Après avoir fait mine d'y tremper les lèvres, les doigts lactescents de Lyria effleurèrent les pourtours de sa tasse fumante, qu'elle disposa sur une petite assiette disposée à même la table d'acajou ajourant le grand salon du manoir de sa famille.

Elle ne se serait pas risquée à laisser tomber une goutte de breuvage sur sa splendide robe crème ourlée d'or, transformant son corps déjà sublime en une œuvre d'art des plus délectables. La jeune femme ne se rappelait plus du nom du fortuné lui ayant offert ce présent, mais elle le portait aujourd'hui en son cœur. Elle se retint d'adresser un sourire peiné aux autres jouvencelles présentent dans la pièce. Son aura éclipsait jusqu'à leur existence.

Le bruit du loquet se fit entendre par trois fois, arrachant Lyria à son sourire de convenance. Un rictus étrange lui étira les lèvres alors qu'elle se levait gracieusement pour atteindre la porte d'entrée. Point de majordome dans sa maisonnée, ils n'en avaient plus les moyens depuis longtemps, mais cela ne l'empêchait pas de vouloir accueillir ses convives correctement.

Elle se fendit d'une révérence délicatement exécutée, avant de relever ses prunelles pétillantes vers l'objet de son attention.

"Bienvenue dans mon humble demeure. Je suis si heureuse qui vous ayez pu répondre présente à mon invitation !"

La voix de la jeune femme était chaleureuse, en totale harmonie avec son beau visage diaphane. Sa bonté était palpable du doigt, et la mise en confiance des nouveaux venus devrait sans doute être rapide.

La fille de Val avait reçu une bien curieuse invitation, en journée, chose étrange, une femme, encore plus. D'un nom qui résonnait tristement dans sa mémoire, nombreuses étaient les familles désargentées qui finissaient par ne devenir qu'un lointain souvenir. Combien de lignées étaient à bout de souffle et survivaient péniblement cette année ?

Dans tous les cas, elle n'arrivait pas vraiment à ce souvenir de ce que ce nom lui évoquait ? Enfin, qu'importe ! Elle était réveillée et n'avait rien de mieux à faire. Il n'y avait pas si longtemps qu'elle avait fait son entrée officielle à la capitale, sous le tutorat de son frère et de sa maîtresse à qui elle devait sa liberté toute relative.

Sintharia tentait tout le long du chemin de se souvenir, sans succès, bien que tentant de retracer dans son esprit la généalogie du nom écrit sur l'enveloppe.. Peut-être qu'un visage lui rappellera au bon souvenir.

Elle était quelque peu surprise lors de son arrivée, humble était le terme parfaitement adapté, sans être à l'abandon la bâtisse était de toute évidence négligée, mais qu'importe. Elle effectuait ensuite une petite révérence - parfaitement exécutée -. Et son esprit aiguisé se mit en marche, ne laissant rien paraître de son trouble, dissimulée sous sa robe plus sage qu'à l'accoutumée - vu qu'il s'agissait d'une invitation à prendre le thé - malgré un satin de soie noire paré de broderie d'argent, ses bras, épaules et dos nus comme à son habitude. Elle faisait plus jeune que son âge, malgré le deuil qu'elle s'imposait jusque dans la couleur de sa tenue, le noir la sublimait.

« Le plaisir est partagé. » Dit-elle dans un souffle poli.

Les prunelles chaudes de Lyria glissèrent discrètement sur la silhouette gracile de Sintharia. Elle portait élégamment de son deuil, et son contact n'avait pas exagéré son charme. Agrémentant un geste accueillant d'un sourire affable, la jeune désargentée fit signe à son invitée de passer la lourde porte de chêne ceignant sa propriété.
Leurs pas s'ouvrirent sur un large couloir dallé de pierres sombres. Il semblait que les propriétaires des lieux tentaient de dissimuler leur ruine en juxtaposant des pièces de tissu et des fleurs colorées sur les espaces vides laissés par l'ancienne décoration, mais l’œil avisé ne s'y tromperait pas.
Une fois arrivée à l'entrée du petit salon, Lyria se tourna de nouveau vers la fille de Val.

"Voici Hyacinthe de Lasedhel, Syldral de Grace et Soizic Meriling, de très bonnes amies. Je me suis dit que vous seriez heureuse de rencontrer de nouvelles personnes après le drame que vous avez vécu. Votre histoire m'a beaucoup émue et j'ai eu envie de vous remonter un peu le moral."

