Oblivion était revenue du Temple de la Terre quelques jours auparavant avec Wazzi, le petit panda roux ayant accepté d’accompagner la jeune femme pour un bout de chemin, le temps que durerait la vie de celle-ci.
La blonde demoiselle était fière de ce qu’elle avait accompli dans cette cellule, et elle prenait très à coeur ses promesses, c’est pourquoi elle demandait sans cesse à sa nouvelle Invocation si elle souhaitait l’accompagner dans tous ses déplacements quotidiens.

Cette fois-ci, après un repos mérité d'une journée, la jeune femme profitait de son dernier jour de permission pour refaire ses stocks de paquetage et rendre service à ses parents. Elle appréciait de se sentir utile, même pour des tâches basiques, mais qui faisaient plaisir à ses géniteurs dont elle prenait soin, les voyant vieillir.
Par certains côtés toutefois, elle affectionnait aussi d’être loin d’eux car lorsqu’elle vivait dans le manoir familial il ne se passait pas un jour sans que la question d’hypothétiques fiançailles ne soit évoquée, sujet qu’elle prenait soin d’esquiver de toutes les manières possibles.

C’était donc pour échapper une nouvelle fois aux tentatives d’argumentation de ses parents qu’elle avait accepté la requête du maître cartographe de la famille, Ron, qui avait passé une commande de reprographie d’un recueil de cartes à la bibliothèque de Lüh qu’il fallait aller chercher rapidement. Avec gratitude, elle avait assuré à l’employé qu’elle s’en occupait et était sortie rapidement, Wazzi sur l’épaule.

Le temps était doux et paisible, contrairement à l’esprit de la demoiselle qui marchait à vive allure dans les rues, sac sur l’épaule libre, épée courte à la ceinture. Elle portait ce jour là une tunique de bonne facture à la garçonne, avec chemise, redingote et pantalon couleur crème, le tout assorti de bottes brun foncé. Une tresse faite à la va-vite complétait le tout, battant le dos de la demoiselle au rythme rapide de ses pas.
En plus d’aller chercher le livre précieux, Oblivion avait décidé de faire quelques achats de première nécessité au marché, car ses stocks de viande séchée et de soins basiques étaient un peu bas.

S’engageant dans la rue de largeur moyenne qui foisonnait de vendeurs déjà en pleine activité malgré l’heure matinale, elle se laissa aller à rêvasser tout en observant les produits venus de loins. Les senteurs et les arômes des échoppes d’épices embaumaient déjà l’air, faisant presque tourner la tête de si bonne heure. Mais le principal avantage de venir tôt était sans aucun doute de ne croiser que peu d’autres flaneurs, ce qui rendait le passage plutôt facile.

Rapidement, Oblivion arriva à son échoppe attitrée, le Marché des Saveurs, et commence à fureter dans les rayons. Elle avait une liste de course assez longue mais savait exactement quoi chercher et où. Elle était connue dans l’établissement, comme tous les autres Gardes de Lüh et les Chasseurs, si bien qu’aucun vendeur ne vint pour tenter de lui vendre des produits qui ne seraient pas adaptés à ses besoins.
Elle comptait ensuite passer dans d’autres boutiques, même si elle n'aurait pas besoin d'aller dans toutes, ne serait-ce que pour montrer à Wazzi tout ce qu’il y avait à acheter à la capitale.

Oblivion ne s’était jamais attendue à apprécier autant de partager sa vie avec quelqu’un. Sa condition de jeune fille de famille riche l’empêcherait sans doute à jamais de trouver un homme qui serait à son goût mais il fallait admettre que la relation qu’elles commençaient à bâtir, Wazzi et elle, était sur la bonne voie.

La Garde Dorée n’avait jamais eu beaucoup de patience d’une manière générale, mais face au caractère impérial de la fille de Terra, elle se révélait capable de déployer des trésors de patience. Et parfois même, c’était le petit panda qui, par ses actions ou ses mots, suscitait chez la jeune femme des éclats de rire insouciants ou des sourires amusés, choses qu’il était devenu rare pour elle de produire.
Elles évoluaient toutes les deux, et même si tout n’était pas encore parfait, il n’y avait pas à se plaindre. Les choses venaient plutôt naturellement pour la jeune femme qui s’était attendue à devoir se forcer à faire des efforts. Tel n’était pas le cas.
Au début, elle avait dû apprendre à partager ses projets et ses pensées avec la demi-déesse, mais elle avait trouvé en elle une sorte de confidente qui lui faisait un bien fou simplement à l’écouter, c’était libérateur.
Si bien que finalement, partager ses journées avec l’enfant de Terra était devenu presque naturel, déjà au bout d’à peine une semaine, depuis l’instant où elles étaient sorties toutes les deux du Temple.

