Oblivion s’était retrouvée téléportée à la sortie du Temple d’Aer aussitôt que Galifey lui avait annoncé son échec. Un instant abasourdie, elle était restée là, silencieuse, clignant simplement des yeux dans la clarté de la fin de journée.
Puis son cerveau s’était remis en route, analysant les propos du griffon géant. Secouant la tête, un air désabusé se peignant sur son visage, la Garde Dorée avait longuement exhalé avant de parler pour elle-même, sur un ton ironique :

“Tu te trompes, griffon. Comment pourrais-je m’envoler sans ailes pour m’aider ? Et sans guide ? Bah, ce n’est pas grave...”

Essaya-t-elle de se convaincre tout en amorçant la descente du Mont Olympe après avoir récupéré Saber à l’entrée. Une fois sur sa selle, elle laissa l’intelligente jument Akhal-Teke trouver sa route tandis qu’elle ressassait ses défaites.
Bien sûr, il y avait toujours cet adage qui disait que “seul l’abandon est un échec”, mais Oblivion n’était pas en capacité de visualiser le résultat de ces deux épreuves autrement que comme un manquement.
Et s’ensuivaient les inévitables questions que toute demoiselle ayant si peu d’estime de soi qu’elle se devait de se poser en pareille situation : avait-elle été rejetée car sa cause n’était pas la bonne ? Parce qu’elle se trompait de route ? Parce qu’elle n’était pas digne ? Pas intéressante ? Pas apte ? Pas… Convaincante ? Pas assez généreuse dans ses promesses ? Pas assez révélatrice sur elle-même ? Trop fade éventuellement ?
Après tout, elle n’avait strictement rien de plus spécial que des milliers d’autres femmes sur Arcane. Elle était née de parents riches. Elle avait le confort mais un chemin tout tracé sans amour et sans liberté. Elle tentait d’y échapper en s'enchaînant à un autre ordre, avec d’autres contraintes… Elle était persuadée que nombre d’autres jeunes femmes nobles ou bourgeoises aspiraient à la même liberté qu’elle… Qu’est-ce qui pouvait donc bien la rendre plus spéciale ?
Visiblement rien, puisqu’elle avait lamentablement échoué à se démarquer des autres.

Tête baissée dans une posture de défaite qui ne lui ressemblait guère, elle ne vit pas l’énorme griffon s’envoler avec sa nouvelle Invocatrice. Elle ne vit pas non plus leur ombre, ni se salua en retour ceux qui pouvaient éventuellement croiser sa route.
Saber trouva seule le chemin jusqu’à l’auberge unique de Kelder, le petit village taillé dans la roche du Mont Olympe.
Mettant pied à terre, elle laissa sa monture sans un mot aux bons soins du seul palefrenier de l’établissement avant de monter dans sa chambre, s’y enfermant sans attendre pour aller se prostrer à la petite fenêtre.

Là, elle resta assise des heures, sans rien faire d’autre que de se vautrer dans l’idée qu’il ne fallait plus qu’elle tente d’épreuve de demi-dieu. Et que sans doute Wazzi ne l’avait choisi que par défaut, parce qu’elle n’avait eu personne d’autre à prendre à sa place pour obtenir enfin un semblant de liberté.
Au début, elle s’était dit qu’elle réussirait à se convaincre que n’être qu’un outil ne serait pas gênant. Elle avait l’habitude de servir aux autres. A ses parents. A son futur époux. A ses supérieurs. Servir d’outil à une Invocation, quelle différence ?
Mais à présent qu’elle croyait en une amitié entre elles, elle n’était pas certaine d’encaisser une éventuellement révélation du genre : en fait on est pas amies, je te tolère, faute de mieux.

Elle n’en voulait pas à Wazzi, ni à personne d’ailleurs. Elle préférait au contraire s’apitoyer sur son sort, le poids écrasant de ses doutes, de ses peurs et de ses devoirs la clouant de nouveau dans un magma poisseux d’auto-flagellation de plus en plus négative.

