C’était le grand jour. L’escorte tant repoussée était enfin lancée. Oblivion s’était levée aux aurores ce matin-là, excitée comme une puce. Elle n’était jusqu’à présent pas allée bien loin par rapport à Lüh et la perspective d’un voyage jusqu’à la Vallée Sereine, bien que dans un objectif très sérieux, était exaltante.

Comme à son habitude, c’est elle qui se chargea de réveiller Karl et Maxis, ses camarades d’escouade, tous les deux plus gros dormeurs qu’elle. Après s’être assurée qu’ils émergeaient bien, elle fila à la salle d’eau pour se laver rapidement et soigneusement, et s’habiller.
Sa traditionnelle robe bleu roi accompagnée de ses jupons fut bien vite complétée avec son armure, jambières jusqu’aux genoux, par-dessus ses bottes et ses bas, plastron court, qui la protégeait jusqu’au nombril en lui laissant tout le loisir de pivoter comme elle voulait, descendant aussi bas dans le dos, épaulières et avant-bras complétaient le tout. Passant sa ceinture, elle attacha Claymore à sa gauche et Orsonfal à sa droite, plaça sa dague dans le fourreau à sa cheville droite et rejoignit le dortoir pour saisir son paquetage, fait la veille. Le foulard et la broche de Simon étaient tous deux à leurs places, noué à l’épaule et piquée dans ses cheveux, pour tenir son chignon strict.

Dedans, rien que l’essentiel : pansement coagulant, gellule anez, sanguine et dessolation pour le pack de soin. En vêtement, rien d’autre que ce qu’elle avait sur elle plus une cape soigneusement enroulée et un sac de couchage, tous deux compressés pour être attachée en bout de selle. En nourriture, elle passa avec ses deux compères aux cantines de la garnison pour récupérer le pack de base : viande de bibi et de dulcius séchée pour l’aller et le retour, deux gourdes d’eau remplies, point barre. Pas d’extra, sinon aux frais des Gardes. En objets magiques supplémentaires : bombos et sa cape d’invisiblité gagnée soigneusement pliée dans une sacoche de côté, l’autre contenant la nourriture et les soins.

Ainsi chargée, elle rejoignit les écuries avec ses camarades, et se fit attribuer son variquan d’emprunt pour la mission. Elle l’anarcha soigneusement, signa le bon de sortie et se mit en selle.
Pour cette mission, ils ne seraient que trois en tout, de la Garde Dorée, car un Chevalier tel que Maxis suffisait pour coordonner leur petite escouade lors d’une escorte.

La petite troupe arriva rapidement aux portes de la Ville et c’est sans hésiter que les trois compères mirent pied à terre pour se diriger vers un grand homme qui semblait les attendre. Ils lui offrirent un salut militaire. Le Chevalier entama la conversation :

“Seigneur Saint-Pierre. Je suis Maxis d'Oagran, chargé de votre escorte avec mes deux camarades. Je constate que tout le monde est arrivé ? Si vous êtes d'accord, nous allons donc nous mettre en route sans tarder.”

Il n’ajouta rien de plus et sur un signe de tête, dans une chorégraphie parfaite, Oblivion et Karl se remirent en selle, prêts comme indiqué à prendre la route.

Oblivion était heureuse d’être repartie en mission. Qui plus était, de s’éloigner de Lüh et de toute ce que la capitale représentait. Elle avait besoin de prendre l’air, de se dépayser, et cette escorte, si elle se passait correctement, était exactement ce qu’il lui fallait.
Inspirant profondément, elle laissa Maxis continuer de donner les ordres et se plaça à la gauche du noble aux longs cheveux tandis que Karl se mettait à sa droite et que le Chevalier aux cheveux blond pâle prenait la tête de la petite troupe.

Bientôt ils passèrent les portes de la ville, au pas, car il était encore bien tôt et qu’ils étaient piles dans les temps. Il serait temps plus tard, quand il y aurait moins de monde sur la route, d’accélérer le pas.
Le temps était d’ailleurs clément et le voyage s’annonçait paisible. Oblivion espérait que leur chance perdurerait, et qu’au moins ils ne croiseraient en chemin que des monstres qu’ils pouvaient à trois tenir à distance. Wazzi était restée en ville et la Garde Dorée maintenait pour le moment son serment de ne pas l’invoquer à tout va, qui plus était pour un combat.

