Les festivités continuaient de se dérouler, elle n'avait rencontré aucun heurt. Quelque chose avait perturbé la courtisane dans son équilibre précaire, une brise d'automne avait suffi à tout bousculer, le cygne noir d'ordinaire nocturne, s'évertuait à se montrer en plein soleil. Ce n'était pas uniquement son fait, on l'empressait de quitter le deuil, mais pour l'heure elle en était tout simplement incapable. En été, cela ferait six ans, on ne l'avait jamais vu porter autre chose que du satin de soie noir. Mais elle ne se sentait pas encore prête à quitter ce deuil, et d'ici quelques années, on la trouverait trop vieille et sa famille se sera lassée - ou du moins elle l'espérait -. Une véritable guerre d'usure avait lieu, entre l'oubliée de Val et son paternel.

Et avec son frère comme tuteur qui était capable rendre la notion même de liberté des plus amères, non-content de lui avoir adjoint une garde, il la faisait suivre. Modifier ses habitudes était alors le meilleur moyen d'être tranquille.

Sintharia errait sans réel but dans les rues de la ville, au bras de l'un de ses gardes - qui aurait été une charmante compagnie s'il n'arborait pas en permanence les armoiries du paternel. Mais il avait un peu de conversation et à l'heure actuelle, elle n'aurait pas voulu que ce soit qui que ce soit d'autre. Elle troquait la soie noire contre un brun sombre, mais chaud - meilleur effort qu'elle était capable de fournir -, le blanc et les couleurs la repoussait. Et la tenue était peut-être un peu plus sage qu'à l'accoutumée.

Un peu de musique parvenait à ses oreilles, elle n'aimait pas spécialement s'y mêler, alors elle observait de ses yeux argentés. Elle s'arrêtait sur une jeune femme en particulier, de nombreuses rumeurs courraient sur une foule de personnes, mais ce qui la concernait elle, était certain le plus intéressant. Une disparue, récemment retrouvée, et elle avait connu les affres du nord, il n'en fallait pas plus pour piquer sa curiosité à vif.

Elle s'approchait distraitement de la noble, restant tout de même à une distance respectable, toujours au bras du garde, les yeux fixés sur la scène. « Agréable journée, n'est-ce pas ? » Une voix douce et un sourire délicat, montrant qu'elle venait en amie, pas de séduction ou de manigeance..

Sintharia abandonnait le bras de son garde. Maintenant qu'elle avait son attention, elle fit une révérence, parfaitement maîtrisée et calculée, elle souriait légèrement, mais ses yeux frôlaient le sol dans un geste de soumission et de déférence.

En effet, elle ne se montrait jamais lors des fêtes, une étrangeté pour une courtisane qui généralement n'en ratait pas une de se faire remarquer. Mais pas elle, sa présence n'étant pas requise et presque indécente, elle ne s'y montrait pas, c'était aussi simple que cela. « Il faut bien se faire voir de temps à autre, bien que l'idée même soit désagréable. » Elle disait cela autant pour elle-même que pour son interlocutrice, les festivités empêchaient pratiquement tout autre événement d'avoir lieu, la jeune femme n'avait pas grand-chose à faire de plus. « Il est aussi bon de sortir de ses habitudes et de découvrir un autre monde. » La courtisane n'était pas vraiment faite pour le dehors, elle semblait être une rose qui pouvait s'épanouir uniquement dans l'enceinte close d'un vase. Elle ne souffrait d'aucune réputation scabreuse, il n'y avait rien à dire à son sujet hormis sa maîtrise des arcanes de l'esprit humain, sa beauté - surtout sa beauté - et le drame dont elle ne parvenait pas à quitter le deuil. Et pourtant, les prétendants au bonheur ne manquaient pas.

Elle était l'étrangeté de sa famille, la petite chose trop fragile pour ce monde et pourtant, elle en était le plus brillant outil qui mettait en lumière une famille qui ne descendait jamais dans le sud, hormis son tuteur, à son sujet, il y avait tant à dire. Soren de Val possédait les mêmes capacités de séduction et une certaine beauté, mais s'en servait pour obtenir ce qu'il voulait, avant de disparaître, ne laissant que des cœurs meurtris dans son sillage. Mais ils étaient bien trop différents pour être, ne serait-ce que comparé sans que cela ne sonne comme une véritable insulte.