Oblivion était plongée dans ses idées sombres depuis maintenant une bonne heure ou deux, revivant les deux épreuves en boucle en se demandant ce qu’elle avait bien pu louper.
Mais là où d’ordinaire son esprit analytique et pratico-pratique aurait analysé chaque détail sous tous les angles pour comprendre, elle se contentait dans la scène présente de retomber toujours sur les même conclusions : elle n’était pas assez digne, pas assez spéciale. Son futur n’avait aucun intérêt et ses objectifs étaient sans doute ridicule pour des êtres millénaires tels que les demi-dieux.

Elle était tellement hors du temps et du présent qu’elle ne se rendit même pas compte du coup frappé à la porte, même pas compte que celle-ci s’ouvrait en grinçant, même pas compte que le petit panda roux s’approchait d’elle. Elle resta là, prostrée à la fenêtre, les yeux dans le vague.
Ce n’est que quand une petit patte chaude vint se poser sur son mollet, à travers le tissu de sa robe en laine bon marché dans un soucis d’anonymat qu’elle réalisa qu’elle n’était plus seule. Cela mit quelques secondes à monter à son cerveau et les paroles de la demi-déesse lui parvinrent comme dans un brouillard avant qu’elle ne se décide à réagir.

Ses yeux bougèrent sur l’enfant de Terra mais restèrent flous quelques nouvelles secondes avant qu’elle ne fasse le point et qu’elle ne reconnaisse enfin Wazzi. Puis ses mots résonnèrent comme un écho lointain et Oblivion ouvrit la bouche, comme un bon petit soldat, pour répondre, avant de la refermer sans un mot, lui offrant un regard vide.

Au lieu de répondre, elle se contenta de lui demander d’une voix morne et éteinte, quelque peu craintive aussi, comme si elle avait peur de la réponse. En tout les cas, un ton qui ne lui ressemblait pas :

“Pourquoi m’as-tu choisi Wazzi ?”

Elle soupira. Elle avait vraiment peur de la réponse, peur que tout ce qu’elle pensait ne soit vrai au final. Car au fond, elle avait encore un peu d’espoir. Elle espérait toujours qu’elle ai été choisie pour ses qualités, parce qu’elle avait su susciter de l’intérêt… Et si tout cela était faux ?
Elle poursuivit dans un murmure :

“Je ne suis pas certaine d’être digne de toi. Après tout… Deux de tes cousins ont refusé de m’accompagner.”

Voilà elle l’avait dit. Et ça faisait encore plus mal énoncé à voix haute à quelqu’un. Ca rendait son échec encore plus cuisant, encore plus réel. Honteuse, elle détourna le regard pour fixer de nouveau l’extérieur, la mâchoire serrée dans une réaction physique pour ne pas céder à la faiblesse devant quelqu’un. Quand elle était seule, passait encore, mais en présence de Wazzi, c’était hors de question.

Elle soupira lourdement et n’ajouta rien de plus. Tout avait été dit. Ses échecs. Ses doutes. Son manque de confiance en soi.

Oblivion resta un instant abasourdie. Elle cligna des yeux deux, trois, quatre fois avant que son cerveau ne se remette en fonctionnement normal. Sa joue gauche lui en cuisait et la réaction corporelle normale la tendit brusquement, déstabilisant peut-être le petit panda. Ses yeux se mirent quand à eux à se remplir de larmes de douleur, tandis qu’elle serrait les dents pour ne pas pleurer.
Inspirant profondément pour garder la maîtrise de ses émotions, elle refoula ses larmes durant quelques secondes avant d’ouvrir la bouche pour dire quelque chose…

C’était bien entendu sans compter le laïus de son Invocation. Clignant de nouveau des yeux, elle referma lentement la bouche et pencha la tête, écoutant attentivement Wazzi. Son coeur s’allégea brusquement à l’évocation des raisons qui avaient poussés l’enfant de Terra à l’accompagner. Oblivion était rassurée plus que ce qu’elle aurait cru, ce qui la surprit d’ailleurs, la demoiselle restant interloquée par l’intensité du baume apaisant du petit panda sur ses maux intérieurs.
Elle se contenta d’opiner très sérieusement toutefois, gardant au maximum pour elle la félicité qui faisait danser la gigue à son coeur pansé.

