fois-ci que toute ses affaires étaient bien accrochées à son corps, elle attendit.

Le temps était blanc, comme sa tenue de voyage et sa fourrure divine.

Sa fourrure était aussi blanche que la neige. Presque elle l’éblouissait, tant le soleil pouvait s’y refléter. Il était haut dans le ciel. Elle voulait le rejoindre. Ainsi, alors que son demi-dieu lui répondait qu’il ne la porterait pas, la jeune femme se rapprocha un peu plus de lui. Il n’allait pas la porter avec ses bras, comme auparavant. Il n’allait pas la supporter, l’aider, la soutenir. Il n’était pas là pour cela. Elle ne l’avait pas délivrée pour cela. Sans laisser sa main briser le contact avec son pelage divin, Nérée posa sa seconde main sur l’un de ses arcs rouges. Il l’acceptait sur son dos et c’est ce qu’elle désirait. Ainsi, elle se hissa sur son dos tranquillement, enfonçant ses mains dans sa crinière blanche. Elle avait un parfum étrange ; s’étant penchée contre lui elle pouvait le sentir. Puis elle se redressa légèrement pour s’accrocher à son arc rouge partant de sa tête. Tomber aurait été dommage en vue de son désir d’aller toujours un peu plus loin, un peu plus haut.

Et ils s’envolèrent. Nérée découvrait cette sensation où tout son être était attiré par la terre, alors qu’il montait, encore et encore. Elle se sentait fouetter par l’air, elle s’agrippait de toute ses maigres forces pour rester un peu plus longtemps sur son nuage. Son nuage l’emmenait parmi les siens. Même s’il y était contraint, peut-être que cela lui faisait au moins un tantinet plaisir. Mais elle ne savait rien lui. Avait-il un nom ? Mais cela n’était pas important pour le moment. La jeune noble observait la terre, les montagnes qui devenaient si minuscules. Elle se penchait dangereusement, se balançait entre le ciel et la terre. Les arbres n’étaient que des points, les hommes, parasites affriolants. Même si la vue de cette hauteur pouvait être effrayante, cela n’avait pas d’importance. Même si elle voulait retourner à Rorn la direction du vol n’avait pas d’importance ; elle voulait simplement voler.

Elle ne disait rien. Elle se contentait de profiter de ce nouveau voyage, de rêver. Elle n’avait que faire de sa respiration devenue difficile, du froid qui la mordait doucement. Nérée était simplement satisfaite. Au-dessus d’elle se trouvait le soleil ; un instant elle voulut s’en rapprocher un peu plus. Pouvoir le toucher du bout de ses doigts, cela était dangereux et attirant.
Inconsciente humaine qu’elle était. Mais sa condition lui convenait amplement, en cet instant.  

Le demi-dieu volait et il s’était arrêté. Si près du soleil et pourtant si loin, elle ne pouvait pas l’atteindre. Peut-être ne le voulait-elle pas finalement. Dorénavant stable, la jeune femme lâcha l’emprise d’une de ses mains sur son arc rouge pour la passer dans sa fourrure, doucement. Si longue et dense, si agréable à toucher. Peut-être devrait-elle le tondre. Elle fut rapidement tirée de ses songes lorsque la voix de son nuage parvint à ses oreilles, malgré le vent qui hurlait dans ses oreilles. Nérée aimait les histoires. Le sage partageait sa connaissance tout en cachant le but de son message. Le fluide carmin qui s’écoulait dans ses veines s’emballa en même temps que son corps ; elle vivait l’histoire et cela était si palpitant. Ainsi l’envie de la prolonger la gagna peu à peu. Elle voulait connaître cette sensation, cette brûlure irréversible.  

« J’ai pourtant envie de me bruler les ailes, à chaque instant. » Lâcha-t-elle presque inconsciemment, alors que son regard était tourné vers le soleil. Mais son nuage n’était une bonne poire. Son demi-dieu n’était pas un esclave alors qu’elle pouvait le plier à chacun de ses mots. C’était sa seule arme contre lui et pourtant, en cet instant elle se plia aux siens. Elle le voulait.  