La jeune femme se dirigea vers le fauteuil pourpre défraîchi qu'elle venait d'abandonner et Sintharia put enfin distinguer les trois jeunes filles précédemment évoquées par son hôte. Celle la plus à gauche était replète et avait la peau sombre. Elle portait une luxueuse robe vert émeraude et adressa un sourire étincelant à la courtisane. Au centre de la pièce était installée une maigre silhouette emmitouflée dans un impressionnant amas de tulle rose, offrant un curieux mélange avec sa chevelure d'un blond presque blanc. Elle posa un regard ennuyé sur Sintharia, puis revint à sa discussion avec la jeune femme située à sa droite. Celle-ci était très sobrement vêtue, d'une robe bleue nuit suffisamment large pour dissimuler les formes de son corps mince. Ses cheveux châtains étaient retenus en un simple chignon, et une aura austère émanait de son visage fatigué. Elle adressa un sourire timide à la nouvelle venue, puis baissa rapidement le regard, comme si cet effort l'avait brûlée.


"Asseyez-vous, très chère, souhaitez-vous un peu de thé ? Il est excellent"

Lyria désignait un fauteuil bleu orné d'un nœud crème, indubitablement le plus neuf de la pièce, et situé directement à son côté. Les autres fauteuils étaient situés en face de l'hôte.

Cela faisait plusieurs années, maintenant, la proposition était des plus curieuses, elle imaginait qu'il s'agissait bien plus d'un acte manqué, elle avait été trois années sous la tutelle d'une noble de haut rang, évolué dans un vase clos le temps d'être parfaite pour ce rôle, elle avait fait son entrée dans le monde à la fin de l'hiver. Son deuil avait pris fin l'année après le décès tragique du jeune héritier, ne pas le quitter signifiait tout simplement son désir de ne pas se remarier - bien que sa famille l'espérait encore -, d'ici trois ans on la considérerait trop vieille et elle serait libre de vivre comme elle l'entend.

« Merci de votre sollicitude. » Sintharia saluait poliment et de manière adaptée l'assistance. Elle ne faisait pas vraiment de manières, puisqu'elle ne semblait pas avoir été invitée ici en sa fonction de courtisane. Commençant son observation, toutes ne semblaient pas être si ravie de sa présence, mais c'était quelque chose de normal, la courtisane était l'ennemie des femmes bien-nées, elle était l'amante, la maîtresse, la briseuse de couple. Même si la fille de Val se plaisait à être différente, elle ne s'intéressait que peu aux intrigues de cour, le tout en jouant les mécènes comme elle pouvait se le permettre. Mais les yeux ne trompaient pas, l'on souffrait à cet instant de sa présence, mais elle avait vécu bien des soirées où sa présence était mal perçue et par bien plus de personnes, alors elle préférait passer outre, se cachant derrière un air ingénu et avenant.

Sintharia s'installait ensuite rapidement, reprenant son observation timide, les autres faisaient partie de la noblesse moyenne, on aurait dit des meringues de couleur oubliées dans un endroit étrange, au moins elle ne détonnait pas vraiment dans sa tenue. Mais elle ne pouvait pas s'empêcher de se sentir mal à l'aise. Elle sortirait difficilement de ses pensées nébuleuses à l'évocation du thé. « Excellente idée, merci. » Normalement à cette heure-ci elle dormait d'un sommeil sans rêve, et cela l'aiderait à mettre ses idées au clair.

D'un geste précis, Lyria attrapa la théière disposée sur la petite table située au milieu des convives, et versa son contenu dans une tasse bordée d'illustrations vieillotte. Elle la disposa devant Sintharia et lui adressa un sourire lumineux de bonté.

"Parlez-nous de vous, très chère, que nous puissions mieux vous connaître. Pourquoi êtes vous toujours seule après tant d'années ? Y aurait-il des défauts dissimulés derrière ce beau minois ?"

Lyria plaqua une main délicate sur sa bouche rosée et laissa perler un petit rire, que ses compagnes reprirent de bon cœur. Au bout d'un moment de franche hilarité, la jeune femme aux cheveux bruns se retourna de nouveau vers la fille de Val.

"Veuillez nous excuser, nous avons un humour très particulier. J'espère que nous ne vous avons pas offensée. Nous sommes simplement si curieuses à votre sujet : pourquoi une femme de votre trempe resterait seule alors que votre mariage n'avait même pas été consommé ?"

Les prunelles chaudes de Lyria luisaient d'un éclat nouveau alors qu'elle détaillait Sintharia, en quête d'une expression trahissant un début de réponse.
Comme si la situation n'était pas suffisamment gênante, la femme replète à la peau sombre ajouta son grain de sel à la discussion.

"Vous pouvez vous confier à nous. Cela vous fera du bien."

Sintharia remerciait poliment, mais attendait avant de tremper ses lèvres, d'une part, pour éviter de se brûler et qu'ensuite le moment serait bien mal choisi.

