Dame Inuys se demandait ce qu’elle allait bien pouvoir faire aujourd’hui. Après le festival de Terra où ils s’étaient longuement montrés, et malgré les esclandres créés par leur fille, cette fougueuse enfant, tout s’était bien passé et leur nom brillait d’un nouvel éclat après les discussions fort plaisantes qu’ils avaient eu.
Ce festival avait été une bonne occasion de se faire confirmer que l’homme qu’avec son époux, ils prévoyaient de marier à leur Oblivion, pour peu qu’il accepta, était bien à la capitale pour quelques jours au moins et qu’ils pouvaient donc espérer obtenir une réponse à la missive que Setar avait envoyé quelques temps auparavant.
Pour ce lendemain de festival cependant, si elle-même se sentait fraîche et dispose, comme son époux qui était déjà à leur entrepôt pour régler les derniers détails d’une grosse livraison qui, si elle arrivait à bon port, ne ferait qu’ajouter à leur brillante réputation, elle doutait que de nombreux nobles ne viennent sonner à sa porte aujourd’hui.

Quelle ne fut pas sa surprise pourtant de recevoir une réponse du seigneur Akelar qui annonçait sa venue pour… Dans une heure ?! A l’annonce du message, Inuys se leva en bondissant se mettant à envoyer des ordres dans tous les sens, faisant peu à peu courir toute la maisonnée. Il fallait prévenir son époux, qu’il revienne au plus vite, qu’Oblivion et son invitée ne sortent pas de la chambre, que le petit salon soit préparé au mieux, qu’on fasse préparer des pâtisseries et du thé, et vite ! Tant à faire, tant à faire et si peu de temps !
Il fallait que tout soit parfait, c’était leur unique chance, unique, de faire entrer le nom des El’Galas dans les dignes livres de la noblesse ! Une si belle occasion ne se représenterait pas.

Dans la demi-heure son époux fut de retour et ils mirent des tenues plus en accord avec les négociations qui allaient avoir lieu.
Setar était un grand gaillard d’un mètre quatre-vingt quinze qui était encore plutôt en forme pour son âge, soixante-six ans tout de même, affichant un corps en forme, imposant et tout en muscles de l’homme qui a longtemps mis la main à la pâte à aider ses employés à porter les cargaisons à la force des bras. Depuis quelques années un léger embonpoint commence à apparaître, mais pas encore suffisant pour diminuer la prestance de l’homme qui vous fait face, sûr de lui, sympathique et toutefois sévère. Il portait pour l’occasion un costume bleu de la dernière mode mais toutefois pratique, de bonne facture mais pas outrageusement décoré de breloques que le patriarche El’Galas n’appréciait pas.
Inuys quand à elle était une femme d’un très banal mètre soixante, encore assez fraîche pour ses soixante-quatre ans, quelques rides légères venant zebrer sa peau blanche. Ses yeux bleus lumineux vous regardent d’un air tantôt aimable, tantôt glacial en fonction de ses humeurs. Posant une main délicate sur le bras de son époux, elle le regarde, encore pleine d’une affection tendre, tandis qu’il mène les négociations, s’assurant quand à elle qu’aucun serviteur ne traîne dans les parages ou que les plateaux ne soient jamais vides et le thé jamais manquant. Elle porte pour l’occasion une robe d’une délicate teinte champagne, de la dernière mode elle aussi, une parure de jade pour simple marque de coquetterie.

Ils attendaient donc le dernier des Katar d’un pied ferme quand il se présenta, leur tenue impeccable et la maisonnée au garde à vous. Au dehors, ce n’était pas un simple valet qui attendait le comte pour le conduire auprès des maîtres de maison, mais bien le majordome en personne. Il s’inclina quand l’homme de haute stature déclina son identité et répondit d’un ton respectueux en ouvrant la porte.

“Bien entendu votre seigneurie. Je vais vous conduire. Si vous voulez bien me suivre…”

Marchant d’un pas rapide, il mena le noble jusqu’à une cours carrée où un page viendrait prestement se saisir de ses rennes pour conduire sa monture aux écuries afin d’y être pansée.

