Parfois, le pressentiment s'évanouissait. D'autres, il devenait trouble. Assise devant le miroir de sa coiffeuse, Qilin contemplait son reflet en attachant ses longs cheveux bruns. Rien ne détonnait, étonnamment. Une part d'elle ne pouvait s'empêcher de rester méfiante.

D'un sommeil reposant, elle s'était réveillée. Un éclat dans la nuit, vite apaisé. Lors de sa méditation matinale, une herbe portée par le vent s'était baignée dans son thé. L'une des servantes avait failli trébucher au bout du couloir, laissant le coin du tapis retourné sans le réaliser.

Femme de raison, elle ne se fiait pas aux signes. De tels détails effleuraient souvent sa psyché sans s'y accrocher. Mais elle écoutait son instinct. Et aujourd'hui, il se manifestait. Il guettait l'ombre au tableau, présente sans changer la composition. Parfois, elle la repérait chez une personne. D'autres, elle la voyait se dessiner sur sa propre peinture.


Aucune perturbation jusqu'ici, mais le pressentiment la tenait toujours. Il reposait tranquillement dans un coin de son esprit, à distance raisonnable de ses pensées. La capitaine Lù devait s'entretenir avec son lieutenant. Elle rejoignit donc le terrain d'entraînement, actuellement occupé.

Une certaine tension imprégnait les lieux. De sa position, la gradée n'en repéra pas la source, mais trouva la carrure colossale. De mémoire, son plus jeune frère faisait partie de l'un des deux groupes en session. Un regard circulaire lui permit de confirmer. Son timbre froid trancha l'air calmement à l'adresse du grand soldat.

« Tout se passe bien ? »

Bras croisés, le lieutenant Udnat adressa un salut de tête à sa supérieure. Ses petits yeux retournèrent s'ancrer sur un certain major. Il haussa les épaules en fixant l'homme qui échappait à sa supervision.

« On va voir. »

Son ton neutre se tenait entre la lassitude et l'amusement. Il attendait la suite pour déterminer son penchant. Des éclats de voix percèrent justement l'assemblée. Le regard de jais suivit leur écho sur les visages présents avant de remonter jusqu'à leur origine. En parallèle, l'adjudant Lù se retirait du centre d'attentions les sourcils légèrement froncés.

Une femme très masculine prit sa place. Sa tenue aux couleurs princière la rendait aussi familière qu'étrangère. La capitaine se rapprocha discrètement, et s'arrêta à bonne distance. Ah, oui. Une garde venant d'une autre garnison, formée ici. Son air défiant ne laissait planer aucun doute. L'amie de Jie, Caelum. Quel était son prénom déjà ? Qilin fronça également les sourcils, une brève seconde.

Les gouttelettes glissèrent sur les joues pâles dans une fraîcheur bienvenue. Cette perturbation montait jusqu'au ciel. La soldate ne s'avança pas davantage. Une présence discrète valait mieux dans ce cas de figure, même si elle était la plus haut gradée sur le terrain. Se révéler risquait de mettre la pression au major, et jeter de l'huile sur les braises de l'insolence. Elle patienta, observant avec un certain appétit ce que chacun donnait à voir.

Tant d'insolence. Loyauté, discipline, respect. Ces trois valeurs, piliers de leur ordre, n'avaient aucun sens pour la garde Caelum. Se donner en spectacle et les bafouer à chaque mot lui seyait visiblement mieux que l'armure dorée. Aucun doute ne résidait plus dans l'esprit des soldats présents.

Observant la scène avec un intérêt décroissant, la capitaine s'interrogea. Comment cette femme avait pu garder sa place aussi longtemps ? Peut-être grâce à l'influence de son lieutenant de père. Les commérages disaient qu'elle ne le portait pas dans son cœur. Un enfant pouvait toutefois jouir de l'aura parentale sans le souhaiter.

Elle était talentueuse. Les quelques joutes entrevues, les rapports lus, et les récits de son jeune frère le prouvaient. Venait un temps où cela ne suffisait plus, pas dans la Garde Dorée. Le major se montrait indulgent, comme trop d'autres avant lui. Manquer d'effectif ne voulait pas dire accepter les individus puérils. Surtout si leur investissement ne s'avérait pas à la hauteur. Cette Caelum n'était pas dangereuse, mais la tolérance de ses insultes gratuites devait cesser.

Soudain, le vent souffla dans sa direction. La gradée leva le fief, toisant l'individu sans plus d'émotions. Les têtes pivotaient vers son visage de lune tandis que l'inconsciente s'attaquait stupidement à elle. Dans son dos, le lieutenant Udnat ne retint pas son sourire. La précédente cible de la garde en permanence intervint. Un gaspillage de salive, puisque l'évidence avait déjà fait éclater tout sous-entendu.

Droite et impassible, la capitaine Lù inspira doucement. Son regard de jais détailla longuement l'assaillante. Quand enfin il se planta dans le bleu marin, sa voix s'éleva calmement.

