Fin du printemps, an 59.

Sintharia se heurtait à  une victoire en demi-teinte, bien qu'elle eut fait le nécessaire, cela sonnait comme une défaite bien désagréable. Et voici que l'on faisait courir d'odieux mensonges à son sujet, elle n'y répondait pas. Rarement on avait oser l'attaquer de front ainsi, elle avait laisser courir la rumeur, faisant comme si de rien était, semblant intouchable en apparence, elle avait perdu quelques mécènes, mais cela lui avait permis d'asseoir son emprise sur d'autres. Elle y avait été préparée, une courtisane sans détracteurs n'existait tout simplement pas, pourtant sa tutrice n'avait jamais manqué d'imagination pour mettre sa psyché à l'épreuve..

On arrivait à la fin de l'après-midi et elle n'était toujours pas tirée de ses draps de soie, vivre est très compliqué, pensa-t-elle. On lui avait renié son deuil, publiquement, c'était une idée insupportable qu'elle ne pouvait tolérer. La fille de Val avait toujours eu une santé mentale assez fragile, malgré la rudesse du nord, et elle tendait à se demander si cette mélancolie omniprésente n'était pas le signe d'un profond déséquilibre mental. Elle perdait rapidement de l'état et ne dormait plus, alors elle faisait taire tout cela par divers moyens, manquant souvent de parcimonie, et au fil du temps l'accoutumance se faisait ressentir. Tout ceci découlait de son incapacité à communiquer, à être toujours dans le faux, le théâtre.

Ses yeux à la teinte orageuse se posaient dans le décorum à la lumière tamisée par les volets clos, paresseusement, elle observait les peintures offertes par son doux duc, invitations à la rêverie et à l'apaisement, il n'y avait aucun endroit plus sûr au monde que son propre lit, encore plus s'il était défendu à tous les mâles. Elle ne voulait pas quitter ce havre de paix, mais dans un éclair de lucidité elle se rappelait qu'elle devait voir quelqu'un, ça allait lui revenir, même si elle n'en avait aucune envie. Elle entendait déjà que l'on se pressait dans les couloirs, quelqu'un avait dû user du marteau de porte sans qu'elle le remarque.

Tandis qu'on installait son invitée dans son bureau qui était la pièce attenante, à grand renfort de boissons et de mignardises pour faire patienter. Elle fit sa toilette seule, exceptionnellement elle n'appela pas ses servantes pour s'habiller, elle voulait quelque chose de léger de plus habillé qu'à l'ordinaire, elle étouffait ses soupirs . Un satin de soie léger et fluide, loin des lourdes robes de bal dont elle avait l'habitude. Elle perfectionnait sa tenue avec un chignon tressé et juste ce qu'il fallait de maquillage pour dissimuler son épuisement.

Lorsqu'elle passait les lourdes portes, son regard se perdait entre les lattes du plancher de bois sombre et les tapis. La pièce arborait des Perses riches, divers tableau représentant la courtisane de manière allégorique sous la forme de son emblème, le cygne noir, échappant des crocs de diverses créatures, des cadeaux des artistes dont elle était la muse ou la mécène. Il fallait bien les mettre quelque part, même si elle trouvait ça d'un égocentrisme qu'elle n'assumait pas en plus d'être faux, elle n'avait jamais échappé à aucun ennemi à commencer par la mort. « Excusez mon retard, je suis plus ponctuelle à l'ordinaire. » La noble s'installait confortablement sur sa banquette à demi allongée. Elle levait ensuite distraitement les yeux vers sa gouvernante, semblant chercher une réponse qui se contentait d'un rapide regard vaguement désapprobateur. « Consœur ? » Sintharia pouvait faire aisément plus jeune que son âge, malgré son physique avantageux, mais avec une nuit chargée, la scène pouvait prêter à rire. « L'herboriste, madame. » Sintharia semblait l'espace d'une seconde assez incrédule, elle avait en face d'elle une femme tout à fait charmante qui l'égalait sans problème en termes de beauté, en bien meilleure forme aussi cela dit.

Elle se rappelait avoir fait quérir quelque chose dans ce genre-là, probablement dans l'un de ces rares moments de lucidité des dernières semaines. « Ostara Sombrevent, donc, moi qui m'attendait à retrouver une femme d'un certain âge en tablier avec une couronne de fleur dans les cheveux. » C'était un compliment de toute évidence, néanmoins l'âge était souvent lié à une certaine expérience, bien qu'elle-même en était le strict opposé. « Je vous ai donc convoqué pour vos talents, mais aussi votre silence et je suis prête à mettre le prix qu'il faut et il sera vôtre. » Sintharia parlait avant tout d'argent, puisque c'était le nerf de la guerre, ce qui intéressait principalement les gens, même un imbécile était capable de comprendre les chiffres, on lui avait inculqué cette valeur dès son plus jeune âge.

