Serindë ne savait pas exactement comment elle s’était retrouvée à la capitale. Elle détestait cet endroit et tout ce qu’il représentait : les Hommes, le manque d’espace, la nature restreinte… Mais la voilà qui souhaitait quand même apprendre de ces nouveaux êtres humains. D’autres demi-dieux lui avaient confiés qu’ils n’étaient pas pareils que ceux d’avant, qu’ils avaient été améliorés par les Quatre. Aussi, la Brodeuse des Forêts, curieuse de comprendre ce que ses Pères avaient trouvé d’intéressant chez ces bipèdes pour leur donner une seconde chance, avaient élu domicile dans leur ville principale, pour un temps.

Mais chassez les vieilles habitudes, elles reviennent au triple galop. A peine avait-elle passé une journée dans ce guêpier qu’elle ne songeait déjà plus qu’à en partir. Oui mais pour faire quoi ? Elle avait l’éternité devant elle et plus aucune tâche à accomplir. Et son Invocateur était Terra seul savait où. Là voilà qui se retrouvait donc à se cacher dans les plus beaux jardins de la ville, jusqu’à ce qu’elle se fasse chasser par les propriétaires - car il y avait des propriétaires pour tout ici -, avant d’aller s’isoler dans le suivant… Sans savoir exactement quoi faire de cette liberté retrouvée.

Elle avait passé tellement de temps enfermée qu’elle se retrouvait incapable de faire des choix qui lui étaient propres. Toute son existence avait été dédiée à un but qu’on lui avait donné. Il était tout nouveau pour elle de pouvoir jouir d’un relatif propre arbitre auquel elle n’avait jamais réellement songé, comme d’autres demi-dieux qui avaient rongé leur frein en attendant leur libération…

Elle fut coupée là dans ses réflexions par une voix qui venait… D’en haut ? Levant le nez, elle écarquilla légèrement ses prunelles mordorées et sans iris pour aviser l’immense singe rouge qui lui faisait face, tête en bas.
Clignant des yeux, elle reposa sur ses genoux la couronne de fleurs qu’elle était en train de tresser avec des beautés fanées qu’elle avait chipé sur un étal de vendeur de plantes - ils appelaient ça un fleuriste, mais elle n’en était pas certaine -.
Penchant à son tour la tête, dans une imitation légère du demi-dieu dont elle ne sentait pas encore avec précision la filiation - quoi qu’elle sut d’instinct que ce n’était pas un frère - et s’autorisa un léger sourire. Son ton était doux comme l’herbe en bonne santé et suave comme le miel quand elle répondit.

“Bien sûr Cousin, je t’en prie. Cela fait bien longtemps que je n’ai pas pris le temps de discuter avec un semblable. Nous sommes tous bien occupés dans ce nouveau monde.”

Enfin… Conjuguer le verbe au présent était sans doute légèrement présomptueux de la part de la centaure sylvestre, mais il fallait bien commencer quelque part, n’est-ce pas ? Elle reprit sa couronne de fleur et avisa ensuite de nouveau l’enfant divin dans l’arbre, dérivant son regard sur l’arbre en question pour s’assurer qu’il n’était pas incommodé par ce poids inattendu. Comme il n’avait pas l’air de broncher, elle ne dit rien et se présenta, car il ne lui semblait pas avoir déjà croisé ce cousin-ci.

“Je suis Serindë. Et toi Cousin ? Quel nom ton père t’a-t-il donné ?”

Ils en avaient usuellement tous un, mais la Brodeuse de Forêts ne s’offusquerait pas si d’aventure il choisissait de lui en donner un autre. Après tout, ils étaient libres de faire ce qu'ils voulaient, même temporairement, n’est-ce pas ?

