Brisielle, seule femme sur les quatre enfants du marquis d'Avesnes, avait été enlevée par les hommes du Keiser. Une demande de rançon était parvenue à la capitale. Le kidnapping d'héritiers se faisait rare, pas exceptionnel. L'opération restait un moyen délicat mais excellent pour se faire de l'argent.

Même si la famille acceptait de payer immédiatement, ce genre d'affaires tardaient. La position politique des victimes jouait, l'avarice en informations des rebelles également. Malgré l'inquiétude suscitée, l'attente octroyait un temps précieux aux mailles princières pour se renseigner et s'organiser.

La négociation ne se terminait pas toujours sur le papier. Certains clans se mettaient à baver frénétiquement devant la Garde, désireux de leur soutirer davantage d'argent ou de sang. Une fois, la situation avait mal tourné. La réputation de Reyson à peine redorée, mieux valait éviter pareille tragédie.

La capitaine Lù s'arrêta aux portes de la cité champêtre. Elle salua les gardes en faction avec respect.
« Il semblerait qu'une femme du Nord loge à Trare depuis quelques semaines. La rumeur vante ses compétences de chasseuse. Savez-vous où je peux la trouver ? »

Ils échangèrent un regard avant que l'une réponde rapidement.
« Elle vient de passer les portes il y a quelques minutes, Capitaine. Voyez avec le maréchal ferrant. Généralement elle lui remet son armure directement après la chasse. Vu comment elle était toute abîmée, elle va sûrement passer par son étal. Sinon, elle réside chez Jonathan Jolivant. »

La soldate lui indiqua les deux chemins en détails. Des précisions réservées aux personnes de passage. La jeune gradée connaissait suffisamment les lieux pour s'orienter. Que ce soit dû à l'habitude de servir de guide ou sa présence étrangère, elle n'en prit pas offense. Elle talonna Kuro, le variquan à la robe noire. La bête gagna l'atelier de l'artisan d'un pas vif.

Qilin n'aimait pas perdre son temps, mais sillonner la ville à toute allure attirerait l'attention. Tirant lentement sur les rênes, elle mesura son arrivée et mit pied à terre. Le personnage nettoyait une piètre armure de cuir à l'aide d'une chiffe, la mine renfrognée. Bride en main, elle se rapprocha sans hâte, l'air sérieuse et avenante.
« Bonjour Monsieur, j'ai entendu dire que vous pourriez m'indiquer où se trouve une certaine chasseuse. Elle vient peut-être de passer ? Je souhaiterais m'entretenir avec elle. »

Il répondit poliment à la salutation en s'acharnant sur un renfoncement bourré de sang. Sans l'observer, il demanda sur un ton un brin amusé, comme s'il s'attendait à ce genre de questions.
« La chasseresse a des ennuis ? »

Puis il leva enfin les yeux. Devant la maille dorée, le doute saisit ses traits. Simple curiosité ou désir de protection, elle nota l'intérêt. La militaire esquissa un geste pacifique de la main pour accompagner ses propos.
« Non, soyez rassuré. La Garde a simplement entendu parler de ses talents et souhaiterait lui proposer un contrat. »

Il caressa ses favoris en acquiesçant, toujours peu surpris. Sa main calleuse valsa vers la droite dans un geste large.
« Elle a retapé la bicoque de monsieur Jolivant. Depuis il lui loue pour pas cher. C'est un peu plus bas ma Dame, près de la muraille. Vous venez de la rater. Vu comment elle était toute ensanglantée, ça m'étonnerait qu'elle soit en train de cavaler dans le village pour faire ses courses. »

Un rire deux octaves au-dessus résonna. L'homme secoua la tête avant de se remettre au travail. Qilin avisa les pièces sur le comptoir. Il n'avait pas pris la peine de ranger, ni de compter visiblement. L'inquiétude causée par les attaques de la bande de Wraith avait clairement diminué. Ce dernier se terrait depuis la traque intensive de ses pairs.

La capitaine étudiait les gestes de l'artisan et le produit de son attention. Ses sourcils se froncèrent. L'entaille du cuir paraissait trop propre pour être d'origine bestiale. Elle ne connaissait la faune arcanienne que dans les grandes lignes. Les dégâts causés par une arme, en revanche… Elle se pencha. Un doigt innocent glissa sur le plastron.
« C'est une belle pièce, mais c'est un miracle qu'elle tienne encore. Cette vaillante combattante a de la chance que vous soyez là. »

Un espadon, à deviner. Le maréchal ferrant trépigna sensiblement, chassant le compliment avec modestie.
« Oh vous savez, je fais ce que je peux. C'est pas comme si on avait un vrai forgeron dans le coin. »
« C'est tout à votre honneur. » Elle fit mine de réfléchir une minute puis reprit. « Dites-moi, puis-je vous laisser ma monture ? Elle ne posera aucun souci. Cette affaire ne peut attendre malheureusement. »

Un silence étonné suivit sa demande. L'homme perdit un poil ses mots en lui proposant de l'attache à la poutre non loin. La fille Lù le remercia en lui laissant une douzaine de tsuris. Trop, mais elle craignait de l'insulter avec moins. Il ne dit ou ne vit rien. Elle se détournait déjà pour suivre la piste. La personne encapuchonnée qui l'observait depuis plusieurs minutes s'était volatilisée.