Elle se redressait au moment où sa gouvernante commençait à servir le thé, dont l'odeur agréable - florale - et sucrée emplissait la pièce. Elle trempait délicatement ses lèvres dans le liquide brûlant, espérant que cela la tirerait de ses pensées nébuleuses. « Et pour le reste tout ce qui pourra apaiser l'âme, le sommeil et le cœur. » Ou une garce à la langue trop pendue.. Elle grinçait des dents en gardant cette pensée pour elle, se sentant parfaitement honteuse d'avoir ce genre de réaction.

Les courtisanes étaient souvent des femmes de splendeur et de misère, et même une fois mariées, elles ne vivaient jamais vieilles, et quand elles écoulaient leurs temps les maladies des bordels s'occupaient de finir le travail. Mais elle était si jeune et semblait déjà porter ses vingt années comme autant de fardeaux. Quelque chose la troublait de toute évidence et nul doute que fournir les instruments de son autodestruction n'était pas une bonne idée, mais elle ne demandait pas un jugement.

Sintharia continuait d'observer la femme qui se trouvait devant elle, d'un œil intéressé, elle se demandait ce qui pouvait mener une femme aussi prometteuse sur la voie des plantes et des herbes. La liberté peut-être ? Visiblement, la jeune femme ne manquait pas de moyen, et cela sonnait comme une incohérence dans son esprit.

Le cygne noir était à présent bien loin de ses protecteurs, des siens, elle était une cible vulnérable et devait rapidement se reprendre en main si elle ne voulait pas achever prématurément sa carrière. Et malgré toute sa volonté, elle était incapable d'agir dans la solitude, elle avait déjà songé quelques fois à regagner la demeure familiale et à implorer son père de la pardonner, même si elle savait que cela ne serait pas une bonne idée.

« Vous n'êtes pas une suderonne je me trompe ? » Le terme était assez typique de ceux ayant vécu dans le nord, loin du vacarme de la capitale, elle avait vécu douze années dans la rigueur de nord à haïr ceux avec lesquels elle vivait à présent.

Elle devinait le changement de sujet d'un air amusé, mais prenait tout de même le temps de répondre. « Il est important de connaître avec qui l'on travaille, ce genre de détail sans importance m'intéresse. Je me préoccupe de ceux qui travaillent pour moi. » Sintharia maîtrisait avec habileté la lecture des Hommes, c'était là tout son travail, la partie la plus importante, comment séduire quand on est incapable de connaître les désirs de l'autre ? Mais ce n'était pas vraiment la courtisane qui avait poussé la porte.

Sintharia étirait un sourire, reprenant encore une gorgée du liquide chaud. « J'aurais espéré quelque chose qui fasse moins mal au crâne. » Retenant un éclat de rire, cela se voyait donc tant que ça ? Cela dit il y avait pire que de noyer son malheur dans du champagne ou un autre liquide dispendieux, le vin par exemple était bien pire.

Elle se levait accompagnée du bruissement de la soie, pour se rendre à son bureau, situé devant l'une des portes-fenêtres qui menaient au balcon donnant lui-même sur le jardin, où devait paître Ingmar depuis la matinée, il était la seule chose qu'elle avait apportée dans le sud. Elle ouvrait son livre des comptes, cette herboriste était un caprice qu'elle pouvait facilement se permettre. « Vous pourriez aussi avoir une chambre ici, si vous le désirez quand vous serez à la capitale, cette maison est bien trop grande pour n'être habitée que par des fantômes. » La vieille bâtisse parfaitement remise à neuf comportait bien trop de chambres pour une seule personne, même en incluant la foule de domestiques et elle estimait peut-être un peu aussi que de la compagnie ne lui nuirait pas davantage.

La courtisane étirait un sourire en voyant la jeune femme toujours posée là, sans aucune moquerie. Mais cela l'amusait, elle lui rappelait les débuts de son apprentissage. « Vous pouvez vous asseoir, vous n'avez pas besoin d'attendre une permission. Aussi étonnant que cela puisse paraître, je ne suis pas réellement une noble, simplement la fille venue après sept fils. N'attendez pas que l'on vous donne la permission, sinon personne ne vous accordera jamais rien, surtout en tant que femme. » Elle avait appris à s'imposer, elle qui était si timide et réservée plus jeune. Elle l'encourageait à faire ce qu'elle voulait en quelque sorte.

Sintharia finissait d'une traite sa tasse, toujours penchée sur son livre de comptes. Maintenant qu'elle avait l'esprit un peu plus clair. « Je vous fais largement confiance, c'est votre travail. Pour le reste, je ferais ce que je pourrais. À combien estimez-vous vos talents ? » L'alcool était avant tout une question de facilité, un cache-misère qui étouffait ses souffrances. C'était la seule débauche qu'elle s'autorisait et bien souvent dans le secret de son nid.