Serindë observait son cousin simiesque et lui trouvait une certaine… Prestance. Sa couleur rouge était flamboyante mais… Adoucit, étrangement, pas son pelage épars, qui nimbait son corps d’une espèce de brouillard soyeux. Et elle sourit en avisant les prunelles argentées du singe divin, comme un miroir étrange à ses propres prunelles mordorées. Et il était agile, ça, il fallait le reconnaître. Sûrement plus qu’elle, avec son profil équin.
Elle opine à son prénom, qu’elle murmure pour se l’approprier, trouvant la prononciation agréable. Amko’Unn. C’est… Étrange, mais poétique aussi ? Il s’octroie même un raccourci, ce qu’elle-même n’avait jamais songé à faire. Il ne lui semblait pas possible de diviser ainsi son patronyme, car elle l’avait toujours connu unique, soudé, immuable.

Alors qu’il se détache et se laisse prendre en face d’elle, elle l’avise, puis pose son regard, une nouvelle fois, sur le tronc de son compagnon feuillu, puis sur la branche qui ploie en douceur mais ne fait pas mine de céder. Irrépressiblement, elle tend sa main griffue vers le troncs et lui offre une caresse, comme pour l’encourager à tenir, rien qu’un peu plus.
Son souhait silencieux semble compris par son cousin qui se détache finalement de la branche après lui avoir répondu, et la centaure sylvestre lui offre en retour un sourire lumineux et silencieux.

Elle médite ensuite les propos du demi-dieu et hoche légèrement. Elle ne pouvait pas dire qu’elle était très occupée par Simon en particulier mais, pas les Humains en général, oui. Et en même temps… Sa curiosité première avait été adressée à cette nouvelle terre que les Quatre avaient créés. Elle s’en ouvrit à son compagnon de discussion impromptu.

“En réalité, je dirais en ce qui me concerne… Que c’est l’Humanité elle-même qui me pousse à l’apprentissage… Je n’ai guère eu le loisir de les côtoyer encore, de même que leurs ancêtres. Et mon humain… Et bien il m’appelera quand il aura besoin de moi.”

Elle n’en voulait pas le moins du monde à Simon, bien au contraire. Il avait prit soin, dès qu’il l’avait jugée assez forte pour voyager, de la laisser tout voir et explorer, sans jamais exercer de pression sur leur Pacte pour l’arracher à sa contemplation. C’était un Invocateur pour le moins discret, mais elle savait que si elle avait besoin de lui, il répondrait présent, sans faillir.
Elle ignorait comme elle-même avait trouvé la force de le laisser sans surveillance, sans craindre de se retrouver sans cesse dans sa cellule, mais elle y était parvenue, et finalement, elle s’imaginait qu’ils avaient tous deux largement profité de cette séparation temporaire.

Quand il lui posa ses questions, il réussit sans mal à lui arracher un rire léger et amusé devant le qualificatif qu’il employa pour décrire le noble lié à elle. Pratique ? Elle n’était pas certaine mais il lui semblait bien qu’on utilisait ce mot pour un objet ou un outil, pas… Un être humain ?
Son hilarité passée, elle avisa un instant ce curieux cousin, quelques réminiscences de son éclat irridiant parfois de son visage d’ordinaire si neutre.

“Je pense qu’il est… Pratique en effet. Il me laisse profiter de ma liberté, et s’est assuré avant ça que je sois assez forte pour évoluer seule où bon me semblait. Je l’en remercie. Et toi ? En quoi ton humaine est-elle si spéciale ?”

Elle était curieuse de savoir comment son compagnon divin avait son choix, quels critères avait-il appliqué pour lier pour un bout son existence à celle de cette personne en particulier. Elle-même ne se souvenait plus si elle avait réellement posé des conditions claires… Sans doute que non, son coeur avait parlé, il avait hurlé son désir de liberté, et, Simon apparaissant honnête, elle était sortie avec lui. Somme toute, c’était un souhait très égoïste qui l’avait poussé à signer ce Pacte.

“Ma première occupation a été de découvrir le nouveau monde… Et maintenant, j’étudie ces nouveaux humains. J’essaie de savoir en quoi ils sont différents de ceux créés avant, en quoi ils seront incapables de détruire ce monde, au même titre que l’ancien.”