Sintharia laissait un silence s'installer, cadençant jusque le temps. « Le printemps est inexorable, il faut bien l'attendre pour ensuite l'apprécier. » Il fallait laisser le temps faire son œuvre contre chaque malheur, bien entendu qu'elle avait entendu foule de choses au sujet de l'horrible disparition de la femme. La courtisane n'accordait aucune attention aux dires, les commérages étaient bien trop souvent éloignés de la réalité. Elle faisait appel au bonheur futur, tout ne peut qu'être mieux que lorsque c'était pire.

Sintharia acceptait sans hésitation cette délicate invitation qui n'était peut-être pas si innocente - une dame d'un rang supérieur avait peu de chances de réellement s'intéresser à elle -, mais elle n'avait rien de mieux à faire et elle était profondément curieuse du peu que la dame voulait bien lui montrer. En temps normal, la courtisane aurait offert son bras, mais cela ne lui paraissait pas vraiment adapté au vu des derniers événements.

Sa curiosité piquée à vif à l'évocation d'une fête, elle n'en laissait cependant rien paraître étant donné que cela ne la regardait pas encore. Si c'était le cas, elle s'attendrait à recevoir - comme les convenances l'exigent - un carton une dizaine à l'avance. Elle n'était pas celles qui s'invitent partout au risque de se ridiculiser.

Ses deux gardes se contentant de suivre en retrait les deux femmes, n'ayant rien de mieux à faire à part obéir aux instructions donnés par le patriarche lui-même. Dans une foule, le danger pouvait venir de n'importe où, même un jour de fête.

Elle réfléchissait longuement à la question de son interlocutrice, cela faisait un long moment et elle devait tirer les choses les plus importantes. « Ce n'était pas la saison la plus intéressante, les garçons ne sont pas les plus beaux, les filles pas les mieux apprêtées, et même les soirées ne sont pas les plus passionnantes. La ville toute entière a souffert de votre absence. Et je crains que les intrigants aient pris les rênes. » Elle-même ne donnait pas dans les manigances, bien qu'elle faisait partie de ce monde-là elle refusait tout simplement de jouer leur jeu, les courtisans pouvaient être d'une violence inouïe quand il était question de saper la concurrence voilà pourquoi elle ne les fréquentait jamais. Mais on lui avait appris à garder un œil partout, et puis il ne fallait pas grand-chose pour qu'hommes et femmes lui parlent. Nul doute qu'elle serait particulièrement dangereuse, le jour, où elle aurait une griffe dans la politique de la capitale.

Bien entendu, qu'elle avait des noms, mais ce ne serait pas nécessairement gratuit, pas vraiment par plaisir, mais pour s'assurer que le marché était égal. L'une des premières règles qu'on lui avait enseignées : la dureté en affaire. Les idiots qui offrent tout sans contreparties finissent rapidement dépossédés, ou peut-être même pire.

Son esprit lui criait : pas ici, il était inconvenant de parler de ce genre de sujet en public, faisant délicatement tourner son éventail de sa main gauche, évoquant l'idée d'une surveillance probable, ensuite elle glissait un doigt à son extrémité, les deux femmes communiqueront plus tard à ce sujet. Le tout avait l'air parfaitement anodin, fruit d'un possible ennui, mais pas pour un œil parfaitement aguerrit. Elle a ajoutait ensuite dans un souffle : « Qu'il est bon de prendre l'air. » Prendre l'air, curieuse expression, elle ne respirait pas dans les bals ou ses appartements, elle asphyxiait à vrai dire en plus d'être malheureuse.

Même si elle n'avait pas spécialement observé avec grande attention le déroulement de l'épreuve, bien trop occupée à aiguiser ses ongles sur l'esprit de sa compagnie du moment, qui n'était pas des plus faciles. Le nom lui disait quelque chose, elle en avait certainement entendu parler, sans jamais l'avoir rencontrée. « C'est bien ce que j'ai cru voir, il est bon pour une femme qu'importe son rang de savoir faire autre chose que de la harpe ou de la broderie. » Surprenante autocritique, elle devait bien avouer être incapable avec ses mains autrement qu'au service des arts, et sans doute le paiera-t-elle plus tard. Mais, elle avait tant essayé d'être capable, une arme à la main, pour que son père soit fier d'elle. Sans grand succès.