Encore une fois, quand l'exigeante petite Invocation avait enjoint Oblivion à aller directement à la bibliothèque, elle avait une nouvelle fois arraché un large sourire à la Garde Dorée qui avait promis qu’elles iraient, bientôt. Mais il n’était pas pour autant question de déroger à son planning, la jeune femme étant bien décidée à rester un maximum de temps éloignée du manoir familial.
Une fois arrivées au marché, Oblivion avait rapidement fait ses emplettes, ce qui n’avait pas empêché Wazzi de s’illustrer de nouveau en tombant dans un panier d’osier. Elle n’avait pas pu s’empêcher de menacer son Invocatrice, mais le fait qu’elle soit sur le dos les quatre pattes en l’air amenuisait sérieusement la portée de sa menace et la jeune femme, malgré tous ses efforts, n’avaient pas pu se retenir de pouffer légèrement.

“Rigoler ? Moi ? Ce n’est pas mon genre…”

Avait-elle ajouté, une fois certaine de ne pas éclater de rire. Elle avait ensuite docilement tendu le bras pour permettre au petit panda roux de remonter sur son dos et l’avait laisser renifler tout son saoul les senteurs orientales et épicées des commerces jusqu’à ce que le moment fatidique arrive.

Oblivion ne put s’empêcher de lever les yeux au ciel, sur son Invocation donc, quand celle-ci lui fit part de son ennui, avant de s’éloigner du Marché aux Saveurs pour s’avancer près d’Harbaljim et de ses odeurs de fleurs. Puis soudain la demoiselle eut une idée.

“Est-ce que quelque chose ici te ferait plaisir ? Je sais que les Invocations ne sont pas attachées aux possessions matérielles mais si tu as envie de grignoter ou de boire quelque chose ?”

Elle continuait de marcher lentement en direction de la bibliothèque, remontant la rue marchande dans sa direction. Elle poursuivit.

“D’ailleurs en parlant de livres, est-ce que tu as été faire un tour dans la bibliothèque de mes parents ? Elle n’est pas aussi grande que celle de la ville mais il y aurait de quoi t’occuper un moment.”

Elle s’arrêta ensuite devant un bouquiniste de renom qui proposait des reproductions des traités scientifiques les plus récents et des bestiaires les plus détaillés de l’île à des prix exorbitants.

“On pourra même t’acheter d’autres livres quand tu auras fini de lire ceux de la bibliothèque. Enfin, peut-être que ma… Non rien.”

Elle allait dire, “peut-être ma vie seule ne te suffira pas pour tout lire” mais rappeler à le demi-déesse que sa liberté n’était que temporaire semblait totalement déplacé à Oblivion qui prenait toujours bien soin de ne jamais aborder ce sujet pour ne pas peiner le petit panda.

Oblivion avait écouté Wazzi lui décrire un fruit existant dans l’ancien monde. Mais la description ne correspondait à aucun fruit qu’elle eut connu sur les étals de Lüh. Peut-être que le fruit exact n’existait plus mais que le goût subsistait encore dans une nouvelle création de Terra ?
Soudain désireuse de contenter le petit panda roux, Oblivion opina du chef et exprima son idée.

“Nous n’avons pas le temps aujourd’hui mais plus tard, j’achèterais tous les fruits qu’on peut trouver à la capitale, et tu les goûteras. Peut-être que ta “pêche blanche” a disparu, car je ne reconnais pas ta description, mais que son goût est dans un autre fruit ? Au final je suppose que c’est plus la saveur que l’apparence qui t’intéresse non ?”

Et s’arrêta devant une échoppe de nourriture tout en parlant, scrutant les fruits sans trouver celui que son Invocation avait décrit, elle conclut donc, une pointe de déception dans la voix.

“Et si on ne le trouve pas à Lüh, on ira dans des villages de l’île pour voir.”