A la question, elle fronça les sourcils et le nez, sous le coup de la réflexion. Ruinn n’avais pas dit grand chose à part son nom, puis des questions. Elle n’avait par ailleurs pas eu connaissance de la présence d’autres participants avant que les murs du labyrinthe ne s’effondrent. Il ignorait juste totalement en quoi Valion avait eut plus de mérite qu’elle.
Galifey en revanche lui avait dit qu’elle avait déjà tout ce qu’il lui fallait pour avancer et que seuls ses doutes l’en empêchait. Elle n’était pas franchement d’accord avec cet état de fait mais au moins elle avait une explication.
Inspirant, elle regarda doucement Wazzi et lui répondit d’une voix assez maîtrisée pour signifier que la Oblivion de d’habitude était plus ou moins de retour.

“Pour Ruinn je ne sais pas. Son épreuve était un labyrinthe. J’ai fini par le trouver, ou peut-être est-ce lui… Il était vraiment amoché, et dévasté par sa captivité je pense. J’ai tendu la main doucement pour essayer de l’approcher, de l’aider… Mais avant que je puisse faire quoi que ce soit… Les murs du labyrinthe se sont écroulés et j’ai réalisé que je n’étais pas seule. Il y avait deux autres hommes dans la cellule. L’Adjudant Yuurei Akuma, et un chasseur appelé Valion Lameblanche. Je ne sais pas ce que celui-ci à fait pour Ruinn, mais… Il a vite été évident qu’il avait la préférence. En le constatant, et pour leur laisser le temps d’apprendre à se connaitre, j’ai préféré m’esquiver.”

Après son premier laïus, elle prit une profonde inspiration et déglutit. Venait à présent le temps de décrire l’épreuve de Galifey. D’une certaine manière, elle avait été plus éprouvante, mais pas plus instructive. Avec Ruinn, elle avait sérieusement envisagé la possibilité de mourir sans que personne ne retrouve jamais son corps. Avec le deuxième griffon, elle avait apprit à faire confiance… Et à réviser ce qu’elle considérait acquis.
Elle reprit ensuite la parole, moins certaine d’elle tout à coup.

“Pour Galifey… Nous étions plusieurs aussi. Un grand chevalier du nom d’Arthur Boyd, Lagertha et une dame bizarre, Ezelya Kor’Lenter. Il nous a fait passer des épreuves séparées. La mienne consistait à traverser des embranchements pour arriver jusqu’à lui, en faisant confiance ou pas aux personnes qui croiseraient ma route. Je me suis trompée deux fois. J’ai fait confiance au Major Barkin alors que je n’aurais pas dû… Et je n’ai pas fait confiance à mes parents alors que j’aurais dû. Il… M’a dit que j’avais du potentiel, mais que mes seules barrières étaient dans ma tête, et que j’avais tout ce qu’il me fallait pour faire ce que je voulais.”

Elle termine son second laïus doucement, le visage songeur. Répéter à voix haute ce qu’elle avait entendu lui permettait de mettre les choses en perspectives.
Elle n’était toujours pas certaine d’avoir réellement tout ce qu’il lui fallait, surtout vu ses résultats plus ou moins probants au sein de la Garde Dorée, mais oui, elle n’était plus en aussi mauvaise posture que juste après le festival de Terra. Si elle parvenait à rester hors du feu des projecteurs et à faire correctement ses missions, elle pouvait encore prétendre à une promotion.

Elle tourna ses prunelles vers Wazzi, attendant donc son verdict, cherchant ses conseils.

Oblivion haussa un sourcil interrogateur en voyant le petit panda sauter à terre puis lui attraper un bout de robe pour l’entrainer à sa suite. Si elle ne comprit pas tout de suite, elle s'exécuta ensuite de bonne grâce, suivant la fille de Terra jusque devant le miroir en cuivre de la chambre. Elle se plaça conformément au souhait de l’Invocation, un air perplexe et interrogateur sur les traits, sans comprendre le but de la manoeuvre.