« Comment te nomme-t-on ? »

Il avait démarré la conversation et elle allait la continuer. Nérée voulait connaître son esclave, et la première chose était de savoir son nom. Même si elle avait trouvé que le nuage le représentait bien, respecter son nom était préférable. Se redressant complétement, elle observa les environs, le ciel qui s’étendait à perte de vue. Elle l’avait enfin. D’ici les nuages étaient bien moins majestueux ; deux mondes si différents. Ici il n’y avait ni quenouille ni chou-fleur, seulement le vent et les nuages. Un monde qui dominait. Un monde qui n’était pas le sien.

Shénzi. Ce mot était simple à prononcer, comme un sifflement. Il sifflait comme le dangereux serpent et le mélodieux courant d’air. Shénzi, c’est un nom qu’elle n’oublierait pas. Même si ce n’était qu’un simple nom, comme mille autres, Nérée ne voulait pas l’oublier. Si le demi-dieu était son esclave elle était son maître. Las de s’accrocher, elle se pencha sur sa fourrure pour presque s’allonger, sa tête reposant sur le haut de son cou. Elle pouvait tenir ainsi, même s’il bougeait quelque peu. Et tomber n’était pas dérangeant. Comme une enfant, elle joua quelque peu avec un fil de son pelage, l’entourant entre ses doigts. Peut-être perdrait-elle un jour une main à faire cela, mais cela ne la dérangeait pas. Elle aurait eu ce qu’elle voulait, en cet instant, et le reste n’était pas important. Et il l’était. Mais le futur n’existait pas pour elle, aujourd’hui.

Qui était-elle, finalement ? Elle était humaine. Elle était détestable, attirante, tant de chose qu’elle-même ne pouvait tout savoir. Nérée passa une main dans ses cheveux de feu, respirant doucement. Elle sentait que répondre à cette question, bien que dérangeante, était nécessaire. Les secondes s’écoulèrent, tranquillement. Elle réfléchissait alors que son nuage avait repris la route. En vue de sa direction, il ne volait pas complètement vers Rorn mais ce n’était pas grave ; elle aimait les détours. Depuis lors elle n’avait cessé de jouer avec sa fourrure blanche. Elle réfléchissait et pourtant la réponse était si simple. Un fin sourire fleurit alors sur ses lèvres.
Elle était simplement elle.

« Je ne suis qu'une enfant. Une enfant qui s’amuse à marcher comme une adulte alors que sa marche est incertaine, chancelante. »

Ces paroles venaient de son ancienne invocation. Elles venaient de traverser son esprit, un souvenir refaisant peut-être surface grâce à la similitude de la situation et de la question. Peut-être étaient-elles vraies, finalement. Elle reprit :« Je pense que tu t’attends à plus de détail, sur ce que je suis, sur ce que je pense. » La jeune femme se redressa, posant son regard sur l’horizon. Elle aimait ces paysages vides. « Je me nomme Nérée Helireah. Je ne suis qu’une simple humaine, et pourtant bon nombre me trouvent singulière. On me voit comme une noble sauvage mais le sang qui coule dans mes veines est pourri. Mais tout te dire maintenant ne serait pas amusant. »

Au final, Nérée aimait s’amuser. Ses prunelles se posèrent sur Shénzi, qui n’avait pas encore ouvert les yeux sur ce monde. Le pouvait-il ? Même si cette question brulait sa gorge, elle ne dit rien. Non, en cet instant, une autre envie plus forte que les autres la gagnait ; elle avait trouvé un nouveau partenaire.

« Je veux m’amuser avec toi. »

Son nuage s’était une nouvelle fois arrêter. Pourtant, les nuages ne pouvaient pas faire cela. Soumis aux vents, ils étaient simplement soufflés, sans cesse. Peut-être que son demi-dieu était lui aussi soufflé par Aer. Il avait lui-même été balayé. Les nuages, eux, déversaient leur tristesse sur terre. En faisait-il autant ? La jeune femme avait une multitude de question à lui poser et pourtant, elle se contentait de sourire en cet instant. Peut-être ignorait-il réellement le sens de ses mots. Au final, sa volonté était bien changeante. Elle aurait voulu être comprise. Mais elle préférait avoir son monde à elle, là où personne ne pouvait la rejoindre.
Il voulait savoir comment elle comptait s’amuser avec lui, de lui, alors elle allait lui montrer. Les mots n’étaient pas suffisant pour expliquer ; elle ne le pourrait jamais. Ainsi elle se pencha, rapprocha sa tête de la tienne. Si près, qu’elle pouvait entendre sa douce respiration. Si près, qu’elle se contenta de susurrer ses mots.