La peine qu’elle avait senti dans la phrase de Wazzi avait serré le coeur de son Invocatrice. Même si elle n’y était pour rien dans la disparition de cette fameuse “pêche blanche”, elle se sentait coupable, pour une raison inconnue. Et Oblivion tenait vraiment à alléger au mieux la servitude dans laquelle était emprisonnée la fille de Terra à cause de ses propres ancêtres inconséquents.

Quand elle passa au sujet de la bibliothèque familiale et que le petit panda s’indigna de la façon dont elle avait été traitée, la jeune femme fronça les sourcils de mécontentement. Comment ça les serviteurs de la maisonnée lui avaient interdit le passage ? Elle avait pourtant été claire au sujet de la demi-déesse, elle l’avait présentée en bonne et due forme à ses parents et au majordome. Elle avait pensé que cela suffirait mais sans doute faudrait-il qu’elle précise que Wazzi savait se tenir et qu’elle était aussi propre que n’importe quel être humain.
Secouant doucement la tête, elle répondit gentiment à son Invocation.

“Je suis désolée. Je pensais que te présenter officiellement à mes parents et au majordome suffirait à te donner les droits partout, comme pour moi, mais il semblerait que je doive remettre quelques pendules à l’heure… Les gens qui travaillent chez nous n’ont jamais eu l’occasion de savoir ce qu’il convenait de faire en votre présence. Mes parents n’ont jamais eu d’Invocation. Bref, je m’occuperais de donner des instructions précises dès mon retour à la maison.”

Elle comprenait parfaitement l’indignation de la demi-déesse, et elle trouvait délicat de la part de celle-ci de ne pas être venue se plaindre plus tôt. Heureusement qu’elle avait abordé le sujet d’elle-même, sans le savoir. Il fallait à tout prix qu’elle mette les choses au point. Il ne fallait pas que Wazzi se sente rejetée ou limitée dans sa propre maison, c’était inacceptable.
D’un autre côté, les parents d’Oblivion n’ayant jamais eu l’envie ni le besoin d’avoir un demi-dieu à leur côté, la maisonnée n’en avait jamais côtoyé et ne devait sans doute pas savoir à quoi s’attendre. Elle leur ferait donc part, gentiment dans un premier temps, de comment elle voyait les choses. Si ce genre d’incidents venait à se répéter, elle serait sans doute plus ferme mais il n’y avait pour le moment pas d’urgence à houspiller les serviteurs de ses parents.

Quand Wazzi alla se faufiler dans les rayonnages de l’étal du bouquiniste, Oblivion se prit à sourire en la regardant. C’était une bonne chose qu’elle soit encore capable de s’enthousiasmer pour des objets ou des idées. Et la Garde Dorée comptait bien permettre au petit panda de satisfaire sa curiosité au maximum. Sa promesse était toujours là mais désormais, c’était avec plaisir que la demoiselle s’accordait ces précieux moments à flâner en compagnie de la fille de Terra qui, malgré son caractère de diva, était vraiment adorable.

Mais le moment de quiétude s’arrêta net quand le bouquiniste attrapa Wazzi par le cou et vint la houspiller sans délicatesse. Instantanément, le visage jusqu’alors détendue d’Oblivion se referma et son attitude décontractée laissa la place à une autre, militaire et raide, qui dissimulait mal un agacement grandissant.
Personne n’avait le droit de malmener ainsi un demi-dieux ! Que ce soit le sien ou celui d’un autre, peu importait. Indignée mais faisant preuve de maîtrise, pour le moment, la Garde Dorée répliqua avant que le petit panda ne passe à l’action.

“Premièrement, faites attention à la manière dont vous vous adressez à un Garde Doré monsieur. Je ne suis peut-être pas en service mais j’ai toujours l’autorité nécessaire pour vous sanctionner si vous continuez votre outrage aux forces de l’ordre.”

Elle récupéra ensuite Wazzi délicatement dans ses bras et poursuivi sur un ton glacial.

“Deuxièmement, ce que vous qualifiez de sac à puce fouineur est une fille de Terra plus sage et plus vénérable que le plus vieux de vos livres, ou même de toute votre boutique. Alors je vous enjoins immédiatement à lui présenter tout le respect qui lui est dû.”

Toisant finalement l’homme de toute sa haute stature, elle finit par conclure sans pitié.

“Maintenant que les choses sont clarifiées, j’espère que vous aurez l’intelligence d’avoir un geste envers deux clientes potentielles qui risquent, non seulement de ne plus jamais remettre les pieds dans votre boutique, mais aussi de laisser entendre quel genre de comportement vous vous permettez.”