L’homme qu’ils escortaient, qui avait l’air tout aussi ravi qu’Oblivion d’être sur la route, lança la conversation en parlant de la belle météo. Ils n’étaient pas obligés de parler mais, dans la mesure où ils seraient ensembles pendant une journée au moins, autant y mettre du sien. Ce fut donc la demoiselle qui répondit, après avoir regardé ses deux camarades masculins qui ne firent pas mine de s’engager dans la discussion. Maxis devait sans doute prendre son rôle de chef très à coeur et devait déjà regarder partout avec vigileance tandis que Karl avait sorti un petit morceau de bois qu’il taillait en sifflotant avec un petit canif, laissant son variquan suivre le rythme comme un grand.
La blonde offrit un petit hochement de tête et répondit sur un ton neutre, quoique respectueux :

“En effet les Quatre sont généreux avec nous pour le moment. Continuons d’espérer qu’ils nous accordent leur clémence jusqu’à votre arrivée.”

C’est à cet instant que la demoiselle réalisa que Maxis ne les avait pas introduit. Elle ne s’en offusqua pas, les Gardes de bases étant souvent des anonymes pour les missions de ce type, mais puisqu’elle avait engagé la conversation, il était impoli de poursuivre sans se présenter. Elle reprit donc, avec un hochement de tête respectueux :

“Je suis Oblivion El’Galas, et mon collègue, à votre droite, s’appelle Karl Esper. D’ailleurs, à titre personnel, je tiens à vous réitérer mes excuses pour le retard que ma santé à causé.”

Puis elle reporta son attention sur la route qui s’éclaircissait de présence humaine, faisant monter d’un cran ses instincts de surveillance, son regard commençant à se porter alentours discrètement. Son attention n’était toutefois pas détournée du noble, avec qui elle continuerait de deviser sans problème s'il le souhaitait.

Oblivion était soulagée d’entendre la réponse du noble à ses excuses. Elle lui offrit d’ailleurs un léger sourire reconnaissant. Tant mieux s’il était aussi compréhensif mais le côté honnête de la Garde l’empêcha de laisser la discussion se dérouler sur un manque d’informations. Il lui sembla important de rétablir un temps soit peu les choses en précisant sans trop donner de détails les raisons de son affection.

“En réalité je ne me suis pas blessée en mission mais plutôt dans le cadre privé. Un accident idiot, vraiment, c’est pourquoi je m’excuse. Ce retard n’aurait pas dû être. J’espère qu’il n’a pas contrarié vos projets.”

Ce disant, elle se rendit compte que l’ordre de mission avait été assez succinct au sujet de cette escorte. Ils devaient emmener le noble à l’élevage des Rochefort, dans la Vallée Sereine. Pas plus, pas moins. Le Major Barkin les y avait affecté tous les trois et c’était tout.
Elle avisa alors Maxis, qui ne sembla pas du tout présent dans la conversation et prit sur elle de demander plus de précisions au noble. Elle savait que ses camarades n’en prendraient pas ombrage, ils se considéraient tous trois sur un pied d’égalité.

“D’ailleurs, Messire, sans vouloir être indiscrète, pourriez-vous nous en dire un peu plus sur cette escorte ? L’ordre de mission que nous avons reçu était… Peu fourni en éléments.”

Elle ne voulait pas trop l’ennuyer avec ses questions si bien qu’elle ne poussa pas plus loin son interrogatoire, laissant le noble lui répondre, s’il le souhaitait, et en leur donnant les informations qu’il jugerait nécessaires.

Oblivion était à l’aise à discuter avec ce noble si peu expressif. Elle avait l’habitude des visages faussement sereins, voir même totalement fermés des amis de ses parents. Chez cette catégorie de la population, la dissimulation était une seconde nature, car tout ce qu’ils laissaient transparaître pouvait être réutilisé par leurs ennemis dans le jeu de la politique.
Dans le cas de Mathieux Saint-Pierre, Oblivion se demandait si c’était qu’il était très doué, qu’il ne ressentait effectivement pas grand chose, où qu’il était un peu plus spécial…? Elle n’était pas médecin, mais elle savait que certains humains ne naissait pas exactement dans les normes, peut-être était-il de cette catégorie, ce qui expliquait peut-être qu’il s’exprime de façon aussi neutre, sans qu’aucune émotion ne traverse son visage, même succinctement.

Elle n’en prit pas ombrage toutefois et opina de nouveau à la réponse. Bien, s’il n’avait pas été retardé de façon outrageuse, cela apaisait un peu son sentiment de culpabilité, et si tout se passait bien, son petit soucis personnel serait bien vite effacé des mémoires de ses supérieurs. Tant mieux.
Certes le potentiellement plus dur pouvait encore arriver mais il ne fallait pas parler de malheur, ainsi on attirait pas sur nous l’attention parfois malicieuse des Quatre.

