Luce s'était placée non loin de l'entrée, elles venaient tout juste de payer leur entrée lorsque Alba lui tapota l'épaule, lui intimant rejoindre son groupe d'un grand sourire.

"Si tu t'ennuie, n'hésite pas à venir nous voir" lui dit-elle sans vraiment croire ce qu'elle disait. Elle était sûre que Luce allait s'amuser, elle qui était si jeune et si calme d'habitude ornait déjà un large sourire, laissant apparaître deux petites joues bien roses sous son masque.
La femme masquée salua de la main son amie en s'éloignant de l'entrée pour laisser place aux autres arrivants. La foule, la musique, les costumes, tout cela la mettait en joie. Elle qui n'était pas très impatiente lorsque l'horloge du salon sonnait l'arrivée des invitées dans le manoir de ses parents, elle sautillerait presque sur place dans l'enthousiasme et l'euphorie du moment. Les couleurs rouges, jaunes, bleues et oranges se mélangeaient dans les drapés des costumes des danseurs sur la piste de danse. Elle s'émerveillait à voir tout cela. Si seulement elle n'était pas cette petite Luce Hastianno, enfant d'une famille redoutable dans les temps anciens qui perpétuant cette ignoble tradition de partager la douleur et le passé de ses ancêtres aux générations futures... Elle aussi se serait amusée comme une petite folle, et peut être même plus qu'elle ne l'était à observer les costumes. Mais voilà, nous sommes dans un air de franche camaraderie ou les masques de nos vies se transforme en de somptueux vêtements qui embellie notre petite personne le temps d'une nuit, et Luce était très bien placée pour le comprendre. Si elle était cette petite bibliothécaire, elle ne serait pas là à sourire béatement en voyant les petites oreilles d'un lapin, si elle avait été Luce, elle n'aurait pas osée porter cette robe dont les jambes semblaient s'ouvrir et apparaître à la vue de tous. Et bien sûr, si elle avait été la Luce Hastianno qu'elle devait être, elle ne se serait jamais, au grand jamais, approchée de cet inconnu de blanc vêtu masquant le contour de son visage d'un foulard pour lui prendre le poignée et l'invité à danser.

"Venez donc danser ! Ici, il est interdit d'être triste !" Dit-elle un large sourire sur les lèvres.

Elle ne s'était même pas présentée et elle n'avait pas non plus demandé l'avis de ce brave homme sur cette invitation funeste. S'il avait protesté, elle lui aurait imposé le contraire et ce jusqu'à ce qu'ils se trouvent sur la piste de danse. Elle ne lui laissait pas le choix, il fallait qu'il danse.

"Juste pour cette chanson, sieur Masqué." Dit-elle dans le brouhaha des rires et de la musique. "Je ne vous embêterais plus à la fin de cette danse, si cela vous sied."

En réalité, elle connaissait l'homme qui se trouvait face à elle. Mais sa mémoire fébrile, et sa philosophie de l'instant de n'être plus rien d'autre qu'une ombre colorée, non une personne, lui bloquait toute possibilité de reconnaissance. De plus qu'elle n'avait jamais vu le visage de l'homme lui ayant sauvé la peau dans la bibliothèque en voulant lui donner le livre qu'il souhaitait.

Elle baissa les yeux un instant, pour prendre connaissance des pas qu'exécutait le meneur. Ce dernier la fit tournoyer sur elle-même, elle prit le temps qu'il fallait pour laisser ses jambes s'entremêler avant de reprendre la mains de son cavalier qui la posa délicatement sur sa nuque. Elle n'avait plus dansé depuis ses 15 ans, sa mère l'avait initier à divers danses de couple sans pour autant attiser l'intérêt de l'enfant.
"Il est simple de courtiser un homme aisé si tu mets en valeur ton corps le temps d'une danse" lui avait-elle dit une fois que son précepteur l'eut fait glissé par mégarde alors qu'elle lui marcha sur le pied. Sa mère était extrêmement porté sur le fond de la bourse d'un homme plus que son être. C'était là, une chose que Luce se promit de ne jamais faire. Elle n'était pas une excellente danseuse, mais la manière de se mouvoir sur la piste n'en était pas moins charmante, à moins que ce ne soit ses vêtements qui ne fasse la différence. Sans doute sa mère avait-elle eut raison de lui faire apprendre quelques pas de danse ? Cependant, elle ne voyait nullement la danse comme un moyen de manipulation ou de courtisanerie, d'autant plus qu'elle ne cherchait absolument pas à charmer ses cavaliers d'un soir ni personne d'autre d'ailleurs.