L’air devenu blême du propriétaire ne suscita à aucun moment la compassion de la demoiselle qui attendait effectivement un pardon commercial conséquent pour laver l’outrage qui lui avait été fait, à elle, mais aussi à Wazzi. Si d’aventure il s’avérait que le marchand ne soit pas assez intelligent pour comprendre ses menaces non dissimulées, elle était tout à fait capable de les mettre à exécution séance tenante.

Oblivion toisait l’homme de toute sa prestance et après que Wazzi soit intervenue pour souligner le fait qu’elle était effectivement une demi-déesse et que la jeune femme n’affabulait pas. Elle approuva les paroles du petit panda d’un hochement de tête appréciateur, son air toujours impérieux.
Quand l’homme s’excusa et proposa de leur offrir un de ses ouvrages, la jeune femme laissa plâner une seconde ou deux de silence, exprès pour le laisser mijoter dans son jus, avant de répondre.
Elle croisa ensuite le regard malicieux de son Invocation et s’autorisa à se dérider légèrement avant de répondre sur un ton plus conciliant que celui qu’elle avait eu précédemment.

“Je laisserais passer pour cette fois. Effectivement il s’agit là d’une regrettable méprise, je n’en doute pas. Vos excuses sont acceptées.”

Elle posa alors Wazzi sur le bord de l’étal et lui désigna les caisses remplies d’ouvrages d’un air encourageant.

“Je te laisse le soin de choisir l’ouvrage qui nous sera offert. Tu l’as amplement mérité.”

Souriant légèrement, elle décida d’abandonner son rôle de Garde Dorée, acceptant la sincérité du bouquiniste et lui adressa un hochement de tête bienveillant qui eut pour effet de le détendre de façon tout à fait visible.
Reposant les yeux sur la fille de Terra, elle compléta sa tirade.

“J’ai quelques tsuris avec moi, Wazzi. Si tu trouves d’autres ouvrages qui t”intéressent, montre-les moi, et je les achèterais. Je ne pense pas que la bibliothèque de mes parents contiennent beaucoup de traités scientifiques. Ils se sont essentiellement penchés sur l’économie à vrai dire.”

Le bouquiniste avait haussé un sourcil intrigué tandis que la demoiselle parlait et s’était redressé, reprenant son rôle de marchand. S’approchant avec quelques précautions de la Garde Dorée, il s’inclina légèrement avant de demander prudemment :

“Mes excuses Mademoiselle, mais puis-je m’enquérir de votre nom de famille ?
- Je suis Oblivion El’Galas.
- Oh ! La fille de Sieur Setar et de Dame Inuys ! Ecoutez, je peux sans doute vous renseigner sur les ouvrages qui sont dans votre demeure, ils ont presque tous été achetés chez moi ! Je vais chercher mon registre.”

Et il repartit aussitôt dans les tréfonds de sa boutique, laissant tout loisir à Wazzi de farfouiller et à Oblivion de laisser ses pensées vagabonder sur les nouvelles choses de sa vie.
Quand il fut revenu, il présenta à la demoiselle un registre énorme et insipide qui la fit grimacer imperceptiblement. Elle s’empressa de refuser tout net l’ouvrage.

“Je vous fais confiance pour me dire si je ne risque pas d’acheter des ouvrages en double. Nous verrons cela quand Wazzi aura choisi.”

Le bouquiniste opina, et d’un commun accord, ils se tournèrent vers le petit panda, attendant qu’elle prenne sa décision.

Oblivion avait suivi les pérégrinations littéraires de Wazzi avec un air amusé, détendue et sereine en cette belle journée de repos. Elle appréciait de se trouver là, à cet instant précis, pour profiter des choses simples de la vie.
Croisant les bras sous sa poitrine, elle laissa la fille de Terra faire tranquillement sa prospection et quand celle-ci revint avec deux ouvrages dans des domaines très pointus, la Garde Dorée opina, approuvant les choix qui avaient été faits.