Puis quand Wazzi se mit à parler, elle l’écouta, d’abord curieuse, puis surprise, puis perplexe, puis en plein doute, pour finalement détourner le regard de son reflet, de gêne. Personne ne lui avait jamais parlé comme ça. Ses parents étaient certes aimants mais ils étaient toujours retenus par une certaine pudeur et n’étaient pas généreux en compliments.

Quand la petit panda roux passa à l’explication du pourquoi, selon elle, Galifey ne l’avait pas choisi, elle fronça les sourcils sous le coup d’une intense réflexion. Oui, elle avait sans doute raison ? Elle n’avait pas pensé à voir les choses sous cet angle, mais en effet, toute la théorie de Wazzi se tenait. Après tout, c’était aussi une option qu’elle devait prendre en compte.
Elle secoua finalement légèrement la tête. Elle n’avait pas vu qui était sorti du Temple avec elle, et qui avait chevauché l’immense griffon. Quel que soit le “faible” que le fils d’Aer avait choisi, elle doutait de le revoir un jour alors… Alors cela avait peu d’importance.

Restant songeuse, regard baissé dans une intense réflexion, elle réfléchit aux propos du petit panda et souffla. Etait-elle si forte que semblait le penser l’Invocation ? Elle n’en avait pas le sentiment immédiat. Dans l’ensemble, ses résultats personnels et professionnels avaient été plus que mitigés ces derniers temps, loin de prouver et de justifier le jugement de la fille de Terra.
Et pourtant… Elle se surprit à chercher déjà une origine à son manque de confiance en soi, et à explorer des pistes pour tenter de ne plus se laisser abattre.

Mais les causes étaient trop multiples, et ses derniers échecs trop récents et coûteux pour que sa réflexion soit réellement efficace, si bien qu’elle abandonna bien vite l’idée de réfléchir à tout ce que venait de lui dire le petit panda.
Quand celui-ci mit sa patte sur ses mains croisées, elle releva le nez brièvement sur le visage souriant de la demi-déesse et lui rendit un bref sourire gêné.

Quand Wazzi changea de sujet, Oblivion lui en fut reconnaissante. Elle n’aurait pas su quoi répondre pour la remercier sans paraître ridicule ou pleine de guimauve dégoulinante. Elle était sincèrement rassurée quand au fait qu’elle n’avait pas été choisie par dépit, c’était déjà une bonne chose. Elle se promit qu’au moins pour ça, elle ne douterait plus.
Pour le reste, la décision de Galifey et ce qu’il lui avait dit prenaient sens avec les explications de l’enfant de Terra, et, tout en ne perdant pas de vue que ce n’était peut-être pas ça, elle était aussi un peu rassénérée de savoir que le malheureux élu était peut-être, au final, dans une situation pire que la sienne.
Finalement, le seul point de doute restait sa propre valeur. Rien à faire, elle continuait de se dire qu’elle n’était pour le moment pas franchement à la hauteur des objectifs qu’elle s’était fixé.

Opinant pour simple remerciement, la Garde Dorée finit par se racler discrètement la gorge et répondit d’une voix de nouveau maîtrisée au petit panda.

“Tu as raison. Je pense que je vais patienter un peu pour tenter de nouvelles épreuves de demi-dieu. Celles-ci sont terriblement éprouvantes et… Je dois encore tirer des leçons des précédentes.”

Opinant pour elle-même, convaincue que risquer sa vie de nouveau ne mènerait à rien d’utile, elle souffla doucement et regarda son Invocation, se rappelant soudainement qu’elle ne s’était même pas intéressée à ce qu’elle avait fait et comment elle se sentait, trop centrée sur ses petits problèmes. Tirant une légère grimace d’auto-déception, elle demanda donc doucement :

“Est-ce que tu souhaites que nous restions encore quelques jours ici ? J’avais pris une longue permission, au cas où, nous ne sommes donc pas obligées de repartir tout de suite si tu souhaites visiter les environs ?”

Oblivion avait décidé, tout en parlant, qu’il lui plairait de passer un peu de temps à visiter les environs du village, comme une touriste lambda, ce qu’elle était censé être, de base.