« Attrape-moi. »

Un ordre et elle lâcha toute emprise. Un ordre et elle le laissa tomber. Elle glissa de son corps, brisa son étreinte et se donna à Aer. Son corps était une nouvelle fois entraîné vers le sol. Elle volait. Elle volait mais savait qu’elle allait une nouvelle fois être arrêtée ; elle l’avait voulu. Peut-être aurait-elle dû rester silencieuse. Peut-être était-ce plus amusant que d’avoir un doute sur le fait d’être rattrapée par son esclave ou non. Elle s’amuserait à cela une prochaine fois. Aujourd’hui elle se contentait d’apprécier sa chute vers la mort, contemplant le paysage se rapprochant. Le monde était beau et petit vu d’en haut.  

Même si la jeune noble savait qu’elle n’allait mourir en cet instant, cette sensation était palpitante. Presque elle rêvait recommencer, une seconde fois. Puis une troisième. Elle venait de réaliser un de ses rêves de jeunesse et elle voulait en profiter. Elle était pourtant encore jeune. Elle n’était qu’une enfant.

Elle sentait l’air s’engouffrer entre ses doigts. Il était frais. Elle avait fermé ses paupières tant le voyage était appréciable. Peut-être ne voulait-elle pas voir ces arbres grandissants, dont la cime allait bientôt l’atteindre. Peut-être ne voulait-elle simplement pas voir. Elle remettait sa vie à Aer. Sa course était sur le point de finir, bien qu’elle se doutait qu’elle se trouvait encore à une grande distance du sol. Elle se doutait qu’elle n’allait jamais le toucher seule. Nérée sentait la présence de son ange gardien, au-dessus d’elle. Un ange gardien dangereux, qui lui était pourtant dévoué. Il lui appartenait. Malgré tout cette possession était différente des autres ; elle se fichait de tout. Cette possession n’était pas docile et la jeune femme aimait cela. Elle avait entendu son grondement sourd, ce hurlement divin. Il ne semblait pas apprécier ce petit jeu.

Puis elle sentit une nouvelle fois le contact avec son nuage. Il était arrivé si vite. Cela en était presque décevant ; peut-être aurait-elle dû lui ordonner de ne pas se presser. De prendre le temps de ne rien faire. La jeune noble savait que le jeu s’arrêtait ici, alors que sa chute était ralentie, progressivement. Elle avait rouvert les yeux, constatant qu’elle était encore bien haute dans le ciel. Avait-il fait exprès de la prendre par le bras pour que celui-ci cri silencieusement ? Cette tension était insupportable et la jeune femme aimait cela. Cette douce douleur faisait partie du jeu. Ses jambes, son être entier pendaient dans le vide, retenue qu’à un fil. Un fil divin, un fil qui était sous ses ordres et qui pouvait la lâcher sous un unique ordre. Elle avait la possibilité de se donner la mort en une phrase ; cela était pathétique.
Nérée laissa échapper un doux rire.

Ses yeux vairons se posèrent sur son nuage, qui semblait la regarder. Ses paupières constamment clauses avaient quelque chose de dérangeant ; à se déplacer avec autant d’aisance cela devait lui être habituel. Les demi-dieux étaient des créatures étranges et fascinante à la fois, et la Dame Aux Fleurs devait se l’avouer. Elle s’intéressait à Shénzi. Elle voulait tout connaître de lui.
Elle inspira doucement, reprenant ses esprits. Le temps était si calme. La nature à ses pieds, si endormie. Cela faisait un bon moment qu’ils avaient quittés les montagnes pour les forêts enneigées du nord.

« Descendons jusqu’au domaine de Terra. » Dit-elle simplement.

Le jeu devait cesser.
Nérée ne voulait plus voler.

Même si elle savait qu’elle pourrait retourner à sa guise dans les airs, lorsque ses pieds touchèrent le sol elle sentit une certaine déception la traverser. Même si elle ne voulait plus voler elle voulait y retourner. Alors que Shénzi semblait inspecter les alentours, elle finit par sortir de ses pensées et revenir à la réalité. Il était bien prévoyant. Et le jeu était fini. Passant une main dans ses cheveux pour les recoiffer après cette descente mouvementé, Nérée porta son regard sur les paysages alentours. La forêt du Nord était calme, comme à son habitude. Elle avait remarqué cette particularité lorsqu’elle avait fait le voyage vers le temple, en compagnie d’une poignée de marchand. Le prédateur était silencieux, ici. Le soleil était déjà haut dans le ciel ; son jeu avait duré. Ses pieds s’enfonçaient doucement dans la neige fraiche, ce qui lui value un petit frisson. La journée rayonnait d’un blanc éclatant, dont le froid était des plus mordant.