A la question que l’Invocation avait posé, la demoiselle s’était interrogée. Il n’était pas impossible que ses parents possèdent un bestiaire, mais elle doutait sincèrement du fait qu’il soit à jour ou même complet, de nouvelles espèces et informations étant régulièrement mises à jour par les différents scientifiques qui parcouraient Arcane en long, en large et en travers.
Elle regretta immédiatement de ne pas avoir saisi l’occasion de regarder elle-même dans le registre du marchand au moment même où elle vit son regard s’illuminer. En tant que fille de marchands, elle avait quelques notions en commerce et le regard de l’homme ne lui disait vraiment rien qui vaille. Les livres que Wazzi avait choisis étaient peu lus, ou du moins uniquement par des spécialistes ou des gens qui avaient du temps à perdre en lecture comme les nobles, ce qui indiquait clairement que le prix ne serait pas celui d’un simple ouvrage à l’eau de rose.

Gardant un air impassible, la demoiselle se creusa la tête pour essayer de trouver une excuse afin de récupérer le registre. Quand un idée germa. Elle était certaine que son père avait acheté le dernier traité sur les échanges avec les villes du nord, un ouvrage devenu rare et extrêmement coûteux depuis l’attaque de Rorn et tout ce que celle-ci avait ouvert en voies commerciales fructueuses pour la reconstruction.
Sachant que l’opportunité de pouvoir vendre un ouvrage aussi cher, de plus, ne répugnerait aucunement le marchand, elle avança son coup de bluff, en espérant que l’enfant des Quatre qui l’accompagnait comprenne la subtilité de la situation.

“Oh, Wazzi, quel ouvrage Ron voulait-il que j’achète en plus de la dernière carte à jour d’Arcane déjà ? N’était-ce pas celui sur les traditions commerciales des clans nordiques ? Il en a absolument besoin et c’est devenu tellement difficile de le trouver…”

La demoiselle espérait bien que, dans son empressement à lui trouver l’ouvrage en question, le commerçant en oublierait les deux précédents et qu’elle pourrait jeter un rapide coup d’oeil au registre pour s’assurer de limiter ses dépenses. Elle n’était pas dans le besoin mais si elle voulait éviter d’avoir à demander l’aumône à ses parents par la suite, il faudrait qu’elle fasse attention. De toute façon, son instinct commercial hérité lui dictait de tout faire pour éviter de se faire rouler dans la farine par ce petit homme. C’était presque une question d’honneur.

Oblivion aurait pu embrasser Wazzi d’ainsi jouer son jeu sans poser de questions. Elle répondit sans trop en dire, en râlant faussement, comme pour donner du poids et du crédit à la Garde Dorée. Celle-ci retint de justesse un sourire amusée et afficha en lieu et place une imitation de contrition, bien plus en accord avec les fausses remontrances de l’Invocation.
Le regard qu’il lui lança, interrogateur, manqua d’arracher à la demoiselle un petit rire d’enfant qui mijote quelque chose mais elle se contenta en revanche de jeter un coup d’oeil dans son dos, pour constater, avec un déplaisir certain, que le rondouillet marchand revenait déjà avec l’ouvrage hors de prix qu’elle avait prétendu devoir acheter dans les mains.

Le récupérant avec un petit sourire crispé, elle l’ouvrit en grand devant elle, à hauteur de ses yeux, pour faire mine de le feuilleter. Elle dit alors, d’une voix qu’elle espérait naturelle :

“Wazzi tu peux venir me voir ? Je ne suis pas certaine qu’il s’agisse du bon livre… Celui que Ron voulait.”

Puis, tandis qu’elle s’abaissait pour que le petit panda vienne se caler sur son épaule, elle tourna une page avec application, avant de se redresser une fois l’enfant de Terra sur l’épaule. Elle murmura alors, tout bas, de façon à peine suffisante pour que la demi-déesse la comprenne :

“Les ouvrages que tu as choisis sont rares et je voudrais être certaine que mes parents n’en ont pas déjà un. Ce serait du gaspillage d’acheter en double, surtout avec ma solde de Garde Dorée. Je voulais trouver un prétexte pour pouvoir jeter un oeil dans le registre des ventes mais ce diable de commerçant est étonnamment rapide pour son embonpoint, à croire que l’idée de se faire de l’argent lui donne des ailes.”