Elle se laissa à nouveau tournoyer sur elle-même alors que son cavalier lui eut accordé l'idée de prendre part au plaisir général de la soirée. Elle fut même très surprise de voir que ce noble mousquetaire, si mousquetaire il était, se soit rapidement prit dans l'humeur qu'elle lui proposa de feindre sans détour. Ce n'était pas pour lui déplaire. Luce écoutait attentivement ce qu'avait demandé son cavalier, qui était-elle ce soir ? Elle n'en avait pas la moindre idée. Elle aurait aimé s'inventer une vie pour leurrer tout le monde mais il était en soit impossible qu'elle se permette cela, de nombreuses personnes savaient qui elle était et la plaisanterie ne durerait que le temps d'une danse. Elle soupira doucement, un peu déçue de ne pouvoir se consacrer entièrement à son jeu.

"Si je devais me donner un rôle à cet instant je ne pourrais le tenir convenablement. J'ai ici quelques intimes qui ne se priveront pas de prononcer tout haut ce que je cherche à cacher pour ce soir. Le jeu ne durera pour moi qu'un instant, je le crains."

Cependant elle ne voulait pas jouer les personnes qui proposent un jeu pour ne point y participer. Cela l'amusait bien trop pour cela, elle tenta alors une ruse qui lui permettra de se transformer sans pour autant entacher son jeu de par la bêtise des autres de la recoller à sa fonction de bibliothécaire.

"Je serai par conséquent celle que vous aimeriez que je sois. Sinon comme la simple danseuse de salon qui vous invita à danser le soir du bal de printemps."

Elle releva la tête pour regarder les yeux de son cavalier, il fallait dire qu'il avait l'art de changer d'expression en un instant, c'était une chose plaisante à voir et tout aussi inquiétante. Mais elle ne voulait surtout pas prendre en considération la dangerosité de sa permutation pour le moment.  

"Et vous ? Avez-vous choisi qui vous seriez pour ce soir ?"

Un optimiste, voilà donc ce qu'aurait pu interpréter son cavalier le temps d'une soirée à son côté. C'était une belle chose en soit, bien sûr. Cependant, interpréter n'était sûrement pas être. L'optimisme était un fidèle compagnon pour Luce depuis ces dernières années. Elle croyait toujours en la bonté du monde et en une belle vie pour lequel Luce n'était peut être pas la bienvenue. Après tout, ses parents avaient une conception de la vie bien particulière basée sur la capacité à bien vivre avec l'héritage des grands-parents sous le coude pour sa mère et l'éducation pure et dure digne des grands soldats de la milice pour le père et le frère. Luce, en revanche n'avait suivi aucun de ces deux chemins. Elle avait tracé le sien au travers des contes de la vieille nourrice Amy Käal. Les invocations, les récits des plus grands aventuriers, les contes pour enfant. Tout cela avait modelé l'éducation de la petite Luce. Et qu'était-elle devenue maintenant ? Depuis la découverte du livre rouge chez Aënaelle Litios, elle n'avait de cesse de penser à la ressemblance de sa cicatrice avec celle de l'insigne des Crocs pourpre. Et que faisait le nom de son père et de son grand-père dans l'arbre généalogique ? L'écrivain ne semblait pas connaître son existence ni celle de son frère Vergil car aucun des deux ne figuraient dans le registre. Devait-elle donc se sentir en sécurité ? Sans doute. Elle voulait également jouer ce rôle d'optimiste, tout comme son cavalier elle préférait être une autre pour oublier les coïncidences d'un livre maudit.

L'homme accorda à la demoiselle la fin d'un jeu dans lequel il serait le seul à jouer, faisant tournoyer une dernière fois sa partenaire il s'excusa de son manque de pratique. Luce secoua la tête gentiment, c'était un homme bien modeste car la danse fut agréable, à peine eut-elle voulu ajouter quelque chose que la musique s'arrêta. Elle baissa la tête pour souffler doucement, un léger sourire aux lèvres, il était temps pour Cendrillon de quitter la piste de danse et de partir papillonner ailleurs. Son jeu ne s'était pas arrêté ici et comme elle l'avait promis à son cavalier, une danse contre un lâché prise. C'était ce qu'ils avaient convenu. Alors que Luce retira ses mains de l'épaule et de la mains de son cavalier, elle vint lui dire ces quelques mots à son oreille.

"Ne vous arrêtez pas pour moi, restez optimiste ! Profitez de l'instant présent tant qu'il en est encore temps. Car, un jour peut être vous serez face à des obstacles qui vous empêcherons d'être heureux. Il n'est jamais trop tard pour être heureux. Ou bien, faites semblant de l'être le temps d'une soirée."

Elle se retira de son cavalier l'abandonnant à son propre sort sur la piste de danse. Tel un fantôme, elle laissa en souvenir de sa rencontre un rire malicieux. Faux, comme l'habit des invités, mais agréable.