Bien. La discussion sur ses doutes était close et Oblivion referma soigneusement le coffre-fort qui lui servait à enfermer ses doutes, ses peurs et ses faiblesses. La Garde Dorée d’apparence forte et décidée était de retour. Il n’était pas nécessaire de s’exposer ainsi plus que de raison, la pause sentimentale était finie, il fallait se reconcentrer sur ses projets.
Ceux-ci étaient assez simples en réalité, revenir dans les bonnes grâces de sa hiérarchie, être discrète mais pas trop, essayer de grimper les échelons. Pour le moment, à Lüh, tous les postes gradés de sa garnison étaient pourvus. Mais Oblivion n’excluait pas d’accepter un poste ailleurs, en attendant de pouvoir revenir en enfant prodigue à la capitale, plus tard.
Il faudrait qu’elle se renseigne un peu à ce propos, en rentrant : quels étaient les postes pourvus, ceux laissés vacants, à qui glisser son dossier… C’était des choses vis-à-vis desquelles elle était totalement étrangère jusqu’alors, mais sa rencontre avec cet arriviste d’Adjudant Rod lui avait fait remettre en question ses idées. Visiblement, les bons résultats et la droiture n’étaient pas les seuls critères de promotion. Elle connaissait beaucoup d’excellents Gardes Dorés qui ne seraient jamais que des troufions parce qu’ils n’avaient pas l’ambition ou les compétences de roublard nécessaires pour obtenir une montée en grade.
C’était une chose qu’elle avait mûri depuis son altercation avec l’insupportable gradé : elle voulait être au moins aussi haut que lui pour pouvoir lui dire sa façon de penser sans craindre une destitution. Et un jour, elle aurait le plaisir de le rabaisser. Et elle ferait en sorte que Wazzi soit là. Oh oui.

Pour en revenir au petit panda, Oblivion sentit un sourire amusé se dessiner sur ses lèvres alors qu’elle avisait l’enfant de Terra sautiller devant elle d’enthousiasme à la perspective de rester un peu dans les environs.
Se levant, elle suivit la demi-déesse jusqu’au lit, sur lequel elle s’assit pour regarder attentivement la carte des alentours, curieuse de savoir ce qu’il pouvait y avoir d'intéressant à voir. Elle devina une grotte, dont l’emplacement avait été modifié avec soin, puis écouta le petit panda d’un air surpris, quoique légèrement appréciateur de la question.
Elle opina presqu’aussitôt son assentiment en souriant un peu plus.

“Je t’accompagnerais avec plaisir. M’isoler un peu de l’Homme ne me fera pas de mal. J’imagine qu’il doit y avoir des choses à voir pour qui sait regarder ?”

Elle ne s’était jamais posé la question mais en effet, il y avait sans doute des choses que l’humain n’avait encore jamais vues, ou très peu, et elle-même devait l’admettre, elle ne connaissait d’Arcane et de ses mystères que le strict minimum. Bestiaire commun et notions de survie élémentaires en terrain hostile, c’était à peu près tout. Elle n’avait pas eu le temps, ni forcément l’envie, de pousser plus loin les bases de la formation dispensée lors de son entraînement dans la Garde Dorée.
Elle se rendit compte tout à coup que, au-delà de l’intérêt certain pour l’apprentissage de cette matière, elle aurait sans doute une utilité plus tard, dans sa carrière. Qui pourrait se targuer d’avoir, comme elle, des connaissances en géologie ? Pas grand monde, pour sûr.

En plus de cet argument purement pratique, elle devait avouer que passer plus de temps avec Wazzi, et apprendre à la connaître réellement ne serait pas non plus superflus. Elle avait l’impression d’avoir laissé le petit panda roux de côté ces derniers temps, même si l’enfant de Terra ne lui en avait jamais fait le reproche. Oblivion ne voulait pas attendre qu’il le lui soit fait pour réagir. Elle voulait anticiper et surtout, elle avait envie de partager plus de choses avec son Invocation.
Wazzi avait prouvé qu’elle se souciait réellement d’elle, ça l’avait profondément touché, plus qu’elle n’avait su le dire d’ailleurs, alors, essayant toujours de rendre au moins autant que ce qu’on lui donnait, elle se jura d’accorder plus de temps à l’enfant de Terra.