Tournant ostensiblement une nouvelle page pour faire comme si elle lisait avec attention, elle releva brièvement les yeux sur le marchand qui ne les quittait pas du regard, pas encore trop agacé de perdre son temps, l’idée de vendre trois ouvrages extrêmement chers le rendant clairement euphorique.
Oblivion reposa ses yeux sur le bouquin et, tout en continuant de murmurer, demanda donc conseil auprès de l’érudite qui l’accompagnait :

“Penses-tu que je devrais tout de go lui demander son registre, au risque de passer pour une pince et de devoir ensuite âprement négocier, ou te sens-tu de farfouiller dans le registre discrètement pendant que je fais diversion afin de lever le doute, que nous puissions boucler au mieux cette transaction ?”

Elle demandait sincèrement son avis à l’enfant de Terra car il lui semblait que les deux options avaient leurs lots de risques et d’inconvénients.
La première risquait d’aboutir sur des négociations à n’en plus finir, la seconde option sur le risque que l’Invocation ne se fasse attraper et qu’elles soient tout bonnement jetées à la rue sans rien avoir acheté. Et il ne faudrait alors plus parler de la réputation de la demoiselle El’Galas qui passerait alors pour une truande, ce qui n’était pas forcément le meilleur pour une Garde Dorée.

Tandis qu’elle attendait la réponse du petit panda, Oblivion tournait lentement les pages de l’ouvrage qu’elle avait dans les mains, tout en guettant le niveau d’impatience du bouquiniste qui semblait grimper à mesure que les minutes passaient.

Ce fut rapidement au tour d’Oblivion d’être curieuse de savoir ce qu’allait faire son Invocation. Haussant discrètement un sourcil, pas vraiment inquiète, elle s’autorisa un bref sourire en sentant la petite patte lui tapoter la nuque. Elle faisait confiance à l’enfant de Terra, car elle ne lui avait pas donné de raisons de craindre ses initiatives. La seule fois où elle avait dérapé, malheureusement Oblivion n’avait pas été loin de céder tout pareil. Elle ne pouvait donc pas lui en vouloir… Et puis c’était du passé.

La Garde Dorée se recomposa un visage de façade aussitôt que le petit panda commença à parler, se retenant difficilement de ne pas sourire. La situation était amusante pour le moment, bien qu’elle puisse rapidement tourner au vinaigre si d’aventure elles commentaient un faux pas ou que le commerçant ne se laissait pas duper. Les conséquences ne seraient pas tragiques mais en attendant qu’elle ne s’illustre au cours d’une nouvelle mission, la demoiselle avait plutôt intérêt à faire profil bas.

Elle rentra un peu la tête dans les épaules, comme si elle subissait réellement les réprimandes de son Invocation et baissa le nez, perdant avec brio l’intégralité de sa superbe précédemment affichée. Le marchand allait-il croire à cette soudaine soumission alors qu’elle avait précédemment affiché une assurance digne des plus grands ? Tout restait à savoir.
Elle opina vaguement d’un air dépité à la fin de la tirade, sans dire un mot, semblant totalement se laisser faire par la capricieuse enfant de Terra.

Elle fit mine de se révolter quand Wazzi passa sa commande au bouquiniste, lui ordonnant de lui passer le registre, comme pour essayer de la raisonner sur cette demande qu’elle trouvait potentiellement inconvenante, mais l’Invocation la remballa aussi sec, étouffant dans l’oeuf la prétendue tentative de combat qu’elle mimait.
Rendue a priori muette, Oblivion baissa de nouveau la tête, avant d’adresser au marchand un air désolé et presque suppliant, comme pour l’engager à l’aider, à la sortir de cette situation gênante.

Une minute passa, pendant laquelle le commerçant hésita, avant qu’il ne se saisisse du registre et ne l’apporte presque en courant. Il l’ouvrit en grand devant les deux interlocutrices et se mit à chercher dedans si les El’Galas avaient déjà effectivement acheté le “Traité non exhaustif sur les traditions commerciales des clans nordiques”. Et la réponse était donc oui. La Garde Dorée perçut non sans un certain amusement la lueur de déception dans le regard porcin du petit homme, mais elle resta imperturbable pendant qu’il faisait ses recherches, penchée sur lui et ses chiffres pour qu’il ne tente pas de les duper.

Il continua de parcourir son ouvrage de comptabilité pour les deux autres ouvrages et la carte de l'île, sans qu’aucune des deux demoiselles ne lui demande, ayant sans doute à coeur de s’assurer qu’il pourrait vendre quelque chose, et aucun des trois autres livres n’avait déjà été acheté, comme s’en doutait Oblivion. La lueur de soulagement et de triomphe dans les yeux du commerçant lui tira presque un rire, qu’elle contint avec brio toutefois.