Des soupirs et des silences, voilà ce qui caractérisait la courtisane, elle ne parlait jamais pour ne rien dire - puisque cela reviendrait à parler trop -, elle cadençait le temps au rythme du clapotement de ses talons. Elle tournait délicatement la tête en entendant l'un de ses gardes presser le pas pour se mettre à sa hauteur pour lui tendre une missive, qu'elle attrapait délicatement de sa main libre. Profitant d'un moment de vide, elle décachetait la lettre - la tour sur fond bleu et blanc de sa maison-. Elle savait bien qui pouvait se permettre de la déranger alors qu'elle était avec quelqu'un. « Je ne crois pas avoir fait quelque chose qui mérite d'être rabroué à ce point, cher frère. » Disait-elle persuadée de ne l'avoir que penser, les yeux humides que quelques temps. Il était son tuteur depuis la mort de leur mère, et aussi loin qu'elle s'en souvienne il avait toujours été maltraitant, au mieux juste odieux. Les femmes les plus intelligentes de la capitale savaient éviter soigneusement Soren de Val, si doué pour obtenir ce qu'il voulait. Il en avait brisé des cœurs et ruiné quelques réputations. Il était un intrigant dangereux, parce qu'instable et surtout parce qu'il visait bien plus haut que la position de cinquième fils d'une famille illustre de comte, et l'on soupçonnait même que l'autre frère retrouvé mort avec un poignard planté dans le cœur était son œuvre, bien qu'il n'y avait pas davantage de preuve..

Elle qui pouvait passer ses journées à défendre son frère, alors que lui n'avait de cesse de la maudire au même instant, une relation cruelle et inégale. Elle n'en était pas venue aux arcanes de la courtisane seule, seule la majorité naïve et peu renseignée le croyait. Elle était bien trop douce, innocente et peu équipée pour le monde dans lequel elle s'était engouffrée. Un naufrage calculé en quelque sorte, bien qu'elle brillait dans ce domaine.

Elle enfouissait la missive odieuse en même temps que ses sentiments dans les plis de sa robe. « Vous sembliez être très intéressée par ce groupe de musicien. »

Un silence s'imposait lorsqu'elle évoquait son frère, il ne fallait pas déranger ce moment de battement. Ce genre de silence était similaire aux eaux paisibles d'un lac, ils apaisaient l'âme et permettaient de se recentrer sur l'instant présent. La courtisane remerciait intérieurement son interlocutrice.

Elle souriait à la proposition. « Si vous m'invitez, je ne saurais refuser. Ma réponse vous parviendra dans les plus brefs délais. » Il était convenable de coucher sur le papier une confirmation à un événement quel qu'il soit, une convenance qui se perdait. Sintharia avait un certain respect et un attrait particulier pour les traditions. Un charme raffiné qui plaisait à l'âme des plus endurcis à en juger par ses dernières rencontres. Son papier bleu fumée filigrané d'argent délicatement parfumé et l'encre violette de sa plume étaient sa marque de fabrique. Sans parler de ses qualités d'écriture.

Néanmoins, elle ne parvenait pas à cerner les intentions réelles de la demoiselle, cette invitation était-elle par simple convenance ou désirait-elle quelque chose d'autre ? « En quelle condition ? » Elle jouait l'ingénue, mais la question était réelle. Est-ce que la fille d’Avesnes invitait la fille de Val ou bien la courtisane ? Les enjeux pourraient être bien différent en fonction de son choix, il y avait des moments où sa présence pouvait être perçue comme inappropriée, ou tout simplement des personnes qui ne supportaient pas l'idée qu'une courtisane soit assise à leur table.

Sintharia avait fait une erreur quelques mois plus tôt - qui lui avait coûté quelques commanditaires de moindre importance et un peu trop de santé mentale à son goût -, et dans son envie de perfection, cette erreur ne se reproduirait pas, elle avait bien plus gagner que perdu dans cette étrange affaire, elle n'avait pas fait l'erreur de se défendre des calomnies, et les rumeurs s'étaient essoufflées d'elles-mêmes, bien que quelqu'un semblait jeter de l'huile sur le feu pour les attiser. Elle aurait tout le loisir de tordre le cou à cette pintade à l'avenir.

Mais elle n'était pas d'humeur méfiante, ces derniers temps elle irradiait même d'une humeur légère, presque enfantine, certainement liée à ses rencontres récentes.