Pourtant, chaque arbre se ressemblaient. Il était vrai que la jeune noble ne savait guère où elle se trouvait ; Rorn était encore si loin. S’ils avaient passés les montagnes entourant le temple, la forêt s’étendait à perte de vue. De plus, rester ici n’était guère une idée à suivre. Si les prédateurs étaient silencieux, ils pouvaient sortir de leurs cachettes à tout moment. De ce fait, lorsque son esclave lui demanda ce qu’elle comptait faire, Nérée resta un moment silencieuse. Peut-être était-elle en train de réfléchir. Peut-être contemplait-elle encore la nature qui l’environnait. Elle ne savait pas. Elle ne s’était jamais posée la question, et elle ne le voulait pas. Son regard fixé sur l’horizon, elle inspira tranquillement.
Cela n’était pas important.

« Je veux retrouver une personne, mais ce n’est pas facile. Je veux m’échapper de mes obligations mais je dois retourner à Rorn. Ce que je compte faire n’a que peu d’importance ici. »

Ou du moins, il n’avait pas à le savoir le reste de ses pensées. Pas aujourd'hui. Il était vrai que la jeune femme avait des envies, des désirs. Mais certains faisaient parties de son monde et elle ne voulait laisser personne s’en approcher. Elle ne referait pas l’erreur. Ainsi elle commença sa marche, dans la direction de son regard. Une direction aléatoire, déterminée par une simple feuille volante ayant attiré son attention.

« Je compte seulement aller un peu plus loin, plus haut et ce avec ton soutien. » Reprit-elle, sans pour autant se retourner. La Dame Aux Fleurs savait que son nuage était soufflé par le vent.
Son vent.

Il était de nouveau à ses côtés. Nérée sentait sa présence, son aura divine. Cela avait quelque chose de chaleureux en soit ; elle n’avait jamais eu d’étreinte chaleureuse. Elle ne les avait jamais perçus comme tel, même ceux de Maria étaient froids. Ce n’était pas sa famille. Nérée marchait silencieusement alors que la neige criait sous ses pieds, à chacun de ses pas. Les traces qu’elle laissait derrière elle, peut-être resteraient-elles indéfiniment en ces lieux. Mais la neige allait un jour les recouvrir. Pourtant en ce moment même elle se faisait au fil de ses pas, lentement. Shénzi lui ne laissait aucune trace derrière lui. Peut-être était-ce là le signe de l'immortalité.
Elle marchait simplement avec son invocation sans laisser de trace derrière elle.

Peut-être se dirigeait-elle vers le village qu’elle avait aperçu, quelques temps auparavant. Peut-être avait-elle prise la direction opposée, se dirigeant vers l’océan Téthys. Cela n’avait que peu d’importance. Elle atteindrait son but quoi qu’il arrive ; un détour ne pouvait être sans fin. Tout avait une limite, si loin était-elle. Son nuage lui demanda si elle avait connaissance de la direction qu’elle avait pris, sur un coup de tête. Il n’y avait pas besoin de réfléchir pour répondre. Il n’y avait pas besoin d’une réponse élaborée, de justification. Malgré tout Nérée se contenta pendant un temps de marcher. Le silence était redevenu roi. A quelques reprises on pouvait voir la neige bouger au loin ; Nérée n’était pas la seule à laisser des traces en ces lieux emboisés. Le vent qui s’y engouffrait était agréable, et faisait virevolter ses quelques mèches rebelles. Presque il faisait bon.

« Non. » Dit-elle simplement.

Elle ne le savait pas. La jeune noble ne trouvait aucun intérêt à connaître l’avenir. Les choses allaient arriver, de toute façon. Ce grondement avait quelque chose de rassurant. S’inquiétait-il ? Il était vrai que la jeune femme n’avait pas été très bavarde avec lui. Peut-être était-il curieux de savoir qui se cachait derrière cette enveloppe charnelle, impatient de savoir s’il avait fait le bon choix. Peut-être s’était-il trompé ; c’était trop tard.