« Je vous pensais plus intelligente. » Main posée depuis le début sur la garde de son épée, l'autre reposait docilement contre sa hanche. Ses sourcils se froncèrent une fraction de seconde. « Mais tout ceci n'était finalement qu'une perte de temps, pour vous comme pour nous. »

Et pourquoi le gâcher d'une telle façon ? Peu importait maintenant.

« Il n'est plus nécessaire de supporter votre présence, et vous la nôtre, qui ne vous a jamais convenue. Veuillez accompagner le Major dans son bureau, mademoiselle Caelum. »

Ses longs doigts fins s'entrelacèrent dans son dos. Pensant l'affaire close, Qilin expira doucement. Ses sombres iris captèrent alors la proximité de leurs pairs chocolatés. Cette fois, une petite ride naquit sur son front. L'adjudant s'était glissé près de l'accusée sur le point d'être congédiée. Il lui parla à voix basse, s'accrochant au peu de discrétion possible dans une telle intervention.

« Braith, fais quelque chose. »

Son regard bifurqua nerveusement vers sa sœur avant de revenir s'ancrer sur son amie.

Jie observa son amie cesser le combat. Une première. La lutte ne se finit pas en silence, évidemment. Braith restait fidèle à elle-même, aussi il comprenait son choix. La mine renfrognée, l'adjudant rentra dans le rang. Le lieutenant Udnat avança son imposante carrure et gagna rapidement l'attention des soldats présents.

« Allez, allez ! Vous avez un entraînement à finir. Montrez-moi que tout ça ne vous a pas ramolli. »

Poings sur les hanches, il contempla le rassemblement discipliné des gardes. Toujours un plaisir à voir, surtout quand les miliciens trainaient généralement des pieds. Sa supérieure le prit rapidement à part, et l'informa détenir des nouvelles au sujet de la criminelle Lagertha. Elle lui demanda de passer une fois disponible. Maintenant que l'entraînement lui échouait pleinement, cela attendrait.

La capitaine Lù regagna ses quartiers les traits impassibles, l'esprit songeur. Son plus jeune frère s'exposait rarement de la sorte. Avait-elle sous-estimé l'affection qu'il portait à la soldate problématique ? Quoiqu'il en soit, ça ne la concernait pas. Elle respectait l'intimité des membres de sa famille. Seulement la peine inscrite sur le visage du garçon ne voulait partir de ses pensées si facilement.

Elle reprit un dossier en mains et s'y plongea de longues minutes. Puis le referma dans un claquement suivi d'un léger soupir. Sa bouche pincée et ses sourcils froncés l'invitèrent à sortir de la pièce. Le cuir de ses bottes frappa le sol avec détermination, puis s'avança plus discrètement. La gradée s'arrêta devant le bureau du major, dont la porte encore fermée offrit une réponse suffisante.

Bras croisés sous sa poitrine, elle n'attendit pas longtemps avant que l'insolente femme émerge de la petite salle. Visiblement, la libération fusa jusque dans ses muscles. Les iris de jais la fixèrent, celle-ci choisit de les éviter. La capitaine demeura impassible. Peu surprenant. La jeune femme l'ayant dépassée, elle éleva calmement la voix.

« Maintenant que vous êtes libre, vous auriez bien quelques minutes à m'accorder, mademoiselle Caelum. Suivez-moi je vous prie. »

Son obéissance ne fit aucun doute dans l'esprit de la garde Lù. Elle s'engagea aussitôt dans les couloirs de pierre blanche. Son bureau regagné, l'ex-soldate avec, elle ferma la porte. Personne n'avait besoin de connaître les tenants de cette rencontre. Son regard sévère observa à nouveau la silhouette basanée. Puis s'en détourna.

Qilin alluma les petites pierres d'Ignis qui reposaient sur le meuble au fond de la pièce. Elle resta d'abord silencieuse, pendant que l'essence magique chauffait l'eau. Sachant son vis-à-vis impulsif, relativement impatient étant donné la situation, elle prit la parole juste avant qu'il ne le fasse. Ses perles de jais se plantèrent brusquement dans l'océan profond.

« Pourquoi gâcher votre talent ? » Son attention revint à la préparation de sa boisson favorite. « Le major doit se poser la même question. Je tiens à une réponse, ceci dit. »

Certains diraient qu'une question sans détour ne lui ressemblait pas. C'était mal connaître la capitaine.

Tout ce qu'entendit la gradée s'apparenta à un "Je fais ce que je veux et je vous emmerde." Rien de nouveau, en somme. La soldate rabâchait une réponse à une question trop souvent entendue. Mais il fallait bien commencer quelque part, quitte à l'agacer. Il en ressortirait peut-être une information intéressante. Le cas échéant, la capitaine n'aurait rien perdu à essayer.