Ainsi était la raison de sa présence ici, l'inconvenance en plus de l'humiliation ? Une indignité totale et un mépris à peine dissimulé ? Elle ne laissait rien paraître, ses yeux pouvaient mentir, mais pas son regard, l'argent avait pris la teinte sombre de l'acier aiguisé, ça ne l'amusait pas vraiment, non. Elle aurait voulu plaisanter de cette tragédie, parce qu'il valait bien mieux rire que de se morfondre sur un drame ou personne n'est responsable.

« J'ai découvert la liberté, maintenant je ne peux plus m'en passer. Je vois mon avenir autrement qu'enchaînée à un homme trop vieux d'esprit et de corps, à élever des enfants que je n'aimerais pas et dont je serais cruellement attachée. Pour finir comme ma défunte mère, trop faible pour mettre au monde son huitième enfant, qu'une fièvre puerpérale mettra des semaines à abattre ? » Pas un mot plus haut que l'autre, elle avait continué sans rien laisser paraître dans un débit continu. « J'ai connu l'amour de toute une vie, et même si je ne le méritais peut-être pas, je ne l'ai pas volé pour autant. Et je ne me sacrifierais pas pour quelque chose d'inférieur. » Il y avait des destins bien pires que la mort, c'était de survivre, de survivre seul dans un monde où tout nous veut du mal, dans un monde que notre cœur ne peut pas comprendre.

N'était-elle pas le cygne noir, incarnation de la liberté et de la nuit, échappant aux crocs acérés des bêtes une branche d'aubépine dans le bec, puisque c'est ainsi que quelques artistes la représentait ? Pureté et innocence. Il aurait été criminel de l'obliger après un drame pareil à un remariage si elle n'était pas prêtre, cela l'aurait tuée.

Puis, délicatement, elle trempait ses lèvres dans le breuvage, elle ne pouvait que s'opposer dans la normalité face à ce nid de vipère dont elle peinait à trouver des qualités à présent.

Les douces prunelles venimeuses de Lyria glissent sur la silhouette de la fille du Val. Elle s'était attendue à la voir s'enfoncer dans le mutisme ou pleurer, mais pas à garder tête haute et déblatérer des sornettes sur l'amour. Mensonge, tout cela n'est qu'un mensonge. La jeune femme n'a jamais connu cette affection, et si cela lui est refusé, cela doit également l'être pour autrui.
Le visage de la poupée de porcelaine se farde d'un sourire agréable alors que Sintharia vient de parvenir à l'apogée de ses palabres. La femme pulpeuse à la peau sombre endimanchée dans sa robe meringue fixait intensément Sintharia et semblait brûler de dire quelque chose.


"Comme il doit être confortable de pouvoir vivre comme vous l'entendez. Ma famille ne me laisserais jamais faire cela." dit finalement la dénommée Hyacinthe en poussant un soupir. Elle semblait franche dans ses propos, et dévisageait la fille du Val avec un intérêt nouveau.

Lyria dissimula son aigreur avec difficulté. Hyacinthe de Lasedhel n'avait aucun intérêt en tant que personne, mais il lui déplaisait de voir une de ses petites oies se détourner de sa cour.

"Vous savez bien qu'une vieille fille est ridicule en société, Hyacinthe. Ils le font pour votre bien." dit la jeune Aquernar avec un sourire patient.

La femme à la peau sombre baissa le regard et semblait dorénavant captivée par les motifs douteux du tapis. Lyria tapota de l'index sur l'accoudoir de son fauteuil. Son interrogatoire ne se déroulait pas comme prévu, mais il n'était pas trop tard pour le remettre sur le droit chemin.

"Une femme noble célibataire et sans titre n'est rien dans notre milieu, vos loisirs ne doivent pas être variés. Racontez-moi vos petites journées"

« Une femme n'obtiendra jamais rien des hommes sans avoir à se battre pour, douce colombe. Je suis le septième enfant, une fille qui plus est. À partir du moment où j'ai décidé d'être indépendante, j'ai aussi accepté de devoir me battre constamment pour conserver ma place. » Les femmes étaient des adversaires bien plus rudes que les hommes, une forme de jalousie certainement, de la rivalité elle en était certaine.

À ce moment-là elle était finalement parfaitement indépendante, versant même une partie de ses gains au patriarche. Mais ça n'avait pas été si facile, elle devait sans cesse préparer le jour suivant, le moindre faux pas et le château de cartes pouvait bien s'écrouler.

Elle ignorait les insultes, mais cela ne voulait pas dire que ça ne l'affectait pas. « Ne croyez pas que je suis une de ces intrigantes qui s'égosillent toute la journée en caquetant et dont la seule occupation est de faire tourner en bourrique les hommes. Mes journées sont bien remplies. » Elle étirait un fin sourire, presque moqueur à cette idée, le nez encore dans sa tasse. « Toute la matinée je m'occupe de mes correspondances, ou je reçois mes bénéficiaires. L'après-midi, je tiens mes affaires, fais salon ou accompagne en promenade un dignitaire. Souvent, l'on m'invite pour faire la conversation, principalement autour des arts, de la philosophie ou du débat. Et le soir, je suis invitée à danser ou à divertir mes mécènes, toute la nuit si j'en ai envie. » Et des gens payent pour cette compagnie, autant dire que ce n'était pas pour parler de banalités. Et il n'y avait pas une seule journée pleine d'ennui, ou le mal de crâne à cause de l'abus de champagne.