Son ton était dépourvu de haine ou de rancoeur, seulement une observation paisible et pragmatique. Après tout, après Simon, elle devrait se lier de nouveau à un autre, alors autant les comprendre, ces bipèdes, pour être sûre de toujours faire le bon choix.

Quand il lui parla de sa couronne, elle posa les yeux dessus, sourit, termina son tressage et posa la décoration végétale sur le crâne simiesque, lui en faisant cadeau. Elle attrapa une poignée de fleurs coupées et les posa sur les genoux de son cousin.

“Je fais des couronnes de fleurs avec ces beautés mortes. Elles ne serviront plus à grand chose maintenant, à part embellir temporairement l’endroit où elles seront, puis elles faneront et retournerons à Terra. En attendant… Voilà comment on fait.”

Et elle s’improvisa professeure, donnant des indications patientes et précises à son compagnon de tressage, tendant une main pour reprendre le travail du rouge quand c’était nécessaire, légèrement penchée sur son travail, attentive.

Serindë écoutait son cousin avec un air attentif, essayant de suivre ses pérégrinations mentales tant bien que mal.
Il avait eu de la chance de sortir déjà. Mais elle ne pouvait pas raisonnablement être jalouse. Pendant des siècles, elle avait refusé de façonner une épreuve, ne voulant pas sortir, pleurant encore l’Ancien Monde, sa liberté, ses protégés… Aujourd’hui, ces pensées lui serraient toujours le coeur mais elle pouvait affronter la douleur qui, peu à peu se muait en mélancolie. Fut un temps où trop se plonger dans ses souvenirs la faisait pleurer des rivières de larmes, désespérée, incapable de faire autre chose que souffrir.

Elle pencha la tête, incapable de comprendre ce qu’il disait à propos de sa forme originelle, que pour le coup elle trouvait belle, si belle. D’ailleurs, elle ne put s’empêcher de toucher la peau rouge, curieuse de sentir sa texture, puis alla farfouiller dans ses poils argentés, avec un bref sourire admiratif. Elle ne concevait pas que le geste puisse être mal perçu, mais les mots franchirent ses lèvres alors que ses prunelles ambrées revenaient sur le visage simiesque.

“Faire le con ? Ca veut dire… Faire une bêtise n’est-ce pas ? Pourquoi dis-tu ça ? Et… Je trouve dommage de gommer l’image que nos Pères nous ont donné. J’imagine que je devrais m’y plier, un jour, mon corps était trop imposant pour certaines situations… Mais enfin, j’ai du mal à me faire à l’idée.”

Elle ne lui faisait pas de reproche, mais exprimait juste ses pensées à voix haute, n’imaginant pas que son cousin pouvait ne pas vouloir les entendre. Il avait l’air curieux et ouvert à la discussion, et cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas devisé longuement avec quelqu’un qui pouvait la comprendre, ou comprendre sa situation, du moins en partie. C’était agréable, elle s’en rendait compte.

Quand il se lança dans la description du trait spécial de son humaine, Serindë écouta attentivement, son regard se portant sur sa couronne de fleur qu’elle était en train de faire, sans toutefois reprendre son ouvrage. Elle comprit l’essentiel, du moins le pensa-t-elle.
D’accord, donc son humaine était spéciale car toute en nuances. Encore pas tout à fait libre, mais presque. Pleine de promesses. Mystérieuse mais rayonnante.
La Brodeuse des Forêts opina avec un sourire. Tous ces mots étaient de bons qualificatifs et il en parlait avec expressivité, ce qui ne faisait qu’ajouter du positif à l’ensemble. Elle était contente que son humaine lui convienne de la sorte, elle avait compris que c’était une donnée importante à prendre en compte désormais.

“Elle te plait. J’imagine que c’est le mieux que l’on puisse trouver, parmi nos clefs de délivrance.”