Pour l’heure, il fallait aussi qu’elle prenne soin de quelqu’un d’autre, à savoir Saber, sa jument. Soudainement, Oblivion se souvint qu’elle n’avait pas accordé la moindre attention à l’équidé en revenant du Temple d’Aer et se sentit coupable instantanément.
Elle opina à la seconde proposition de Wazzi et répondit de sa voix paisible :

“C’est une excellente idée, comme d’habitude. Allons donc manger quelque chose. Ensuite il faudra que je passe voir Saber. Je l’ai… Totalement oublié tout à l’heure. Il faut que je me rattrape en allant la panser.”

Ce faisant, elle se leva et tendit son bras à Wazzi pour qu’elle grimpe sur son épaule avant d’attraper un châle de laine brun et de les emmitoufler, elle et son Invocation. Visiblement, elle était en phase avec les idées du petit panda roux en suggérant :

“Peut-être pourrions-nous essayer de manger ailleurs qu’à l’auberge ? Marcher un peu dans l’air nocturne ne nous fera pas de mal.”

Elle était déjà sortie de leur chambre et fermait la porte en la verrouillant, évoluant dans le couloir pour descendre les escaliers menant à la salle commune, se dirigeant vers la sortie, attendant la décision prise par l’enfant de Terra.

Oblivion était plus sereine en sortant de la chambre qu’en y entrant, et c’était un énorme progrès vu son état psychologique à son arrivée. On pouvait raisonnablement dire que Wazzi avait réussi un petit exploit en lui remontant le moral. Doux sourire aux lèvres qui adoucissaient sans nul doute ses traits devenus pour l’occasion avenants et presque beaux, la blonde Garde Dorée incognito dévala les marches qui menaient des chambres à la salle commune et traversa celle-ci sans s’arrêter.

Une fois dehors, elle traversa la cours de la taverne, prit le chemin de la rue et bifurqua à droite pour s’enfoncer dans les passages de Kelder, le village troglodyte. Elle leva le nez pour observer la voûte pierreuse, si sombre dans la nuit. Elle se plaisait étrangement dans ce village ramassé au contrefort des Monts Célestes. C’était un endroit chaleureux grâce aux feux qui brûlaient un peu partout, et on s’y sentait en sécurité.
Toutefois, en bonne tacticienne, Oblivion avait noté qu’il n’y avait qu’une seule sortie, celle des portes de la muraille. De l’autre côté, nul passage dérobé à sa connaissance dans les entrailles de la terre. Si demain Kelder devait essuyer un siège, les villageois avaient intérêt à avoir de nombreuses provisions de nourriture.

La demoiselle arriva bientôt à la place centrale du village, qui était en fait plus une placette qu’autre chose, mais l’ensemble restait bizarrement majestueux. En face d’elle, une taverne proprette semblait lui tendre les bras, dont quelques rires joyeux s’échappaient.
Sans traîner, malgré le soyeux de la queue de son Invocation qui lui protégeait le cou, elle s’engouffra dans l’établissement qui se révéla propre et ordonné, visiblement tenu de main de fer par une matrone et sa fille. Ici, point de soudard ayant roulé sous une table, point de jeu d’argent illégal, juste des familles, des couples et de la musique douce.

Soupirant d’aise, Oblivion, sans pouvoir renier ses instincts de soldat, jeta son dévolu sur une table dans un coin, faisant face à l’entrée, et protégée par deux murs, de sorte que si un ennemi arrivait, il viendrait forcément d’en face. Soudainement, l’absence de Claymore à son côté se fit ressentir et la jeune femme grogna doucement de dépît. Mais elle devait se détendre et passer incognito alors sa fidèle compagne de fer avait été soigneusement emballée dans son paquetage, et cachée sous son matelas.
Il lui restait toujours sa dague à sa cheville droite, ainsi qu’un coutelas entre ses reins, mais enfin, rien d’aussi lourd, imposant et rassurant que son arme habituelle.

