L'âme a ses brumes, ses lueurs et ses chaleurs d'orages

Quelques jours avaient passé depuis notre victoire. Les survivants du clan ennemi, dépourvu d'arme et d'ambition de nuire, s'affairent à nous servir et entretenir ce que nous leur avions pris. Ils étaient une douzaine, tout au plus. Leurs anciens esclaves sont devenus leur maître. Leur offrant la liberté, certains d'entre eux ont rejoins le clan. Les autres souhaitent retourner à leur vie d'avant. A ceux là j'avais promis une escorte jusqu'à Oagran, l'un des seuls endroit où je pourrais me montrer. Et d'une pierre deux coups. On parlerait sans doute de ma cruauté à l'égard de mes ennemis, mais également de ma compassion pour les inoffensifs. A cette idée un rire narquois pends à mes lèvres. J'en connais un qui n'aurait pas été ravi de tant de clémence et de survivant.

Mais pour l'heure, j'avais des préoccupations plus importantes. J'avais volontairement laissé du temps s'écouler après cette dernière fissure, au coin du feu et auprès de Saen. Ni trop, ni trop peu, mais je ne pouvais plus attendre. Elle s'est additionnée aux autres et ensemble forment un trou béant. C'est le moment de le combler, ou du moins essayer, même si ce n'est que pour bâtir un pont pour traverser d'une rive à l'autre. Ça m'avait au moins laissé le temps d’œuvrer chez moi, avec l'aide de Lothar et Hedda pour la décoration. Des allées et venues sur deux jours à peine, du bois, de l'huile de coude et de l'eau. J'espère que ça lui plaira.

Grâce à Saen j'avais pris conscience de mes propres failles et si j'espérais joindre les deux bouts, il n'y avait personne d'autre à faire avancer que moi. D'un pas décidé, vers elle. Je ne pouvais plus me morfondre et me complaire dans l'inertie. Je lui devais d'avancer jusqu'à elle, avec elle. Pour elle et pour nous. Et je le ferais ce soir, pas plus tard. Non, il est temps. Maintenant.

Dans l'immédiat cependant, je ne la trouve pas aussi facilement que prévu. J'ai l'impression qu'elle se tapie dans l'ombre depuis ce moment et je lui avais accordé ce temps de solitude nécessaire, qui pour moi l'avait souvent été. Couverte de fourrure, mon cœur se sert à mesure que les secondes de recherche s'écoulent, ratissant large, questionnant qui croise ma route. J'aurais pu l'appeler à moi, mais je ne voulais pas m'y résoudre. Je l'avais déjà trop forcé par inattention.

Le ciel est sombre, opaque de brume, aucune lumière céleste ne traverse à part l'ombre floue de la lune. Il n'est pas très tard, mais la journée touche à sa fin. La village est parsemé de lueur nocturne pour guider les pas, mais s'en est d'autres qui m'attirent à elle. Les siennes. Au sud, évidemment, sous l'armature d'une des tours de surveillance. Prenant conscience qu'il s'agit d'elle, mon cœur bondit et je m'immobilise sèchement.

Est-ce de l'angoisse ou de la peur ? De quoi exactement ? Je ne peux plus faire marche arrière, elle m'aura probablement sentie arriver. Non, ce n'est qu'une puérile excuse. Je ne peux pas parce que je dois avancer vers elle, il le faut. Et je le veux. Alors je m'exécute, un pas après l'autre, jusqu'à être suffisamment proche du bois, y posant la paume.


Ma voix est incertaine, mais chaleureuse. Et si elle ne voulait pas ? Peut-être que ce ne serait pas si terrible, sûrement plus facile de s'ouvrir sans lui faire face. Mais si elle faisait front elle aussi, je ne devrais pas me dérober et lui accorder mon entièreté. Pour avancer.

L'âme a ses brumes, ses lueurs et ses chaleurs d'orages

Elle n’est pas fermée et ne me freine d’aucun silence. Pourtant, j’entends sa queue battre l’air à un rythme particulier. Celui de la nervosité, comme si ma présence l’importunait. Et de sa réponse, je ne la pressens que peu encline à m’écouter. Pourtant, contre vent et marrée, il fallait que j’essaye. Mon regard fixe son museau un instant, emplissant mes poumons d’un oxygène que j’espère salvateur. Quittant le bois, j’observe autour de moi la brume épaisse qui me ramène à des souvenirs liés à notre existence. Un faible sourire, puis je m’assois, adossé au bois à ses côtés. Un genou plié, mes yeux naviguent dans le brouillard noir, parsemé de ses quelques lueurs nocturnes.

❝ Je ne sais pas par où commencer, mais… Je crois que nous avons des choses à se dire. ❞ Mon cœur tambourine et je sens la peur étreindre ma gorge. Nous avions traversée tant d’épreuve ensemble que je me remémorais difficilement les temps d’avant. Avant elle. Et si elle souhaitait partir, elle aussi, pourrais-je m’y résoudre ? A cette éventualité, l’émotion monte et j’essaye de la refreiner du mieux que je le peux.

❝ J’ai… Comment dire… Je crois que j’ai créée une sorte de séparation, entre toi et moi. De jours en jours, j’ai l’impression qu’elle grandit et je ne sais pas comment l’arrêter. Et… J’ai peur. ❞ Ma voix tremble quelque peu. J’inspire difficilement et pivote le visage vers elle pour discerner sa présence, même en la voyant à peine. Ma main se dépose sur son museau. J’espère ne pas la faire fuir à ce moment, mais si c’était le cas, je ferais face.

❝ J’ai compris trop tard que je t’avais imposé beaucoup de choses. Peut-être même plus que ce que je crois. Et… Je ne vais pas te demander si c’est vrai, je le sais. Je le sens au fond de moi que… je te déçois. ❞ Mes mâchoires se serrent, amèrement, des ressentiments s’éveillant à mon encontre. Aveuglée par tant de chose, je l’ai considéré comme acquise et je ne me suis même jamais posé la question de savoir si les choses lui convenaient ou non. Elle, ma fille d’Aqua, en qui j’avais nourris tant d’espoir et de fierté, je l’avais mise de côté sans le vouloir.

❝ Tu te souviens de cette nuit, à Oagran, où on a dormi ensemble ? ❞ Mes caresses s’intensifient et je m’étonne de repenser à ces souvenirs, mais bien vite, je comprends. Cette fois-là, elle m’avait dit qu’elle savait qu’elle ne serait pas déçue de son choix. Le dirait-elle encore aujourd’hui ? Une larme coule sur ma joue et mes dents se serrent. L’effaçant d’un revers de la main, je détourne mon regard pour reprendre contenance. Je ne suis pas là pour parler de moi. Je suis là pour elle…

❝ Je voudrais savoir… à quel point je t’ai blessé et… à quel point cette fissure entre nous est grande. Car je veux réparer tout ça... je ne veux pas la laisser grandir encore… ❞