L'ex-garde restait seule juge légitime de sa vie. Une chance, aux yeux de certains. Ceci dit, une telle assurance dans l'utilisation de son temps soulevait l'existence d'un objectif. Elle n'était pas une gamine paumée recréant le chaos vécu à la maison. Enfin, à première vue. Qilin n'écartait pas complètement l'hypothèse, mais lisait une trop grande détermination dans le comportement de Braith pour la concrétiser.

L'agitation monta d'un cran. La brune leva les yeux, s'assurant que le fracas n'ait pas perturbé l'agencement de son bureau. Le regard de jais se dédia ensuite à la préparation du thé. Elle écoutait attentivement le partage de ses raisons. Le fiel utilisé pour dessiner le contexte noircit immédiatement tout le tableau. L'entrée dans la sphère personnelle de cette femme se fit sans jugement. Elle n'excusait en rien son attitude professionnelle, car elle ne comptait pas sortir de ce cadre. Seule sa curiosité la guidait ici.

La capitaine haussa le menton et libéra un discret sourire. La haine. Cette tâche obscure dans l'âme. Une tendre compagne de nuit. Si elle savait. Évidemment toute cette rancœur n'était pas dirigée pas contre sa personne, ni même contre la Garde Dorée. Pas complètement du moins. Le descriptif établi montrait son intolérance envers leur corps militaire. Une facette simpliste et confortable, adoptée par bon nombre de personnes.

La fille Caelum se rétracta subitement. Craignait-elle de déverser sa colère, et de réaliser que le flot était inépuisable ? Ou se retenait-elle par égard, par fierté ? La notion de respect effleura à peine l'ego de la gradée. Elle n'attendait pas qu'elle la flatte, et connaissait déjà la valeur que lui accordait sa subordonnée. Celle-ci en souligna justement la preuve, traduite par sa présence.

Qilin fronça légèrement les sourcils. Il y avait plus.

« Et vous ? »

Ses doigts de lune enserrèrent la hanse avec douceur et assurance. Elle versa le contenu de la théière dans une tasse en porcelaine, puis admira le liquide d'un sombre doré. Son attention glissa vers le faciès basané. Elle lui ôta l'occasion de riposter dans l'immédiat.

« Je vous ai fait venir parce que je respecte votre franchise, aussi grossière et inappropriée soit-elle. En temps normal. »

Son ton souligna habilement les qualificatifs, afin d'éviter toute erreur d'interprétation. La garde s'installa à demi sur le comptoir méticuleusement rangé. La posture, moins formelle, restait soignée par sa grâce naturelle. Elle porta le breuvage fumant à ses lèvres et but une gorgée. Le jais fixa l'outremer avec intensité avant de naviguer allègrement à distance. Sans pression.

« Pourquoi ne pas être allée plus loin encore pour ternir l'image de votre géniteur ? Ne me dites pas que le moule était trop lourd à porter, vous me semblez capable d'encaisser bien davantage. »

La saturation annoncée allait de pair avec un retrait émotionnel. La jeune soldate nourrissait un profond rejet, envers son géniteur et tout ce qu'il représentait. La Capitaine ne s'évertua guère à dénoncer ses propos. Au sein de la Garde, elle n'avait pas l'ambition de conduire ses jeux politiques. Il lui importait peu que ça se sache, au contraire même. Que tous ignorent où résidait sa sincérité l'arrangeait. Si Braith se pensait l'objet d'un intérêt factice ou détourné, elle restait libre de partir.

La seconde réplique s'avéra nettement plus intéressante. Pas si déterminée que ça à noyer la réputation de son paternel dans l'oubli. La gamine avait compris l'inutilité de s'abîmer à une telle tâche. Bien. Un sourire camouflé par la tasse de porcelaine s'esquissa. Après tout, beaucoup ici passaient leur temps à lui répéter qu'elle valait mieux. Qilin but une nouvelle gorgée avant de répondre à la question.

« Presque. »

Son ton avait troqué l'autorité pour la douceur. Elle reposa calmement l'objet et joignit ses mains sur sa cuisse. Son regard de jais survola l'océan houleux en silence. Il tenait la cadence avec la force de l'habitude. Sa présence en des mers si dangereuses ne faisait aucun sens. Il finit par prendre du recul et embrasser la cour intérieure, où se déroulaient encore les entraînements en contrebas. La grande vitre surplombant le meuble où siégeait à demi la gradée lui offrait une superbe vue, que personne ne pouvait lui rendre.

« Maintenant qu'on vous accorde de l'attention, vous n'en voulez plus ? Je dois avouer être surprise. »

Nulle dureté ni sécheresse n'accompagna ses mots. Ils relevaient presque un air moqueur. Aucune trace ne subsistait sur le visage pâle pourtant. Quelle idée d'attiser la bête libérée, quand elle ne tenait déjà pas dans sa cage ? Les yeux sombres revinrent s'amarrer au faciès basané. Le fauve tantôt las de se débattre, tantôt gouverné par le besoin de s'agiter, demeurait.

« Vous avez enfin quelqu'un qui pose une vraie question. Alors que craignez-vous, Braith ? »