A peine s’était-elle assise que la matrone arriva avec un large sourire et demanda avec son accent nordien :

“B’soir ma p’tite dame ? Que que j’vous sers ?
- Bonsoir, je ne serais pas contre… Vous avez du ragoût de Candor ? Ou alors un ragoût de Bibi m’ira bien également. Et pour ma compagne ici présente… Un pain au Miel s’il vous plaît.
- Et en boisson ?
- Jus de Rondelette pour deux !.
- Et c’parti ! MARYN ! RAGOÛT D’CANDOR, PAIN AU MIEL ET JUS D’RONDELETTE P’DEUX P’LA TAB’ D’LA DEMOISELLE ET AU TROT !”

Oblivion grimaça en entendant la matrone repartir en hurlant la commande à sa fille, aux cuisines, qui beugla un “COMPRIS !” en réponse et soupira. Pour la discrétion c’était loupé. Quoique toutefois, personne ne sembla choqué ou surpris par les cris des deux gérantes, sans doute que la population du cru était habitué au moyen de “transmission” des commandes adopté.

La Garde Dorée garda son châle de laine encore un moment, le temps de se réchauffer de sa petite marche nocturne, puis libéra Wazzi de son emprise avec un sourire léger. Elle murmura doucement :

“J’espère que l’endroit t’ira, nous n’en avons pas beaucoup croisé d’autre sur le chemin… Je doute que nous ayons autant de choix qu’à Lüh, malheureusement.”

Puis elle laissa son regard planer sur les occupants de la salle, comme pour s’assurer qu’aucun d’eux n’avait de mine louche. Les habitudes avaient la vie dure.

Oblivion regardait les présents dans la salle attentivement. Il y avait là un jeune couple qui semblait se manger de regard, totalement indifférent au reste du monde, un vieil homme seul qui lisait un ouvrage avec un air d’érudit composé, une famille de quatre qui semblait fêter un évènement personnel, trois hommes qui avaient l’air de rire à la bonne blague de l’un d’eux...
Tout à coup, cette insouciance généralisée frappa Oblivion qui se demanda ce que ça faisait de vivre une vie normale. Pas soumise à des règles de bienséance, à des mariages arrangés, ou à un devoir de réserve et de maintien des apparences. Elle s’interrogea sur ce que ça faisait de vivre sa vie comme on l’entendait, en étant tout simplement heureux. Elle regarda les gens dans la salle pensivement, se questionnant sur leurs potentiels problèmes à eux.
Un manque de travail, peut-être des fins de mois difficiles, des vêtements pas confortables tous les jours, une maison passable… Serait-elle prête à sacrifier ce qu’elle avait pour une vie plus libre mais moins riche ? Finalement… Elle n’en était pas si sûre. Elle s’en ouvrit à Wazzi quand celle-ci lui parla.

“Tu sais… Mon entrainement et mon entrée dans la Garde, de même que la richesse de mes parents… Ce sont de lourdes responsabilités mais en même temps, j’ai beaucoup gagné en opportunités grâce à elles. Sans mon métier, je n’aurais sans doute jamais éprouvé le besoin d’aller dans un Temple, et je ne t’aurais pas rencontré ni libéré. Sans le commerce de mes parents, je n’aurais pas les moyens de voyager partout dans Arcane. De voir tout ce que j’ai vu. D’être ici.”

Elle sourit à la suggestion de la fille de Terra et se laissa papouiller bien volontiers, apaisée par ces petites cercles appliqués sur ces joues. Elle n’était pourtant pas triste en disant tout ça, au contraire, sa vision des choses s’était un peu plus élargie, elle était un peu moins centrée sur elle-même et sa crise existentielle désormais, ce qui était une bonne chose.

“Tu as raison, nous trinquerons au fait que ma vie n’est pas si mal, au final, et que je ne suis pas sûre que j’en aurais voulu une autre.”

C’était une grosse avancée dans la façon de penser de la jeune femme et cela méritait en effet bien de le célébrer.
Justement, les boissons arrivèrent à point nommé, ainsi que la nourriture, mais avant même d’entamer son ragoût, Oblivion saisit la cruche de jus de rondelette, servit deux portions généreuses dans les gobelets amenés par la matronne, puis saisit le sien et trinqua avec emphase en souriant légèrement.