Alors elle continua de marcher. Si on prêtait réellement attention à la nature environnante, on pouvait découvrir que le calme n’était que de façade. On pouvait entendre le battement d’ailes des Candors. Le hurlement des Emeraudes et la folle course des variquans, frappant de leurs sabots le sol congelé de la forêt du Nord. Même si elle aurait pu monter sur le dos de son nuage, l’envie n’était guère présente pour le moment. La Dame Aux Fleurs aimait marcher dans la neige, chose inexplicable. Elle aimait les paysages froids comme ceux devant ses yeux. Un paysage familier. Princesse du désert préférant la glace, cela était paradoxale.

Cela faisait presque deux heures que la jeune femme marchait dans cette neige, aussi blanche que l’être qui veillait sur elle, d’en haut. Quelques fois elle le regardait aller et venir dans les airs, avec une élégance enviable. Nérée aurait aimé avoir des ailes dans son dos. Même si l’oiseau ne la fascinait pas, pouvoir s’éloigner de sa condition de simple être humain était attirant. Repousser la limite un peu plus loin. Malgré tout, ses pieds étaient encore enfoncés dans la neige, chaque pas devenant un peu difficile que l’autre. Durant ce court temps de voyage elle n’avait fait aucune rencontre, à sa plus grande déception. Peut-être voulait-elle rencontrer un monstre, comme lors de sa première marche avec Nevi. Peut-être voulait-elle encore crier. Malgré tout, une rencontre en cet instant n’était pas un événement fortuit. Il fallait avouer que la marche n’avait jamais été son fort, bien que la jeune femme aimait voyager. Elle savait que son corps s’épuisait rapidement. Marcher dans la neige était épuisant et elle n’était pas une voyageuse. Soupirant faiblement, elle s’arrêta un instant.

Au final, peut-être aimait-elle simplement marcher. Ses prunelles se posèrent une fois de plus son invocation, qui semblait la rejoindre. Ainsi, lorsqu’il arriva à sa hauteur, Nérée ne put s’empêcher de sourire, bien que la situation ne donnait aucune raison à ce geste. Un simple sourire. Peut-être était-ce ses mots qui l’avait fait naître, peut-être était-ce la simple présence de son nuage à côté d’elle. Suivant sa main du regard, la jeune noble, restant silencieuse, repris sa marche dans la direction indiquée. Il y avait un village là-bas ; le but avait été atteint. Même si son visage restait neutre elle était reconnaissante envers son invocation. Il n’avait pas à lui dire tout cela. Faisait-il attention à elle ? Peut-être que derrière ces yeux clos se cachait une bête sage et protectrice. Peut-être un démon, une bête aux crocs acérés. Nérée voyait Shénzi ainsi : il était tout à la fois.

Elle pouvait voir le village, à travers les arbres de la forêt. Si on y prêtait l’oreille on pouvait entendre des voix, dont le son se perdait dans les airs. « Fais ce qu’il te plait. » Lâcha-t-elle, reprenant sa marche. Elle n’allait pas lui imposer ce passage rapide dans ce village pour se reposer. Il lui suffisait, de toute façon, de prononcer son nom pour que son nuage soit soufflé jusqu’à elle. Ainsi, sans plus faire attention à lui, la jeune noble se dirigea vers les portes du village fortifié. Les bêtes étaient cruelles, ici. Arrivé devant l’entrée, Nérée se présenta comme une simple voyageuse, une simple personne de passage. Elle ne mentait pas. Alors on lui indiqua la bâtisse servant de taverne et d’auberge pour les étrangers. Bien que la fatigue la submergeait elle ne songeait qu’à repartir. Elle ne songeait qu’à Shénzi.

Il y avait une odeur particulière qui se dégageait de la pièce principale de l’auberge. Agréable et pourtant singulière, la jeune femme fut étonnée de ne voir presque personne en ces lieux. Il était vrai que la journée battait son plein ; le village de chasseurs paraissait désert.