Une fois le comte délesté momentanément de son moyen de locomotion, il fut guidé jusqu’au fameux petit salon où, aussitôt, tandis que le majordome s’esquivait sans un bruit, les parents El’Galas se fendirent d’une révérence parfaite. Et comme le voulait les convenances, ils attendirent ensuite que le noble ne prenne la parole en premier lieu. Une fois que ce fut fait, Setar reprit les rennes et lui fit un geste pour l’engager à s’asseoir tandis qu’Inuys faisait le service.

“En effet seigneur. Je vous prie en premier lieu d’excuser mes manières, de vous avoir ainsi fait mander mais l’affaire que je souhaite porter à votre attention est… Oserais-je le dire, d’une haute importance.”

Comme l’habile négociant qu’il était, l’homme attendit que sa femme termine le service, prit le temps de boire une gorgée de thé après avoir soufflé dessus avant de poursuivre, ménageant son effet.

“Voyez-vous, je vais être franc, mon épouse et moi vieillissons et nous souhaiterions nous assurer que notre fille soit à l’abris du besoin et du danger quand nous ne serons plus là.”

Reposant la tasse, il se pencha légèrement, avant-bras posé sur ses genoux, mains croisées devant son visage, ses prunelles grises fixées sur le visage du sombre comte en face de lui, attentif à chacune des réactions qu’il pourrait y lire. Il posa certaines de ses cartes sur table, à demi-mots, laissant à son vis-à-vis entrevoir les possibilités d’une telle offre seul.

“Oblivion est notre unique héritière. Elle récupèrera donc tous nos biens. Cette maison mais aussi notre commerce… Nos contacts… Notre fortune. Jusqu’à présent nous n’avions pas entamé de recherches pour lui trouver un époux convenable car il fallait que jeunesse se fasse mais… Nous ne pouvons plus désormais retarder l’échéance.”

Les mots étaient soigneusement choisis. Les avantages, pour quelques-uns, déjà énoncés. Des indices disséminés dans ses paroles. Il ne restait plus qu’à savoir si le poisson mordrait à l’appât.

Setar avait compris aux questions posées que l’angle adopté n’était pas le bon. Il était en effet parti du principe qu’il s’adressait à un noble habitué aux moeurs de la capitale et avait oublié que le comte était revenu après de longues années sans mettre un pied à Lüh. Ses parents étant morts tôt, il n’avait sûrement pas bénéficié de la même éducation que n’importe quelle famille un peu élevée socialement en ville… Et visiblement, malgré ses explications, il avait du mal à comprendre le concept de mariage d’intérêt.
Pourtant il n’y avait pas que des côtés négatifs à ce genre d’union. Après tout elles se faisaient aussi dans leur propre caste de bourgeoisie et cela lui avait permit de rencontrer sa tendre Inuys… Ils n’étaient pas destinés à se rencontrer autrement que de cette façon…
Au delà du sentimentalisme, il y avait aussi les raisons plus terre à terre qu’il choisit d’exposer à son invité.

“Vos mots sont durs mais je les comprends. Cela me peine d’en effet proposer ma fille unique en mariage… Mais contrairement à ce que vous semblez penser, c’est effectivement pour la protéger. Laisser un tel héritage à un enfant seul, qui plus est une femme est bien trop risqué. Je ne doute pas des compétences de ma fille mais plutôt de la manière dont elle sera perçue, femme seule à la tête d’un vaste empire financier.”

Et il disait vrai, malgré que, comme il l’est énoncé, son Oblivion soit parfaitement capable de gérer la situation, la laisser seule maîtresse à bord serait mal vu, même par ses partenaires commerciaux dont il craignait qu’ils s’éloignent. Il n’existait qu’un seul cas de femme seule à la tête d’un empire et il s’agissait d’une Duchesse dont le Prince lui-même tolérait les activités. Il poursuivit en ces termes :

“La seule à bénéficier d’un statut particulier est duchesse. Nous n’avons pas ce pouvoir. Je refuse donc de laisser mon enfant unique se débattre avec tous les requins qui viendront tenter de lui voler son héritage en plus de la lourdeur de celui-ci.”