La garde dorée tomba sans mal sur la bâtisse miteuse, à peine fonctionnelle. Son regard de jais atterrit sur la porte, pas plus engageante. Puis sur le petit banc. Ses sourcils se froncèrent devant le reste de l'armure et deux masses familières. Une éclaboussure retentit derrière. Elle s'interrompit pour faire le tour. Autant cueillir l'individu à la source.

En quelques pas seulement, le jardin se révéla. Aussi sauvage que la réputation de sa propriétaire, il possédait néanmoins un certain charme. La jeune femme étudia tranquillement les environs avant la silhouette légèrement vêtue. Le fluide vermeil glissait dans l'eau pure avec aisance. La chemise beige épousait des muscles fermes. D'agiles doigts domptaient progressivement une tignasse flamboyante.

Elle déglutit. Ce profil déterminé. Cette aura glaçante jusqu'à en être brûlante. Qilin chercha les marques sur ce corps pour engloutir le doute. Le dernier souffle écrasa ses poumons en tentant de s'extirper. Elle ne se trompait pas. Inconsciemment, elle avançait toujours.

Le vent fouetta presque gentiment son plastron. Elle haussa le fief.
« Charmant accueil. »

De sa voix presque hautaine naquit un sourire malicieux. Ses pupilles brillantes léchèrent les courbes de la nordienne sans gêne. Ses bottes poussiéreuses avalèrent encore deux mètres. L'ébène dériva vers les hautes herbes. Calme et douceur se mêlèrent pour offrir une réponse sérieuse. Le ton trancha brutalement.
« Je suis venue trouver une pisteuse afin de lui proposer une mission. Je ne savais pas qu'il s'agissait de toi. »

La seconde phrase vibrait d'honnêteté. À Lüh, le manoir en aurait tremblé. Elle laissa même paraître son trouble. Une jolie seconde, pas plus. La noble reprit l'esquisse d'un sourire. Quelque chose illumina son visage de lune. Faisant fi d'éventuels grognements, elle s'assit sur la pierre la plus proche. Le mouvement resta fluide malgré l'armure. La soldate se défit de ses gants et bottes. Le pantalon brun remonté sous les genoux, elle plongea ses jambes nues dans le bassin. La fraîcheur électrisa ses sens. Un soupir satisfait fila de ses lèvres pulpeuses.

Un geste gracieux s'envola vers Rymaïn. Fut un temps où la rousse n'aimait point partager son bain. Ses traits rieurs évitèrent soigneusement les yeux olives.

« Oh je t'en prie, ne te gêne pas pour moi. »

Aucune foi en les dieux, aucune croyance supérieure ni destinée pré-écrite. Pourtant, un lien se resserrait autour d’elles. Trop d’occurrences, trop d’incidences. Il devenait ardu de n’en tirer aucune conclusion. À choisir, la fille Lù préférait reconnaître la force d’influence de ses émotions. Elle se sentait projetée dix ans auparavant. Toujours fière et ambitieuse, mais fébrile, désespérée. Les leçons tournaient en boucle, comme une mélodie soigneusement orchestrée. Au moins, elle n’était plus dans le déni. Même sa Mère saluerait cette avancée, si elle n’était pas censée être acquise depuis de longues années.

Serait-elle venue en toute conscience ? Un sourire mystérieux étira sa bouche entrouverte. Songe et silence portèrent son regard sur l’onde aqueuse. Son compagnon simiesque ne pourrait enfouir un seul orteil dans ce minuscule point d’eau sans en souffrir. Elle, née sous l’astre solaire à son paroxysme, y plongeait toujours avec défi. Cet attrait pour le danger existait bien avant la sombre dragonne. Le vent soufflait un air de folie aujourd’hui.

La guerrière aux masses s’était défilée sous le regard gourmand, attisant davantage l’appétit de sa propriétaire. Maintenant elle se rapprochait. Qilin resta en place, déjà à l’aise dans cet endroit tout juste découvert. Ouverte aux suggestions, livrées aux pulsions de la nordienne, elle ignorait la direction de cette situation. Et ça lui convenait. Qu’il soit calme, blessant, joueur, méprisant… elle désirait simplement un échange.