Quand il lui répondit, Oblivion n’en sut pas beaucoup plus, à part leur destination finale. Et bien, tant mieux au moins ils sauraient quel itinéraire adopter. L’élevage de la famille Rochefort, en plein Vallée Sereine, était une des plus grosses exploitations dans cette région, si bien qu’il ne fallait quasiment jamais quitter la grande route qui partait de la capitale. C’était un trajet aussi direct que possible, sur l’une des voies les moins dangereuses de l’île. Pas de surprise en vue donc. Elle comprenait mieux pourquoi seuls eux trois avaient été affectés à cette escorte.
Il n’y avait pas de marchandise précieuse, et il suffisait juste d’escorter le fils d’un noble ? Et bien, voilà qui promettait une sympathique mission calme hors des murs de Lüh.

Mais la Garde Dorée n’en oubliait pas pour autant son interlocuteur et laissant Maxis et Karl à leur occupations ou pensées respectives, elle opina une nouvelle fois pour l’homme aux longs cheveux et rebondit sur ses propos pour poser une nouvelle salve de questions, puisqu’il sembla qu’il n’y avait que ça à faire.
Le ton était toujours poli, voir même un peu curieux cette fois, quand elle s’exprima.

“Un poste ? Quel genre ? Vous allez travailler avec les chevaux ou s’agit-il d’un poste plus administratif ?”

Elle ne portait aucun jugement mais il lui semblait qu’un enfant de noble devait plus être affecté à des tâches dites “peu difficiles” comme la comptabilité ou même le dressage des animaux ? Peut-être était-il envoyé là-bas comme jockey aussi ? Elle avait entendu dire que certains jeunes hommes apprenaient des sports en attendant d’hériter des charges de leurs paternels, peut-être que Mathieux faisait partie de cette catégorie aussi ?

Penchant la tête de côté, elle l’observait toujours de son air curieux, appréciant l’ambiance paisible et la météo clémente.

Oblivion regardait toujours autour d’elle, attentivement, de temps à autre, laissant toutefois à Maxis le rôle du vigilant le plus efficace de l’escorte. Il était de toute façon peu bavard, même en temps ordinaire, s’économisant encore plus que la demoiselle niveau parole.

Oblivion laissait donc libre cours à sa curiosité et observa avec attention les réactions du noble quand il répondit à ses interrogations. Une ombre de sourire et une marque d’affection manifeste pour son destrier. A l’évidence, Mathieux Saint-Pierre aimait les chevaux et la perspective de travailler avec le rendait passablement heureux. La Garde Dorée sourit également, et opina du chef, comprenant bien aisément la fascination qu’avait le jeune homme pour ces animaux.

“Je comprends oui, les équidés sont vraiment des bêtes fascinantes. J’aimerais m’en dégoter un, quand j’aurais un coup de coeur. Vous savez, je pense que ce n’est pas le cavalier qui choisit sa monture, mais l’inverse. J’adore l’équitation et de ce fait, j’aimerais ressentir un vrai lien avec mon cheval, pas simplement le monter et le faire obéir.”

Elle était sincère dans ses propos, Oblivion avait toujours été adepte des longues chevauchées dans les champs aux alentours de la capitale, montée sur les rares chevaux que possédaient ses parents. Elle s’était toujours sentie plus calme, plus apaisée après avoir laissé la monture choisie cavaler de longues minutes, tandis qu’elle laissait le vent caresser ses cheveux.

Revenant à l’instant en dissimulant son sourire pensif, elle cligna des yeux à la question un peu abrupte du noble et retint un autre sourire, amusé cette fois. Qui eu crut qu’il accorderait autant d’attention à son escorte ? Venant d’un membre de la noblesse, même peu élevée, c’était surprenant. Souvent, même le plus petit Baron se plaisait souvent à considérer la Garde Dorée comme inférieure, bien qu’il ne puisse avoir recours à ses services, dû à son trop faible rang social.
Agitant une main d’un air désinvolte, Oblivion répondit finalement d’un ton neutre avec toutefois une pointe de sympathie pour Mathieux.

“Le Chevalier d’Oagran ne parle de façon générale pas beaucoup. Et comme il est responsable de cette mission, il se concentre sur l’observation des alentours pour vous assurer une sécurité maximale. Quand au Garde Esper, il a toujours été beaucoup plus à l’aise pour discuter avec les femmes.”