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Peut-être n’aurait-elle pas dû s’arrêter là. Même si Nérée avait pu se restaurer et profiter de la chaleur du lieu, en cet instant même elle ne désirait que partir. Même si le village paraissait désert, il restait cependant quelques chasseurs, s’occupant de la garde du village, et d’autres ne faisant rien. Sauf un, qui avait pris pour occupation de charmer la jeune noble qui n’avait que faire de ses belles paroles. Il n’y avait pas de belles paroles dans ce monde. Jugeant qu’elle s’était assez reposer, elle se leva de son siège. Puis un sourire fleurit sur ses lèvres ; le chasseur le pris pour lui alors que ce n’était pas la bonne raison. Douce erreur. Ainsi, lorsqu’elle sortit de l’auberge, l’homme amoureux la suivit. N’arrêterait-il donc pas de parler ? La jeune femme se dirigea au hasard dans le village, pour enfin trouver un coin tranquille.

Le chasseur qui était à ses côtés, peut-être qu’il pensait qu’elle l’avait amené ici pour succomber à son charme. Il s’était d’ailleurs considérablement rapproché. Adossée contre un arbre, Nérée le regardait. Elle souriait.  

« Shénzi. »

« Shénzi. » Souffla-t-elle doucement. Appeler son invocation était toujours quelque chose d’étranger à la demoiselle. Elle ne savait guère pourquoi, mais cette sensation d’user du lien divin la dérangeait quelque peu, même si cette dernière était agréable. Elle avait dit son nom et le souffle d’après elle était là, à côté d’elle. Peut-être n’allait-il pas apprécier la raison de sa venue en ces lieux. Peut-être était-il occupé. Cela n’était pas important. L’homme, qui se rapprochait de plus en plus d’elle avait été arrêté dans son action lorsqu’elle avait prononcé ce mot. La surprise pouvait se lire sur son visage. La peur, lorsqu’il vit quelque chose de nouveau à ses côtés. De blanc et de rouge, comme un être étranger à cette terre. C’était un demi-dieu, après tout. Peut-être réalisait-il qu’il était dorénavant dans son piège ; amusant jeu qui allait bientôt se terminer.

Le chasseur semblait être traversé d’une multitude d’émotions : la peur, la colère, la surprise, le doute. Le doute sur son destin qui allait se jouer, bientôt. Il allait être forcé à jouer. Il s’était retourné vers son esclave, une main sur son épée. Puis il lui avait parlé. Nérée haussa un sourcil, quelque peu surprise. Elle-même n’aurait jamais dit ces mots. Elle-même était conscience de sa condition d’homme face à la divinité. Même s’ils étaient esclaves, ils n’en restaient pas moins supérieurs. Avoir le droit d’être ici. Cela n’avait pas de sens. Cependant, avant que la jeune noble ne puisse répondre, Shénzi prit la parole. Il le menaçait, de sa parole et de son corps. Un demi-dieu était dangereux.

Le chasseur n’avait plus que la peur dans le fond de ses yeux. Il était resté muet, prêt à fuir au moment opportun. Il avait pris conscience de la nature du doute qui le traversait. Ainsi, lorsque son nuage lui demanda la raison de son appel en ces lieux, l’homme jugea bon qu’il était temps de partir. Il jugea qu’il avait le temps de fuir, entre deux échanges de ce duo cinglés. Pourquoi appeler son invocation alors qu’il n’avait rien fait de mal ? Pourquoi une femme comme celle-ci possédait un monstre comme celui-là ? Nérée suivit du regard le chasseur courant entre les arbres, s’éloignant du village

« Tue-le. »

Cela fut sa seule réponse. Peut-être était-ce sa première raison, peut-être une envie soudaine. Malgré tout l’ordre avait fusé, d’une voix douce et calme.

Il courait. Pouvait-il distancer la mort ? Il courait à en perdre haleine, il courait pour sa vie jusqu’à s’arracher les bras pour aller plus vite. L’humain ne le pouvait pas. Inévitablement il était rattrapé par elle, et elle la prenait dans ses bras, doucement, cruellement. Puis elle touchait, donnait un baiser mortel, inévitablement. Cela n’avait pris guère de temps, au final. La mort était venue et l’avait pris avec elle. Nérée vit son corps tomber comme une poupée qu’on avait délaissé. Puis la mort revenir à elle, comme si de rien n’était. Shénzi était un tueur. L’aurait-il fait, si cela n’avait été un ordre ? La jeune noble n’avait plus de raisons à rester en ces lieux. Elle allait refaire des traces dans la neige, qui allaient s’effacer avec le temps. Comme si de rien n’était, comme s’il ne s’était rien passé.
Il ne s’était rien passé, ici.