Elle n'avait jamais eu l'occasion de se rendre dans ce domaine dont on louait la beauté en tout temps, et puis l'idée d'un bal lui plaisait, elle aimait danser, c'était même la partie la plus agréable de son métier bien que les salons avaient aussi leurs charmes. « Vous êtes tout à fait capable d'organiser l'événement de la saison, ce sera votre victoire. » La victoire face aux horreurs et à l'adversité, bien que ce soit une maigre consolation, mais dans ce monde tout n'était qu'apparence et faux semblants. Le jeune cygne noir ne pouvait que lui souhaiter le meilleur et un retour à l'apaisement et à la normalité, bien que lui-même n'en soit pas capable.

Ainsi cela lui laisserait le temps de réfléchir à quelle position adoptée lors de ce bal et se renseigner sur qui sera présent ou non et d'organiser son carnet de bal, vu qu'elle aimait tant danser, il serait étonnant qu'elle n'y passe pas la majorité de la soirée, sauf si.. On l'appelait à faire autre chose, mais tout n'était pas incompatible.

Sintharia était néanmoins curieuse de cet intérêt, d'ordinaire elle ne se mêlait pas aux nobles plus hauts placés que sa famille, bien que quelques rumeurs semblaient prétendre le contraire. Et c'était la chose la plus sage à faire en tant que courtisane, plus on s'attaque au haut du panier, plus l'on se fait d'ennemis. « Si vous attendez quelque chose de moi, il suffit de demander. » Elle se montrait avenante et douce, et disait cela l'air de rien, peut-être un peu mutine et amusée dans le regard. Mais elle ne souhaitait pas aborder le sujet si la dame ne le souhaitait pas, ce serait malvenu. Se plaçant pour l'heure en tant qu'observatrice, vu qu'elle n'avait que peu d'intérêt à mettre en place une séduction particulière.

Elle réfléchissait un long instant à qui est-ce qu'elle pourrait bien inviter, aucun nom ne lui venait, elle ne viendrait pas avec un commanditaire, ce serait hautement impoli et inconvenant. Tout comme elle ne désirait pas s'encombrer de l'un de ses frères, qui lui servirait de chaperon toute la soirée. Un seul nom lui venait en tête, mais elle devrait vérifier si cette personne accepterait, étant peu friande des mondanités. « Je reviendrais à vous avec un nom. » Il était délicat sur un coup de tête de donner un nom pour un bal, il fallait tout de même que le couple soit assorti, et du même niveau en danse pour ne pas se ridiculiser. Mais quand bien même cela faisait à son goût trop longtemps qu'elle n'avait pas dansé et elle irait tout aussi bien seule, mais la question méritait d'être réfléchie.

Sintharia respectait les silences de la noble, comme le voulait la convenance, elle occupait donc son regard parmi les foules, observant les communs d'un œil pratiquement envieux. Elle imaginait que sa vie aurait été bien plus facile si elle était née homme - et plus pauvre -. Bien qu'au final elle ne fréquentait pas vraiment les gens du peuple - hormis les domestiques.. Elle se trouvait à des années de leurs problèmes, mais ne pouvait s'empêcher d'envier la simplicité de leurs vies. Elle avait toujours été comme un petit enfant à désirer ce qu'elle ne pouvait avoir. Un caprice de la noblesse sans doute.

« Un bon vin de fruit, c'est devenu si rare. » Le choix était assez aisé, elle ne pouvait choisir pas autre chose que quelque chose de délicatement féminin, de sucré et de peu alcoolisé. En fait, le bon alcool était devenu rare, et il fallait bien quelque chose de qualiteux pour se motiver à danser durant des heures. Même si elle se doutait que la question n'était qu'une banalité de plus.

Les femmes étaient compliquées, bien plus que les hommes, tout se produisait dans leurs têtes, elles étaient l'émotion même, dans le calcul. Il fallait bien du temps pour comprendre parfaitement les désirs d'une femme, et parfois une vie entière ne suffisait pas. La femme était un objet de fascination, et elle aurait aimé en apprendre plus à son sujet, mais ce n'était ni le moment ni le lieu et elle devait se satisfaire de ce qu'elle possédait pour l'heure.

« Je n'aimerais pas abuser davantage de votre temps, madame. » De là, elle attendait que la noble la congédie, si elle en avait le désir bien entendu.