“Santé ! Je te porte un toast Wazzi, pour m’avoir remonté le moral avec une certaine efficacité, pour avoir été là quand j’en ai eu besoin… Et même pour la gifle, ça m’a fait un bien fou.”

Et, fait rare, elle lâcha un petit rire avant de boire une bonne gorgée de ce jus sucré et doux. Ensuite, elle se rendit compte qu’elle était tout bonnement affamée et se jeta sans pitié sur sa portion de ragoût. Elle mangeait toutefois avec toutes les bonnes manières qu’on lui avait inculpé, enfournant seulement d’énormes bouchées pas très politiquement correctes dans sa bouche à une vitesse frôlant l’impolitesse.
A la moitié du bol, elle s’interrompit, finissant son verre pour faire tomber la nourriture consistante ingérée et demanda poliment à Wazzi :

“Tu veux goûter le ragoût ?”

Oblivion savait que la petit panda préférait manger des fruits mais elle lui proposait quand même toujours de goûter, restant fidèle à sa promesse de l’aider à découvrir le monde d’Arcane, saveurs y compris.

Oblivion s’était détendue suite à sa conversation avec Wazzi. La douleur de la défaite était toujours légèrement prégnante et il était presque sûr qu’elle y repensait une fois seule dans le noir de la nuit, mais elle avait bon espoir de ne plus trop s'appesantir dessus. Le tour de la question avait été fait après tout. Elle avait échoué, elle avait appris de cet échec, et finalement, ses résolutions étaient de nouveau à leur beau fixe.

Elle devait encore rencontrer Valion après ce repas, mais, si de premier abords elle avait accepté par politesse, elle se sentait déjà plus en capacité de discuter calmement et sincèrement avec lui, même si sans aucun doute les premiers instants seraient emprunts de tâtonnements. Elle n’avait toutefois pas trouvé de quoi allumer son instinct de méfiance chez l’ancien milicien, bien au contraire, il semblait terriblement digne de confiance et droit dans ses bottes. C’était assez étrange pour être souligné.

Elle écouta le petit panda quand elle lui parla et lui offrit une ombre de sourire en retour. Oui, effectivement, vu comme ça c’était terriblement logique et… Positif ? Elle avait la vie que les Quatre lui avaient donné. Et elle en avait fait quelque chose de plutôt sympathique à la vérité, même si on mettait de côté les blessures et le danger potentiel de ses missions, bien entendu.

Elle s’attendait à ce que son Invocation refuse de manger de la viande et ne s’en offusqua pas outre mesure. Opinant en signe de compréhension, elle termina son bol avant que les bruits de contentement exagérés émis par le petit panda ne viennent piquer son intérêt gastronomique.
Haussant un sourcil, elle la regarda manger et finalement leva la main pour la tenancière, commandant une deuxième portion de ce pain qui avait l’air merveilleusement bon.
Elle voulait y goûter, mais sans piocher dans la portion de Wazzi, c’était trop impoli. Au pire, il lui en resterait pour le petit déjeuner.

Quand la commande arriva, elle commençant à manger sa part, imitant sans réellement en avoir conscience la manière de dépiauter en lanières de son Invocation et goûta. Et ce fut comme si elle avait une révélation. Le sucré se diffusa bientôt dans tout son être, le réchauffant d’un bonheur artificiel mais bienvenue. Avec un air conquis, elle regarda le petit panda et marmonna :

“Et dire que j’ai attendu tout ce temps pour goûter un délice pareil. Il était bien caché.”

Puis elle continua sa découverte culinaire dans un silence presque religieux, jusqu’à finir sa portion. Elle lutta très fortement contre la tentation d’en commander une deuxième, et attendit patiemment que Wazzi ai fini de manger pour payer et se lever.

“Rentrons veux-tu ? Je dois aller féliciter le nouvel Invocateur d’un des deux griffons d’aujourd’hui. Il… Voulait discuter je crois ? Bref, je pense que je suis capable de le faire. Peut-être que ça m’aidera aussi à ranger mes échecs dans un coin pour ne plus y penser.”

Elle lui tendit le bras pour la récupérer sur son cou et sortit paisiblement de la taverne, reprenant le chemin inverse jusqu’à son auberge.