La jeune noble laissa la question de son nuage en suspens. Ils devaient reprendre la route. Lors de son repos à l’auberge, elle avait pris connaissance de sa position dans la forêt du Nord, et ainsi de la direction à prendre pour retourner à Rorn. Ils avaient encore une poignée d’heure de marche avant de l’atteindre, même si la voie des airs était bien plus rapide. Mais elle voulait marcher, elle voulait faire durer ce détour. Lorsqu’ils furent assez loin du village, Nérée passa une main dans ses cheveux, observant les alentours. Elle n’avait pas un bon sens de l’orientation.

« Nous nous dirigeons aujourd’hui vers Rorn, une ville nouvelle sur l’ordre du Prince de cet île. Ce dernier l’a fait construire pour affirmer son autorité sur ces terres. Mais tous ne voient pas cette intervention d’un bon œil. La vie ici est bien différente de celle à Lüh, la capitale. As-tu déjà foulé ces terres, auparavant ? »

Elle avait parlé d'une voix calme, comme si cela n'avait que peu d'intérêt pour elle. C'était le cas. Nérée avait conscience de ces tensions entre Rorn et le Nord. Certains ne voulaient pas de l’autorité de Prince. Certains ne voulaient pas être dominés par un homme loin de toute réalité, emmitouflé dans ses parures luxueuses et cajolé par sa cour. Même si la noble n’avait que faire de ces tensions, elle ne pouvait les ignorer. La paix n’était qu’un entre deux. Mais la guerre lui était profitable. Elle reprit : « Si la menace vient aujourd’hui de l’intérieur, elle vient aussi de l’extérieur de notre peuple avec les monstres. Ma bibliothèque personnelle, à Lüh pourra te documenter à ce sujet. »

Elle ne savait guère pourquoi cette question avait fusé, comme ça. Cela n’avait pas de sens dans sa phrase. Malgré tout, elle devait s’avouer être curieuse sur le sujet, ainsi elle ne regretta pas ses mots. Nérée ne regrettait que rarement. Elle assumait ses actes et ses paroles, n’était pas timide ni gênée. Même si son corps était fragile, son l’esprit ne l’était pas. Un mince sourire se dessina sur ses lèvres lorsque son invocation évita sa question. Peut-être était-ce un sujet sensible. Peut-être n’avait-il tout simplement pas envie de raconter des histoires des temps d’avant, futiles pour beaucoup, intéressantes pour la demoiselle. Un jour elle lui ordonnerait de la lui raconter.

Son corps heurta doucement la queue de son nuage. Sortant de ses rêveries, la jeune femme posa son regard sur lui, forcée de s’arrêté. Voulait-il encore des caresses ? Malgré tout elle resta silencieuse, s’interrogeant sur ses pensées. Il ne faisait pas de choses inutiles. S’il semblait porté son attention sur la forêt, Nérée ne percevait rien. La forêt était calme, silencieuse. Il n’y avait pas une bête ici. Peut-être avaient-elles toutes fuis le froid. Peut-être simplement chassées. Seule une bête plus puissante, dans les terres de la loi du plus fort, pouvait forcer les autres à quitter un endroit. C’est ce qui se produisait en ce moment même, avec Rorn. La neige vola soudainement. Une chimère se dressait devant elle.

Ces créatures étaient affreusement belles. On racontait que les Quatre, lors de sa création, n'étaient pas d'accord sur l'apparence qu'elle aurait. Le résultat mettait en avant l’union dans le désaccord. Même si la jeune femme avait la forte envie de s’approcher de cette bête mortelle, elle jugea préférable de s’éloigner du combat. Son demi-dieu avait déjà évité l’une de ses attaques, par chance. Ainsi elle se dégagea rapidement de l’étreinte douce de sa queue et recula de quelques mètres, se mettant à une distance raisonnable pour observer le combat sans risquer d’en prendre part. Aujourd’hui elle ne voulait pas être blessée. Peut-être ne voulait-elle pas reproduire le même schéma qu’avec son ancienne invocation. Peut-être voulait-elle voir quelque chose de nouveau, voir son nuage déchaîner sa fureur, faire gronder l’orage et tomber la pluie.

Un nuage était une menace pour ceux qui se trouvait en dessous.