C’était ainsi qu’elle voyait les humains. Des moyens de déverrouiller leurs cadenas et les soustraire, momentanément, à leurs chaînes. En se rappelant qu’Amko était déjà sorti plusieurs fois, et puisque cet instant elle le redoutait, elle soupira et, hésitante, demanda :

“Comment c’est ? Y retourner ? Est-ce qu’on y arrive sans trop souffrir ? Ou c’est comme la première fois ?”

Elle était mitigée. Partagée entre l’envie de le savoir, et celle de continuer à ignorer, encore quelques années de plus. Mais la curiosité qui la caractérisait était plus forte que tout. Alors elle avait cédé à l’envie de questionner.

Quand il lui demanda à apprendre, elle se fit professeur patient et apprécia son attention. Un instant de silence qu’elle savoura également, entrecoupé seulement par ses indications. Le résultat final n’était pas si mal pour un premier essai et Serindë applaudit doucement le travail réalisé avec un air de maîtresse d’école satisfaite.

Elle opina pour la diatribe sur les humains qui étaient tous différents et médita ces propos. Ils l’étaient tous individuellement, ça oui, elle avait pu le remarquer. Pas un qui se ressemblait, des caractères par milliers, jamais les même… Enfin de ce qu’elle avait vu, de loin, en les écoutant vivre leur vie.
Mais était-ce cette différence qui l’intéressait ? Elle n’en était pas certaine… Mais peut-être que cela avait son importance, pour choisir sa prochaine clef.

“J’aimerais que tu me raconte, oui, tes expériences. Je voudrais savoir ce que tu as connu, c’est une bonne idée, oui.”

Elle se laissa couronner à son tour, avec un air amusé, puis secoua doucement la tête à la question posée. Pour une fois, la réponse fut factuelle, reprenant ce qui avait déjà été dit précédemment.

“Comme tu as dû le deviner à mes propos de tout à l’heure, non… Je ne m’en sentais pas capable… Je veux dire… Tu sais, en utilisant nos dons ? Les miens sont comme atrophiés… Je suis incapable de faire ce que je faisais avant, alors… Me fondre dans la peau d’un être aussi petit… J’ai un peu peur d’être bloquée dedans… Ou de me sentir à l’étroit.”

Ses doutes étaient-ils seulement fondés ? A sa connaissance, aucun frère ou cousin n’était resté bloqué sous forme humaine… Mais son air sincèrement inquiet indiquait sans nul doute que sa peur était tenace et bien réelle.

Serindë ne s’attendait pas à un tel déferlement d’explications. Elle même trouvait qu’elle avait parfois du mal à s’exprimer, mais il s’agissait plus d’extérioriser ce qu’elle ressentait ou pensait avec des mots. Dans le cas de son cousin, elle avait plutôt l’impression qu’il y avait trop de choses dans son cerveau et qu’au contraire, sa bouche peinait à suivre le rythme. Comme un papillon voletant de fleur en fleur, le primate sautait du coq à l’âne sans s’arrêter, abondant de descriptifs. Curieusement le tout était harmonieux et, en se concentrant sur ses propos, elle mit en avant une idée qui semblait être la bonne.

Ses prunelles sans pupilles fixées sur lui, elle l’écouta, ses oreilles bougeant au rythme des informations délivrées. Elle baissa seulement le nez pour l’observer toucher son propre pelage, le gazon gras et vivant qui tapissait son torse d’arabesques sans significations particulières et ne ressentit pas grand chose, à part un étrange grattement pas désagréable, à la fin, un petit rire s’échappa de ses lèvres, sans qu’elle comprenne trop pourquoi, mais ce touché l’avait mis de bonne humeur. Elle se dit alors qu’elle aurait aimé qu’il recommence.