Enfin satisfaite, elle se redressa et opina d’un air appréciateur en direction du bouquiniste, prononçant la phrase fatidique que celui-ci attendait tant :

“Et bien nous allons donc prendre les trois articles. Je vous laisse choisir sur lequel de ses trois magnifiques documents vous allez appliquer la réduction que vous nous avez si gentiment proposé tout à l’heure.”

Le rappel à l’incident par lequel toute cette mascarade avait commencé n’était pas subtil, mais il avait le mérite d’être direct. Logiquement, Oblivion n’aurait donc à payer que deux des trois souhaités, ce qui était une ristourne plus que sympathique pour ses économies personnelles.

Elle attendit qu’il fasse son choix et paya les 650 tsuris que lui coutaient la transaction, saisissant avec précaution les deux livres et la carte emballée dans son tube de protection, les rangeant soigneusement dans sa besace.
Après un salut au bouquiniste, elle s’inclina brièvement et s’éloigna, Wazzi toujours sur son épaule. Une fois hors de vue et hors de portée de voix, elle s’arrêta et soupira d’aise, lachant même un petit rire.

“Je ne pensais pas que l’achat de simples livres serait aussi mouvementé…! Je suis bien contente qu’on en ai fini. Mais la prochaine fois, on demandera directement le registre !”

Elle contempla la rue commerçante et hésita.

“Wazzi, veux-tu toujours aller à la bibliothèque ou tu préfères rentrer lire celle de mes parents, et tes nouvelles acquisitions ?”

Oblivion avait conscience que les choses évoluaient doucement entre Wazzi et elle. Elle ignorait si cette complicité entre elles était destinée à naître, ou si la force des choses les avaient obligé à faire des efforts pour s’accorder, mais les faits étaient là : elles évoluaient en égales plus qu’en maître et esclave. Du moins c’est l’impression que la Garde Dorée avait, et elle espérait qu’elle ne s’imaginait pas des choses.
Plus que tout, elle souhaitait faire les choses correctement pour la demi-déesse, tenir sa promesse du mieux qu’elle pourrait afin d’alléger la peine de l’enfant de Terra. Elle avait juré, et c’était bien tout ce qu’elle pouvait faire pour elle.
En échange, elle n’avait pas l’impression d’être trop exigeante en demandant des conseils au petit panda. Et en lui demandant d’être comme une espèce de journal intime à qui elle pourrait confier ses doutes. Pour le moment, la seconde partie était en attente, Oblivion n’osait pas trop s'épancher sur elle-même, de peur que l’Invocation soit vite ennuyée, mais aussi parce qu’elle ne saurait pas comment s’y prendre. Et finalement, elle n’était pas certaine d’en avoir envie.

Bref, elle écouta la réponse de Wazzi et opina avec un léger sourire, se mettant simplement en route vers la grande bibliothèque de Lüh, remontant l’allée des marchands pour continuer sa route, ses pensées s'envolant rapidement sous l'impulsion du beau temps et de leur entreprise réussie auprès du bouquiniste.

Elle fut interrompue dans ses pensées par les gigotements du petit panda roux. Un instant amusée à la voir sautiller sur son épaule, ses adorables mirettes remplies d’étoiles, elle sentit un nouveau sourire s’étirer sur ses lèvres avant que l’Invocation ne bascule en avant, dans une chute rocambolesque.
Avant qu’elle ne puisse anticiper quoi que ce soit, Oblivion se retrouva avec une queue touffue qui lui chatouillait les narines et elle ne put se retenir d’éternuer, une fois, puis deux, puis trois.
Enfin sa crise calmée, elle se décida à venir à la rescousse de l’érudite maladroite et se pencha pour l’attraper sous ses pattes avant et la remettre sur son épaule, le visage prétendûment impassible, mais qui ne demandait qu’une micro-sollicitation pour laisser place à une grosse hilarité.