La pique et la saisie brusque répondirent à ses attentes. Cette chaude respiration aiguisa ses sens. La soldate adorerait user de son autorité en l’instant. Pas si facile, si simple, évidemment. Le basculement intervint d'une manière imprévue. Le choc lui coupa le souffle plus que nécessaire. Un éclat de rire monta. Mais la partie d’elle qui aimerait invoquer Qualri et lui ordonner d’avaler cette offense brida ses cordes vocales. Elle demeura muette, une expression incrédule et revancharde sur le visage.

Définitivement rafraîchie, la noble finit par se relever. Une drôle de sensation, oubliée, grisante, lui tordait les entrailles. La cascade de mots glacés se fondit dans la masse environnante. Une envie carnassière étira légèrement ses traits. Elle s’avança lentement. Ses doigts glissèrent mentalement sur l’échine de la rousse. L’amour indécent avec lequel le tissu humide collait sa peau lui arracha un frisson. Son corps s’arrêta difficilement à d’infimes centimètres du sien.

« Peut-être ai-je trouvé autre chose… »

Puis elle dépassa la femme en l’effleurant habilement.
« Merci pour ton autorisation, mais je suis trop trempée pour repartir. »

La moquerie se teinta de sérieux. Ses mains blanches défirent les boucles maintenant les pièces de cuir. Celles-ci constituaient un semi-plastron bleu qui descendait sur ses flancs en délaissant l’estomac. Elle retira également la maille dorée, et étendit soigneusement le tout au pied de la bâtisse. « Tu vas devoir attendre que tout ceci sèche. »

La pierre chauffée par le soleil, toujours présent en ce début de saison, accueillit en suivant ses armes. Une moue mécontente étira les traits de Qilin. Si elle se montrait raisonnable, elle s’empresserait d’essuyer le métal. Ainsi elle se détourna pour récupérer Rymaïn dans son champ de vision. Ses muscles se tendirent, chauffés par cette délicieuse apparence. Heureusement qu’elle avait disparu pendant dix ans, finalement.

De sa démarche féline, charmeuse et mesurée, elle revint auprès de la sauvage. Le jais sondeur s'attarda sur le visage balafré, étrangement immaculé. Son pied s’ancra brusquement derrière la cheville, ses mains sur ses épaules. Elle la poussa sans ménagement. En se redressant, elle argua d'un ton suave :

« Il restait du sang sur ta tunique. »

Rymaïn l'entraîna dans sa chute. Sans surprise. Ses genoux cherchèrent le sol. Trop loin. Ce mauvais réflexe cassa son équilibre. Qilin s'affala à demi sur sa victime. Elle se rattrapa à la tunique crème, puis tendit ses paumes pour éviter d'échouer complètement dans les bras de la rousse. Sa coiffure malmenée laissait échapper de nombreuses mèches obscures. Sans barrière contre l'eau, elles s'accrochaient à sa peau de lune.

L'épéiste se redressa en toute dignité, avant de justifier ses actes en toute impunité. La proximité de leurs corps l'excitait presque autant que la fine distance les séparant. La flamme du danger brûla d'une ardente réponse. Une référence à leur nuit embrasée. Elle manqua de se pincer la lèvre. Les mots et magnifiques courbes de la rousse l'invitaient à réitérer leur danse mortelle.

La guerrière esquissa une ambiance différente. La tête de la fille Lù oscilla sensiblement vers sa main. Cette douceur l'attira tel un gouffre. À nouveau, elle se laissa cueillir. L'attaque lui arracha un éclat de douleur. La surprise illumina ses iris de jais. L'insolent propos résonna avec force, attisant ses plus bas instincts. Son corps lui commandait de récupérer le bien volé. Malgré son sourire aguicheur, malgré la luxure sur ses traits, elle ne le fit pas.

La seconde référence secoua un souvenir plus récent. La sensation de danger perçue dans le temple d'Aer remonta le long de son échine. N'était-ce pas l'objectif de son intrusion ? Ce qu'elle cherchait ressortait enfin. Non ? Un peu trop ? Ses lèvres mourraient d'envie de retrouver les siennes pourtant. Son index s'aventura lentement vers celles-ci. Il caressa la pulpe chaude. Un soupir de désir glissa sur sa gorge nue.

Qilin essuya sa joue meurtrie d'un revers, puis contempla le liquide vermeil. Difficile de réfléchir dans cette position. Ses pensées l'emportèrent néanmoins dans un violent courant. Pour l'abandonner à la merci d'un sourire triste et amer. Son regard d'ébène souligna les traits de la rousse, surtout son air absent, qui l'enfonça davantage vers ces sentiments. Un constat se dressa doucement.