Setar croisa à nouveau les mains et finit par avouer la dernière raison qui les avait poussés à porter leur choix sur Akelar Katar précisément.

“Nous avons souvenir que les finances des Katar n’étaient pas au beau fixe ces derniers temps, et tout ce qui manque à notre lignée, en plus d’héritiers, seraient que ceux-ci soient nobles.”

Les yeux gris fixés sur le sombre comte, le colosse El’Galas acheva :

“Le marché est donc simple : protégez notre fille en lui donnant un titre et la liberté d’utiliser votre nom pour faire perdurer son son héritage et celui-ci est à vous.”

Oui, point ici de subtilités ou de sous-entendus. Le deal était net, simple, précis. Setar El’Galas n’était pas connu pour son parlé maniéré mais plutôt pour s’engager dans des combats où il était certain d’avoir de bonnes chances. Restait à savoir s’il avait bien calculé celles qu’il avait dans cette affaire.

Setar devait admettre que le jeune homme se débrouillait bien. En effet, il avait entendu dire qu’il avait été vu en compagnie de la Duchesse la plus célèbre de la ville. Eux-mêmes n’avaient que peu de contacts avec elle mais peu échappait à leurs contacts dont les ramifications allaient bien au-delà des murs de la ville. Son visage se dérida un instant pour laisser apparaître un fin sourire à l’énumération de tout ce que le dernier des Katar avait accompli. Oh il ne savait que trop bien tout cela et c’était justement parce que malgré son âge plutôt jeune, il avait déjà tant accompli, qu’ils avaient jeté leur dévolu sur lui.
Se redressant, il se leva à son tour, croisant les mains dans son dos, laissant passer un instant de réflexion sur la manière dont il allait amener les choses, dont il allait abattre ses cartes, les dernières, les plus importantes.

“Non savons tout ce que vous avez accompli. Ce sont autant d’arguments en votre faveur, je vous le concède. Cependant il y a peut-être quelque chose que nous avons omis de vous souligner…”

Outre le fait que leur commerce est un réseau non négligeable, ils avaient aussi quelques charges au palais, en tant que Hauts Fonctionnaires, il avaient contact avec toute la noblesse, ou presque, seulement celle qui ne venait jamais au palais du Prince échappait à leur réseau et ils étaient peu nombreux. Même le sombre comte était involontairement tombé dans leur toile en faisant parler de lui. Il poursuivit.

“Nous sommes presque acceptés dans la noblesse, tout ce qu’il nous manque c’est le titre. Quelques-uns bien entendu s’accrochent à de vieilles traditions et nous ignorent mais cela ne nous empêche pas d’avoir le pouvoir d’influencer leurs affaires. L’Intendant du Prince ne peut nous donner de titre car je ne me suis jamais illustré au cours d’une quelconque bataille. Mais dans les faits, ma fortune me permettrait d’atteindre, ou mon gendre, presqu’instantanément le titre de Marquis.”

Reprenant son souffle après cette longue tirade à laquelle il laissa le temps de faire son petit effet, car qui disait titre plus élevé, disait plus proche du Prince, plus proche du pouvoir, plus d’influence encore...  Ce qui serait bénéfique pour les deux partis, sans aucun doute, quel que soit l’avantage que le dernier des Katar pourrait y trouver.
Setar, conscient qu’il abattait sa dernière carte, la plus importante mais aussi la plus difficile à placer, il enchaîna après quelques minutes d’un silence quelque peu tendu.

“Nous n’avons plus nous même le temps de profiter de ce titre, c’est pourquoi nous espérons en faire profiter notre fille car un plus grand pouvoir permet plus de libertés pour qui sait les manier. D’autant plus si vous êtes à même, avec vos nouvelles alliances, de renflouer vos propres caisses, alors peut-être que le titre de Duc finira par vous échoir. Nous serions honorés de concourir, tout en protégeant notre fille, à votre succès.”

Quand la question fut posée de savoir si le comte pourrait voir la jeune femme avant de devoir s’engager, un regard silencieux passa entre les deux parents et pour une fois, ce fut Inuys qui répondit, d’une voix douce et maîtrisée.