Mais au contraire, il poursuivit et elle se reconcentra, son visage redevenant sérieux à l’évocation de la forme humaine et de ce qu’elle lui apportait.
Donc… La métamorphose lui apportait… L’occasion de ressentir dans son coeur de nouveau, chose qu’il ne pouvait plus faire sous sa forme originelle ? Comme une espèce de tour de passe-passe pour échapper à une espèce de défense qu’il avait lui-même érigé et qu’il ne maîtrisait plus désormais ?
Et inversement, sa forme semi-divine lui permettait, d’une certaine façon, d’être protégé des aléas qui pouvaient meurtrir son coeur ? C’était décidément un concept très intéressant et le visage de la centaure s’éclaira d’une curiosité un cran plus forte sans que toutefois elle ne se décide à parler.

Quand il lui expliqua l’effet du retour en cellule, son coeur se serra d’appréhension et d’inquiétude. C’était bien ce qu’elle craignait. Enfin il a quand même l’air de dire que c’est douloureux surtout si on s’attache trop à sa Clef ou si on a une vie plaisante sur le Nouveau Monde.
Mais en même temps… Comment ne pas se laisser tenter à l’aimer ? C’est la nouvelle création de son Père et de ses Oncles, une nouvelle merveille presque vierge de la présence humaine, vivante, intéressante, propre… Tout était merveilleux ici bas, bien plus que dans sa cellule...
Elle poussa un soupir à fendre une pierre en baissant les yeux sur ses mains croisées. Elle ne voulait pas y retourner. Elle n’était pas certaine d’y survivre…
Mais peut-être qu’il pourrait lui apprendre ? A faire comme lui ? Tout cacher dans un coin pour ne plus souffrir ?

Elle s’apprêtait à ouvrir la bouche pour le lui demander mais il la devança en lui proposant son aide justement pour se préparer. Elle en fut tellement soulagée et surprise que quelques larmes de soulagement perlèrent sur ses joues. Elle opina vivement et lui offrit un beau sourire en remerciement, comme un bouquet de jasmins.

Puis il dévia sur la métamorphose et elle l’écouta, là encore, avec attention. Vraiment ? La perception était différente ? Hm. Du moins si elle ne restait pas bloquée… Ce serait déjà ça de pris, du moins le supposait-elle. De toute façon, cette forme ne serait que temporaire, elle n’aurait juste qu’à faire l’effort de la supporter le temps que cela serait nécessaire puis de vite reprendre sa vraie apparence… Non ?

Un long silence suivi ses déclarations, le temps que la Brodeuse des Forêts engrange et classe toutes les informations, puis elle inspira et prit enfin la parole, car en l’observant, elle nota qu’il n’était plus aussi à l’aise qu’au début. Sans trop savoir pourquoi, elle comprit qu’il fallait qu’elle communique. Elle n’était pas encore habituée aux contacts physiques, elle ne savait pas les limites et son corps acceptait mal la proximité, aussi se réfugia-t-elle dans les mots, qu’elle maîtrisait déjà un peu mieux.

“Je suis navrée d’avoir été aussi curieuse. Tu as beaucoup parlé à cause de moi. Mais je te remercie de l’avoir fait. Pour certaines choses, je m’en doutais… Et je pense que j’ai compris ce que tu voulais dire par “faire le con”. Mais moi je ne trouve pas que ce soit une bêtise… J’aimerais bien arrêter de souffrir des fois.”

Elle hocha pour elle-même, la tête toujours baissée, adressant juste quelques coup d’oeil à son cousin de temps à autre, incertaine. Elle inspira et reprit, après un bref silence.

“Est-ce que tu saurais m’expliquer comment faire ? Pour devenir humain ? J’aimerais essayer pendant que tu es là… Comme ça, s’il y a un problème, tu pourrais peut-être m’aider ?”

Elle ne concevait pas que cela puisse être impoli de demander de l’aide de la sorte, mais elle se sentait tellement en confiance avec Amko. Elle le voyait un peu comme son sauveur, comme si elle était la faon et lui la maman biche qui la guidait.