Heureusement pour elles, elle ne fut pas tentée de rire et eut tout le trajet jusqu’à la grande place de la ville pour se calmer. La Garde Dorée haussa ensuite un sourcil perplexe en voyant la foule amassée là. Il était pourtant assez tôt mais l’endroit était en pleine effervescence. Fronçant les sourcils, elle s’approcha de quelques collègues en armure dorée qu’elle avait vu plus loin, les salua et leur demanda de son ton militaire :

“Camarades, quelle est la raison de tout ça ?
- Oblivion, es-tu restée en permission si longtemps que ça pour oublier que c’est bientôt le Festival de Terra ? C’est dans un peu plus d’une semaine, pour l’arrivée du printemps. Les préparatifs sont presque finis.
- Effectivement, maintenant que vous le dites. Et bien je vous laisse travailler en paix. Bonne journée !”

Elle salua ses collègues d’un signe de tête, puis elle prit à droite sur la place, bifurquant vers l’est. Elle remontait une nouvelle rue bordée de boutiques, déjà bien plus luxueuses que celles du début, exposant épices rares, vêtements d’une qualité indécente, et monstres de compagnie rares et hors-de-prix.
Quelques fois elle dû s’écarter pour laisser le passage à quelques attelages individuels tirés par des variquans aux écailles luisantes, dont on ne pouvait voir l’intérieur. A l’évidence, on était ici dans le quartier commerçant des nobles.
Tout en terminant les derniers mètres, elle demanda posément, après une explication de rigueur :

“Le Festival de Terra a lieu tous les ans pour marquer la fin de l’hiver et souligner le début du printemps. La première journée est dédiée à la fête et aux jeux. Et puis le soir, une procession va jusqu’au Temple, près de Trare, pour y déposer des offrandes. Est-ce que tu voudras participer ?”

Ce faisant, elle arriva sur une place beaucoup plus petite que la précédente, et bordée cette fois par de belles maisons de ville bourgeoises. A sa gauche trônait un immense bâtiment en pierre dont le sommet se terminait en coupole de verre. Une dizaine de marches menaient à son entrée, et tout de suite une aura de mysticisme et de respect était perceptible, les rares personnes entrant et sortant dudit bâtiment étant pour la plupart âgées et pressées, les bras souvent chargés de monticules de livres. Elles étaient arrivées à la Grande Bibliothèque de Lûh.

Oblivion avait bien conscience qu’elle ne connaissait pas Wazzi si bien que cela, mais il lui avait toutefois semblé important de lui expliquer le but du festival, et de lui proposer de participer. Après tout, elle lui avait promis de lui faire découvrir le nouveau monde, et cela ne passait pas seulement par les bestiaires ou les cartes. Leurs us et coutumes avaient aussi leur place dans cette nouvelle vie.
Elle écouta la réponse de son Invocation et opine tristement, n’imaginant que trop bien à quel point la punition des Quatre était cruelle. C’était d’ailleurs bien pour ça qu’elle avait fait sortir le petit panda roux de sa cellule, mais également qu’elle lui avait promis le plus de liberté possible.
Elle se contenta donc de répondre sur un ton neutre, presque doux :

“Ne t’excuses pas Wazzi. Je pense concevoir le pourquoi de ton refus sans difficultés. Je l’accepte tout à fait. De plus, tu es libre de faire ce que tu veux. Je serais quand à moi obligée d’y participer. Vois-tu, ce genre d’évènements publiques est aussi une bonne occasion de se montrer, et notamment d’exposer sa puissance, sa santé mais plus encore, sa progéniture. Je fais partie du lot.”

Elle avait dit ça sans émotion particulière, concluant ainsi la conversation, le fait d’être une espèce de marchandise de luxe ayant depuis longtemps fait son nid dans l’esprit de la demoiselle qui se contenta de poursuivre sa route sans modifier son allure.

Quand l’enfant de Terra descendit de son épaule pour s’approcher de la bibliothèque, elle la laissa faire à sa guise, puis la suivi dans l’édifice. A l’accueil, elle se présenta sommairement, ainsi que l’Erudite millénaire, et demanda poliment à la bibliothécaire d’accorder au petit panda autant de droits qu’à un humain normal. Celle-ci ne fit pas de difficultés, visiblement habituée à voir des demi-dieux accompagner leurs Invocateurs.

Elles s’installèrent à une table de lecture dans un coin près des traités scientifique, et Oblivion tira plusieurs ouvrages des rayons, sur les indications de la demi-déesse.
Après avoir fait son oeuvre, la Garde Dorée sourit à Wazzi et lui annonça qu’elle la laissa là, libre de ses mouvements.
Lui souhaitant une bonne journée, elle ressortit de l’édifice après une heure, se remettant en route vers le manoir El’Galas, situé non loin.