Bien que d'un calme imperturbable, elle comptait bien remettre délicatement la demoiselle à sa place, insulter un invité était une erreur grossière, et encore plus une courtisane surtout si cette dernière était née de Val. Ses yeux d'un gris sombre se plantaient sans ciller, pas de menace, ou de danger. « Ne pensez pas être en mesure de me nuire avec autant de banalités. Mais vous êtes jeune, je vous pardonne votre impudence. » Et cela sera la seule fois.

Un silence pesant planait dans la pièce faiblement éclairée. Les yeux des trois jeunes femmes situées face à Sintharia sont fixés sur Lyria, qui baisse la tête d'un air contrit.

"Vous vous me méprenez sur mes intentions." dit-elle d'une petite voix plaintive.

Elle avait bien conscience d'avoir été délicatement mise au pied du mur par la fille du Val, qui se révélait fort douée dans l'art de la discussion. Mais qu'elle n'aille pas croire qu'il n'y avait pas de résistance en face. La jeune femme releva les yeux après quelques secondes, arborant un regard assassin.

"Je ne souhaitas pas vous nuire, mais vous venez de déclencher les hostilités en nous targuant d'"intrigantes qui s'égosillent toute la journée en caquetant". Inutile de nous faire croire que vous ne parliez pas de nous, nous ne sommes pas si stupides même si vous aimez visiblement le croire."

Son ton restait calme et posé, mais son débit de parole un peu trop rapide témoignait d'un agacement nouveau. Elle se releva de son fauteuil et fixait maintenant la fille de Val de toute sa hauteur.

"Notre seule occupation est de faire tourner les hommes en bourrique ? Fort bien, cela est mieux que de sombrer dans l'indignité comme vous le faîtes. J'ai entendu des choses à votre sujet. Il se murmure que vous êtes portée sur la boisson lors de vos soirées. Comment oser vous nous faire des leçons de morale alors que vous êtes une telle dévergondée ? Et n'allez pas nous faire croire que vous voulez porter le noir par amour. C'est assez."


Lyria s'interrompit, tandis que la fureur continuait d'enfler dans son regard. Toute douceur avait évacué ses traits délicats, et l'on n'y lisait plus que le mépris en sa forme la plus brute.


"J'ai voulu être sympathique avec vous au regard de votre situation. On ne m'y reprendra plus. Partez, Sintharia de Val, et emportez vos mauvaises manières avec vous. Je ne veux pas de cela dans ma maisonnée, où nous manquons certes d'argent, mais pas de bonté ou de savoir vivre."

Lyria releva fièrement le menton et entrepris de parcourir la distance séparant les fauteuils de la porte d'entrée. Elle souhaitait démontrer qu'elle ne manquait pas de savoir vivre, malgré l'outrecuidance de son invitée.

La courtisane aurait pu lui apprendre quelques tours, les arcanes de son art, si elle avait fait montre d'un peu plus de politesse. « Pas elles, seulement vous, en l'occurrence. Il n'y aura pas eu grand-chose à faire pour que vous révéliez votre vrai visage, regardez-vous. » Elle opposait toujours à cette fureur crasse, un calme implacable, provocant. Elle savait obtenir ce qu'elle voulait et jouer des émotions comme d'une harpe. Quand on a vécu parmi les hommes de Val, ce n'était pas quelques petites piques qui lui nuiraient, elle ne s'en faisait pas pour sa réputation, qui était irréprochable..

Sintharia avait agi dans son bon droit et se contentait de hausser les épaules d'un air neutre. Au moins, elle pourrait sortir de ce nid de vipères au plus tôt. Ce n'était pas si mal d'être chassée vu le ton que prenait la conversation. Et elle se levait dans un bruissement de soie évoquant l'envol d'un oiseau, sans demander davantage son reste, le plus intelligent cédait, et l'enfant capricieuse en face d'elle n'aurait pas la victoire. Ses pas légers la conduisaient rapidement à la porte, ne laissant aucun moment de répit à l'impudente, ni même une seule occasion de répliquer, et le clapotement de ses talons sonnaient à présent comme le glas.

Elle fut raccompagnée par sa garde, bien étonnée de la voir ressortir si rapidement. Mais en cet instant, elle se sentait parfaitement triomphante et ce soir elle irait certainement danser. Il faudrait bien plus pour gâcher son bonheur.