Mais elle se souvint que chez les humains, ce n’était pas forcément bien vu de toujours compter sur les autres. Alors elle rajouta, pour la forme, mais sincère :

“Enfin si tu veux… Et si tu as le temps. Je peux me débrouiller seule, autrement, ça devrait aller, comme tu m’as dit.”

Et elle comptait bien essayer quand même, il n’y avait personne ici, et mieux valait s'entraîner plutôt que de ne pas réussir quand la situation l’exigerait.

Serindë n’était pas très à l’aise avec les mots. Mais quand elle vit le sourire de son cousin et la bienveillance dans ses prunelles argent, elle sut qu’elle ne s’était pas trop mal débrouillée. Peut-être que ses sentiments sincères avaient transparu à travers ses propos, et qu’ils avaient atteint leur cible ? Sans doute. Alors elle appréhende un peu mieux. Les mots ne sont que des supports. Ce qui est important, c’est ce qu’on met dessus, ou derrière, ou comment on les enrobe n’est ce pas ? Elle creusera la question.

Quand son cousin reprend la parole, elle lui offre un joli sourire en échange, et opine vivement, bien d’accord avec lui. Oh ça ! Si elle pouvait être plus naturelle avec tout le monde, c’est sûr que ce serait bien plus simple ! Mais les humains ne comprennent pas toujours ses silences, alors elle doit quand même se forcer, des fois, à parler et à donner son avis ?
Mais elle discute bien avec Amko. Avec lui ça pousse hors d’elle comme un jeune arbre, mais peut-être en plus rapide quand même ! Heureusement qu’ils n’ont pas dû attendre cinquante ans pour qu’elle sorte un mot, la discussion aurait vite tourné court autrement.
Elle incline du chef à ses remerciements. Elle ne s’attendait pas à réussir à ce point. Mais si elle a fait quelque chose de bien, en plus de ce qu’elle visait à l’origine, alors c’est parfait.

Mais l’heure de la préparation au pire viendra plus tard. Pour le moment, sa taille naturelle est la plus handicapante, alors autant apprendre à s’en occuper. Quand elle écoute Amko, Serindë a l’impression que ce n’est pas si compliqué que ça. Alors pourquoi pas commencer ce qui est le moins difficile ?
Elle sourit de nouveau quand il lui répond qu’il l’aidera avec plaisir, un air soulagé se peignant sans retenue sur ses traits. Bien ! Ca sera sans doute libérateur de savoir qu’elle n’est pas seule, ça oui !
Elle se concentre alors sur les mots de son cousin quand il débute ses explications, avec un sérieux tout religieux, et une tête de première de la classe.

Bon, se détendre. Ca elle sait faire. Elle inspire longuement et lentement, gonflant sa poitrine à sa capacité maximale, bloque, écoute la suite. Ce qui lui est agréable ? Hm l’herbe grasse, le murmure des arbres, la quiétude de la forêt… Elle relâche lentement son souffle, les traits détendus et un sourire de plénitude adoucissant son visage d’ordinaire un rien sévère.
Quand il aborda le sujet de l’apparence humaine, Serindë hésita. A quoi pourrait-elle bien vouloir ressembler ? Elle les avait observé, les humains, mais elle ne s’était jamais spécialement sentie proche de leur physique ou même n’avait songé à les imiter. Elle se força toutefois. Elle avait plus l’impression d’être proche des femelles que des hommes quand même ? Surtout celles de ce quartier, paisibles, élégantes, discrètes… Elle en avait croisé une plusieurs fois. Une grande demoiselle avec de beaux cheveux longs. Le regard toujours baissé et silencieuse. Elle se concentra sur elle et extrapola un corps à partir de ce qu’elle avait vu.
Donc ensuite… Il suffisait d’utiliser sa magie pour copier la forme ? Comment ? Il appelait ça le flux, mais elle voyait ça plutôt comme une aura. Alors peut-être que si elle modelait son aura pour la faire rentrer à l’intérieur du corps humain qu’elle visualisait devant elle…?