Oblivion croisa alors le regard plissé de Karl et haussa un sourcil, le mettant au défis de la contredire, ce qu’il ne fit pas, reconnaissant finalement sa défaite dans un haussement d’épaule prétendument neutre mais qui ne dupait personne sur le fait qu’il soit vexé d’avoir été percé à jour si facilement.

“Mais ne vous inquiétez pas, notre échange est attentivement écouté par tous les deux. Par ailleurs, vous pouvez leur poser des questions, ça les obligera à vous répondre.”

Cette fois-ci, c’est autant Maxis que Karl qui lancèrent un regard noir à la demoiselle, qui affichait un air neutre qui, pour autant, ne parvenait pas à dissimuler l’éclat taquin de ses prunelles bleues.

Quand le noble précisant qu’il n’hésitait pas à mettre la main à la pâte pour travailler, les trois Gardes eurent une réaction de surprise respectueuse, et hochèrent quasiment de concert la tête avec déférence, validant tous les trois à l'unanimité cet homme et sa personnalité.
Et curieusement ce ne fut pas Oblivion qui répondit mais Maxis, avec un doux sourire avenant.

“Et c’est tout à votre honneur. Nous sommes en effet assez peu nombreux à aimer quitter le confort de nos maisons pour nous rendre utile autrement que via les tractations et la politique.”

Car Maxis était lui aussi Comte, et pour le coup détenteur du titre depuis la mort de son père, quelques années plus tôt. Ses frères étant trop jeunes pour travailler et essayer de remonter les finances catastrophiques de sa famille, le Chevalier avait dû s’engager dans la Garde pour obtenir une paie sans trop salir son titre. Des trois, c’était donc lui le plus à même d’apprécier les paroles de Mathieux à leur courageuse valeur.

Oblivion offrit un sourire au noble quand celui-ci lui parla de la laisser chevaucher l’une de ses montures. C’était une agréable proposition. Observant le cheval qui avait réagit, elle opina avec un sourire un peu plus large. Il avait l’air robuste et elle aimait beaucoup sa robe chocolat et son air intelligent. Elle s’imaginait déjà galoper de longues heures, savourant toute la puissance de la monture, les cheveux au vent. Revenant à elle avec un léger mouvement de tête, elle donna son assentiment d’un ton enthousiaste qui lui ressemblait assez peu, du moins, lorsqu’elle était en présence de personnes proches d’inconnus, comme l’était Mathieux.

“Ce sera avec grand plaisir ! Cecil à l’air costaud et intelligent, je suis sûre que ce sera un moment plaisant.”

Ensuite vint l’échange sur les deux gardes, ainsi que la Noblesse et Oblivion haussa un sourcil amusé au gloussement du jeune homme qu’elle escortait. Visiblement, il semblait partager leur avis concernant les têtes prétendument pensantes qui constituaient leur élite. Ses propos, en réponse à Maxis, achevèrent de prouver qu’il n’était pas le Noble de base qu’ils pensaient au départ. Il lui avait sans doute fallu juste un peu de temps pour se sentir à l’aise et s’ouvrir à son escorte. Tant mieux, c’était toujours plus sympathique pour tout le monde quand il y avait une discussion pour tenir la distance.

Quelques temps plus tard, ils arrivèrent en vue d’Havrejaune. La conversation avait dérivé sur le temps, les chevaux, et tout le monde y avait mis du sien. Mais le soleil baissait, et il était temps qu’ils arrivent, pour passer la nuit dans un endroit sécurisé.
Une fois arrivés, les trois Gardes mirent pied à terre, confièrent leur variquans à l’écurie du village contre quelques piécettes et attendirent le noble pour l’amener à l’auberge.

L’établissement était coquet et propre. Pas du grand luxe mais largement de qualité supérieure pour les voyageurs ordinaires. Les membres de la Garde étaient toujours contents d’être en poste dans le village, ou de passage par celui-ci, car c’était un des villages les plus sympathiques de cette région. Après il n’y en avait plus avant Selmar, au nord et c’était tout.
Une fois entrés, Maxis se chargea d’aller réserver les chambres tandis qu’Oblivion se tournait vers Mathieux.

“Nous comptions prendre notre repas de ce soir ici, dans la grande salle. Mais si vous le souhaitez, je sais que l’aubergiste peut faire monter des plateaux dans les chambres, contre un petit supplément en tsuris. Le choix vous appartient.”

Elle lui offrit un sourire et le laissa décider, passant un regard sur la salle, pour le moment encore bien vide.