« Je crains que ressasser le passé ne nous ait rien apporté de bon. »

Elle se releva. Une dernière considération pour la tentation de ses formes à redécouvrir du bout de ses doigts comme de sa langue… et elle se détourna. Presque distraitement, la soldate saisit ses bottes et ses gants. Ils furent déposés à côté de leurs pairs. Son esprit se perdit dans l'herbe.

Que faisait-elle ici ? La bulle de ces curieuses retrouvailles éclata. Sa dernière rencontre avec la nordienne se résumait au chaos. Et puis il y avait cette flèche plantée dans sa table de chevet. Ce message énigmatique. Ça ne voulait peut-être rien dire, finalement. Rymaïn restait bloquée dans le flou, empoisonnée ou non. Ses yeux valsèrent sur le mur de pierre. Son reflet s'y dessina aisément. Qu'est-ce qui lui était passé par la tête pour agir de la sorte ? Que faisait-elle ?

Une expiration lasse, teintée d'agacement, la sortit de ce cycle tortueux. Bras croisés sous sa poitrine, Qilin se tourna vers la chasseresse, sans vraiment s'y dédier. Un timbre sautillant du défi à l'intérêt l'aborda avec entrain.

« Alors, ma mission ne t'intéresse pas ? La Garde paie bien, comme tu le sais. »

La mission, la Garde, des bases solides, ancrées dans son corps comme sa psyché. En bonne stratège, la capitaine s'attendait à ce que son adversaire ne la laisse pas s'en tirer si facilement. Elle la savait trop bornée pour le faire un jour. En l'occurrence, c'était peut-être une bonne chose.

L'orage grondait à l'extrémité de son champ de vision. Elle le restreignait consciemment, peu certaine de vouloir s'y soumettre cette fois. Le vent rageur l'emporta rapidement, et littéralement, par la poigne de la rouquine. Moins agréable que la précédente. Qilin tint bon malgré l'inconfort et l'incompréhension. Ses bras se décroisèrent et tombèrent rigidement le long de son corps. Elle brida ses réactions instinctives et attendit la suite. L'exercice devenait coutumier à ce rythme. La façon dont elles s'y pliaient demeurait imprévisible.

Son regard ébène n'essayait plus de fuir. Il arborait une étincelle de défi. La contre-attaque la foudroya sur place. Elle balaya la défense dressée progressivement. Son plastron encaissa le coup, mais l'impact secoua tout son être. Tant et si bien que la violence de l'injonction passa presque inaperçue. Aucun mot n'occupa le vide créé par ce violent souffle. La fille Lù s'avérait décontenancée, déconcertée. La tension dans son corps s'effondra brutalement. Le plastron retrouva le sol.

« Je… Quoi ? »

En face, la nordienne s'affairait, l'ignorant royalement. La colère embrasa la lühienne. La confusion l'empêcha d'éclater. Sous sa surveillance, aucune émotion n'aboutissait. À la vue du dos nu, son estomac se tordit d'envie. Qilin se maudit. Elle avait à peine bougé, incapable d'initier le départ tant désiré.

Son esprit attendait une direction, ses mots un terrain d'expression. Rymaïn fulminait en silence. Insupportable. Incroyable. Et toujours aucune réponse tangible à lui fournir. Seulement des questions. Des mystères. Des non-sens. Trempée, immobile, la jeune femme se sentit jetée comme une mécréante. L'électricité gonfla ses nerfs à vif.

« Tu n'es pas un jouet espèce d'idiote ! » Des gestes démesurés se joignirent à ses propos. « Tout ça n'a rien d'amusant ! » Ses mains fébriles établirent un va-et-vient entre elles deux. « Tout ça c'est… c'est de la douleur ! C'est… de l'incertitude ! » Seule son éducation prévenait ses traits d'adopter l'entièreté du prisme émotionnel qui la traversait. « C'est… confus et c'est… » Sa voix chuta dans le rauque. « …grisant. Exaltant. Je te veux, mais pas comme ça. Je ne veux pas de cette douleur. Je veux juste… »

Non, assez ! Pourquoi continuer à lui donner autant ? Pourquoi continuer à essayer ?

« Fuck this. Et toi avec ! Tu me laisses espérer pour me balancer des conneries pareilles ? Tu crois que c'est facile pour moi !? Tu reviens dans ma vie… tu me dis que tout n'est pas fini… tout ça pour continuer à me rejeter ? »

L'agacement poussait son rythme cardiaque, excitait ses sens et son phrasé. L'incompréhension tirait ses pensées dans tous les sens. Elle sentait l'esprit de la rouquine lui filer entre les doigts. Elle savait que son propre comportement manquait de clarté. Peut-être que tout ceci resterait à jamais impossible. Qu'importe les années.

Qilin ramassa ses affaires, le visage fermé. Le corps et l'esprit également. Elle serait ce qu'on imaginait d'elle, comme toujours. Tant pis.