“Bien entendu, nous n’attendons pas de vous que vous vous engagiez sans avoir jugé tous les aspects du marché… Simplement notre Oblivion vient de rentrer de mission et elle est fatiguée. Il va lui falloir quelques jours pour se remettre. S’il ne vous dérange pas d’attendre ?”

Le visage légèrement ridé de la soixantenaire n’exprimait rien de plus qu’une amabilité de circonstance, dissimulant parfaitement la part de mensonge dans ce subtil tissu de semi-vérités.

Les deux parents avaient donné tous les arguments dont ils disposaient. Oh bien sûr ils auraient pu vanter les mérites de leur héritière mais bien qu’ils soient terriblement fiers de leur progéniture, ils savaient pertinemment que les qualités de la blonde enfant n’avaient pas de poids dans ce genre de tractations.
Ils se contentèrent donc de garder le silence, un silence attentif, et de regarder le sombre comte.

L’attente avait été insoutenable pour les parents El’Galas mais bien conscients des enjeux, ni l’un ni l’autre n’avait rien laissé paraître, Inuys sirotant le thé qu’elle était désormais la seule à boire, Setar concentrant son regard acier sur un quelconque vase, sa haute stature à demi-tournée vers le comte dans lequel il avait misé de nombreux espoirs.
Quand celui-ci finit lâcher que, éventuellement, l’offre avait tout de même quelques intérêts, et de justesse, les deux parents retinrent des soupirs soulagés et un sourire de victoire, qui serait pour après, dans l’intimité de leur chambre ou à l’abris des regards de serviteurs.

D’autant plus que le dernier des Katar ne semblait pas se contenter des informations délivrées. Voilà que désormais, son attention se portait sur l’héritière El’Galas. Les questions précises qu’il posa furent appréciées de Setar qui s’autorisa un bref sourire de contentement à avoir réussi à éveiller l’intérêt du noble, avant de répondre sur un ton un peu plus cordial à présent que le plus dur était momentanément passé.

“En effet notre fille est Garde Dorée. Toutefois elle a choisi de partir en bas de l’échelle et de ne devoir son grade qu’à la force de ses résultats. Elle n’a que cinq ans de service actif mais elle a déjà commencé à se démarquer de ses camarades.”

La pointe de fierté était bien présente dans les paroles et les prunelles grises qui brillaient étaient un signe de plus que le père était extrêmement satisfait du chemin choisi par sa fille. Le sourire d’Inuys était plus discret et bien qu’elle soit du même avis que son époux quand au fait qu’être au service du Prince ne faisait que faire grandir le nom de leur famille, elle s’inquiétait aussi des dangers qu’Oblivion encourait chaque jour passé loin d’eux.
Elle se permit donc de compléter et de nuancer les propos de son époux en ces termes.

“Bien entendu nous nous inquiétons pour elle mais nous sommes un peu rassurés à présent qu’elle a une Invocation. C’est une enfant intelligente, elle ne nous a que rarement donné des raisons d’être soucieux. Elle sait où se trouve son devoir.”

Une manière subtile de mettre sur le tapis le fait qu’elle avait en plus réussi une épreuve de demi-dieu et pour finir, qu’elle avait conscience de l’héritage qui pesait sur ses épaules et ne ferait donc pas de difficultés à accepter une union aussi avantageuse que celle imposée par ses parents.
La mère de la promise rajouta également sous l’oeil approbateur de son époux qui reconnaissait là son talent de conciliatrice :

“Nous sommes vraiment navrés qu’elle soit légèrement indisposée aujourd’hui et sans doute demain mais dans deux ou trois jours elle sera sans doute en pleine forme pour vous rencontrer. Et si votre avis n’a pas varié d’ici là, nous serons ravis de vous en informer dès que possible.”

Sous entendu, ce qui lui laissera aussi le temps de digérer la copieuse nouvelle que nous nous préparons à lui servir sur un plateau d’argent sans aucune possibilité de dire non.
Toutefois l’attitude des deux parents restait sereine et confiante, certains qu’ils étaient que leur progéniture saurait conquérir le sombre comte Akelar Katar.