Elle observait d'un air désintéressé la pile de missives qui attendaient une réponse, elle y penserait plus tard. Pressentant déjà les reproches ou les désistements. « Je ne m'en offusque pas, d'autant plus que ma compagnie peut se montrer sordide de temps à autre. » Elle haussait les épaules, bien qu'elle désespérait de vivre seule sous ce toit, elle n'était pas encore désespérée pour contraindre quelqu'un. « Je vais vous proposer un petit jeu d'esprit.. Que feriez-vous si vous étiez aux prises avec une personne que calomnie et médit sur vous tout en étant impossible à raisonner ? » Il n'y avait aucun piège là-dedans, puisqu'elle ignorait tout de la femme qui se trouvait dans son bureau, mais parfois demander un avis extérieur pouvait s'avérer salutaire.

« Ne vous vendez pas au rabais, je ne vous prendrais pas en dessous du tarif de vos concurrents, et je pourrais même aller au-delà. » Elle griffonnait à l'encre violette quelque chose à la suite. Elle pouvait se permettre de négocier contre son camp, l'argent ne manquait pas et ses affaires étaient florissantes.

Sintharia avait un œil assez critique sur sa personne, presque dénigrante, une façon de garder le cap sur ses idéaux. Trop de courtisanes finissaient par tomber dans la facilité ou le crime. « Je comprends votre point de vue, c'est un peu chargé comme décoration. Ici c'est la guerre du paraître, à des lieux de la manière dont je vivais dans le Nord. C'est assez étouffant, je trouve. » À vrai dire elle était même assez mal à l'aise de l'opulence dans laquelle elle vivait, ce n'était pas ses valeurs, mais le prix à payer en tant que courtisane. Et finalement, sa demeure n’était rien de mieux qu'une cage bien agencée.

Un nouveau sourire s'étirait à cette épatante proposition. « C'est une solution intéressante, vous feriez bien meilleure courtisane que moi. » Elle-même était finalement assez pacifiste dans ses inimitiés, pourtant ce n'était pas faute de l'avoir appris. Mais il y avait encore trop de douceur en elle pour la déterminer à détruire un adversaire trop ambitieux, mais cela lui passera avec le temps et les épreuves si elle ne veut pas disparaître aussi vite qu'elle était apparue.

Les questions étaient innocentes, mais cela lui permettait tout de même de voir si elles étaient sur la même longueur d'onde, même si Sintharia accordait souvent sa confiance un peu trop rapidement.

Elle ne pouvait s'empêcher d'éclater d'un rire franc, la voyant tant mal à l'aise, toujours sans aucune moquerie. Elle se serait presque sentie joueuse si la pauvre n'était pas tant mal à l'aise. Elle attrapait délicatement la fiole qu'elle lui tendait, humant délicatement le contenu, d'ordinaire elle utilisait plutôt des parfums qu'elle faisait fabriquer, mais celui-ci aurait tout à fait son charme lors d'un bal. « Ce sera parfait. » Elle comprenait bien que ce n'était pas des insultes - dissimulées ou non - mais juste le sort qui riait de la malheureuse.

« Je pourrais avoir besoin régulièrement de vous, vous êtes libres de l'accepter ou non. J'espère que ce n'est pas moi qui vous mets autant dans l'embarras. » La question cette fois-ci était presque innocente, il semblait bien facile de toucher une corde sensible, bien qu'elle n'en comprenne pas vraiment la cause. Elle n'analysait pas vraiment, se contentant de prendre les choses comme elles venaient.

Sintharia jetait ensuite aux quelques domestiques un regard entendu et les femmes sortaient, la laissant seule avec son invité. Elle fixait ensuite longuement son regard sur les diverses toiles de son bureau, le cygne noir prédominait sur toutes les autres figures. Elle s'enfonçait davantage dans son siège, un sourire léger sur les lèvres. « Et vous que souhaiteriez-vous ? »

Sintharia avait bien entendu perçu l'appuyé sur le tout, elle levait un œil perplexe - faussement - vers la jeune femme, qui ne semblait pas tarir d'argument pour se vendre. Néanmoins ce genre de pratique de l'intéressait pas, elle qui voulait tant se distinguer pour sa droiture. « Je ne souhaite rien d'autre pour le moment. » Elle ignorait cependant si elle pouvait lui faire pleinement confiance à présent, ce genre de proposition n'avait rien d'anodin et toute innocente qu'elle était, elle n'ignorait rien des ruses qu'usaient d'autres courtisanes et même si pour l'heure elle ne désirait pas s'y livrer, rien ne disait qu'à l'avenir elle ne le ferait pas.

Néanmoins, une idée soufflait dans son esprit. « J'ai peut-être quelque chose à vous suggérer, mais cela risque de vous mettre en défaut. Je dois m'y pencher. » Le j'y réfléchirais surtout féminin, pouvait être trompeur, généralement cela était tout vu. Plus que de raison, le jeune cygne noir semblait avoir besoin de temps. Les jeux de pouvoir étaient aussi difficiles que rentables, mais aussi particulièrement dangereux et pour l'heure elle n'avait - pas encore - d'ennemis assez coriaces pour avoir envie de le faire disparaître.

La dame se leva ensuite, dans le même bruissement de soierie évoquant le frottement de l'aile d'un oiseau. Signe que la conversation était close. « Vous trouverez sans difficulté l'intendante en bas pour votre paiement. »