Quand elle rouvrit les yeux, quelque chose avait changé. Amko était beaucoup plus grand et massif qu’avant en face d’elle. Les sons semblaient plus assourdis. Elle essaya de bouger une oreille pour capter le pépiement d’un oiseau mais celle-ci ne réagit pas vraiment. Elle tourna alors la tête. Tiens ? Il y avait plus sa croupe derrière elle ? Rien que de l’herbe aplatie. Elle baissa alors les yeux sur son ventre… Qui n’était plus vert et doux comme le gazon mais recouvert de tissu, comme les humains !
Ouvrant de grands yeux, Serindë se mit sur ses jambes… Et failli tomber. Comment les bipèdes faisaient pour être stables avec seulement deux jambes au lieu de quatre ? La terre tanga mais un, deux ou trois pas et elle était debout. même comme ça, le monde était plus grand, et les feuilles de l’arbre au-dessus d’eux plus hautes qu’avant.
Elle leva le nez et le soleil qui tapa dans ses prunelles les lui fit plisser avec une grimace de désagrément. Aussitôt sa main droite se porta en visière, en protection. Elle regarda son autre main. Pas de griffes ici. Juste des membres aussi agiles que les précédents mais plus petits, et avec de petits ongles roses et inutiles.

Elle soupira en regardant Amko. Elle se sentait guindée, comme obligée de retenir à moitié sa respiration pour garder son aura prisonnière de cette forme. Comme si elle portait un corset trop serré autour de sa taille.
Mais, à l’évidence, elle avait réussi ! Ce n’était pas si difficile, son cousin avait eu raison ! Elle lui offrit alors un sourire timide et lui demanda, de sa voix qui n’avait pas tant changer, peut-être était-elle un peu plus claire, plus juvénile, comme celle-ci d’une jeune femme :

“Alors… Ca va ? Je ressemble bien à une humaine ?”

Elle ressemblait à une jeune femme d’un mètre soixante-dix avec de longs cheveux verts, de longues oreilles pointues et des yeux sans prunelles, comme une aveugle qui pourtant voyait. Elle était habillée d’une toge de bonne facture, serrée à la taille et traînant au sol, avec de longues manches amples.
Si le tout ressemblait effectivement à un humanoïde, elle ne l’était encore pas tout à fait. Mais avec une capuche, l’illusion pouvait passer, sans nul doute.

Serindë était en apnée. Elle était toute contractée et rigide et ses mouvements étaient difficiles. Bon, ce n’était pas encore très fluide tout ça. Elle devait avoir l’air d’une marionnette un peu désarticulée, mais enfin, qui bougeait et parlait tout de même, ce qui donnait un résultat plus qu’étrange pour un humain normal, sans nul doute.
Pour le coup, elle sourit à peine en retour au compliment de son cousin, concentrée comme elle est pour contraindre son aura à ce nouveau tout petit corps. Bon, il n’est pas si petit pour un humain, mais comparé à ses deux mètres dix de haut naturels, c’est plus contraint.

Elle porta ses yeux sans pupilles sur Amko et l’écouta, sur ses conclusions. Bon elle était superbe. Pourquoi pas. Elle ne pouvait pas se regarder entièrement et voir l’ensemble alors… Elle allait devoir lui faire confiance ce sur point. Mais il lui semblait qu’Amko avait un esprit très ouvert et qu’il considérait beaucoup de choses comme superbes. Il avait un enthousiasme pour les choses simples ou incongrues assez atypique mais plaisant. Peut-être était-ce pour ça qu’elle l’appréciait ? Oui sans doute, elle était parfois trop paisible et s’émouvait d’assez peu de choses en dehors des miracles de la nature. Alors, ils pouvaient partir du principe qu’Amko s’émerveillait pour deux. Au minimum.

Quand il aborda les détails “pas très humains”, Serindë opina. Oui elle se doutait que tout ne serait pas parfait dès le départ. Mais elle aimait ses cheveux verts, ça lui rappelait le duvet de son torse sous sa forme originelle. Pour le reste, tandis qu’elle se touchait avec ses petits doigts sans griffes, elle identifia ses oreilles comme effectivement trop longues et pointues pour correspondre aux petits bouts ronds et en forme de chou fleur qu’elle avait vu sur les bipèdes. Elle préférait aussi le modèle d’appendices qu’elle avait, même si elle n’entendait plus aussi finement qu’avant. Elle avait l’impression désagréable d’avoir les oreilles bouchées, comme sous l’eau.

Quand il lui demanda comment elle se sentait, elle soupira. En réalité elle avait essayé de renâcler mais sa gorge n’avait pas suivi. Alors elle soupira. Elle croisa les mains sur ses genoux et inspira profondément. Au moins ça, ça n’avait pas changé.

“Contrainte. Je me sens un peu à l’étroit. Et aussi j’ai l’impression d’être plus pataude et que… Mes sens sont atrophiés. Comme quand je suis sortie du Temple. Pas moi-même, et faible aussi. Incapable de galoper et de sentir le vent dans mes cheveux. Mais bon. Maintenant je sais faire au moins.”

Elle lui offrit un maigre sourire qui était plutôt une grimace parce qu’elle ne maitrisait pas encore les subtilités d’expression de ce nouveau visage. Quand il lui frôla une oreille, elle cligna des yeux. Tiens, c’était un peu différent. Son oreille était moins sensible sous cette forme et elle ne pensa donc pas à s’esquiver, mais la sensation du toucher remuait plus de trucs dedans. Étrange. Elle n’était pas sûre d’aimer ce nouveau trait. C’était mieux quand elle était maîtresse de son corps et des sensations qu’elle éprouvait. Rien n’était jamais surprenant, c’était rassurant, en quelque sorte. Là c’était trop nouveau tout d’un coup.
Alors elle s’écarta en se penchant de l’autre côté, imperceptiblement, juste assez pour ne plus percevoir la chaleur des doigts simiesques.

Elle reporta son attention sur ses propos et afficha un air triste à l’entendre. Alors il faisait partie des responsables de la création des humains ? Tous ses protégés morts sans qu’elle ne puisse rien faire… Une larme roula sur sa joue tandis qu’elle baissait les yeux. Tiens, ça faisait longtemps qu’elle n’avait plus pleuré pour eux. Bien sûr, les souvenirs rattachés à l’Ancien Monde étaient toujours empreints d’une triste nostalgie teintée de relents de désespoir, mais elle avait cessé d’en pleurer des siècles auparavant.
Etait-ce encore la faute de cette nouvelle enveloppe ? Ou était-ce à cause de la déception qu’elle avait ressenti en apprenant que ce cousin qu’elle appréciait avait créé les monstres qui avait massacrés les forêts de Terra et asphyxié son pouvoir ?
Rien n’était moins sûr mais elle fut incapable de relever la tête pendant de longues minutes, le temps que le flot noir de pensées tristes et désespérées ne soient triées et stockées dans sa tête, méthodiquement, pour surmonter la douleur.

Elle finit par redresser le chef et, osant enfin le regarder, lui demanda, sans agressivité aucune :

“Pourquoi les avoir créé, à l’origine ? Le monde des Quatre était-il si ennuyeux pour que vous en arriviez à vouloir faire ça ?”

Malgré tout, quand il parla de son projet de lui montrer son avatar humain, elle opina. Ce serait toujours intéressant à voir. Et il parlait d’un futur où ils se reverraient, et malgré tout, ça lui faisait bien plaisir. Pour le moment, elle n’avait eu que peu de contacts avec des cousins et cousines et cela lui avait un peu manqué. Alors, pourquoi pas ?

Serindë comprenait étrangement parfaitement ce que son cousin de lumière essayait de lui expliquer. Tout changement brusque était compliqué à adopter d’un coup. Si encore elle avait eu le temps de s’y faire petit à petit, en transformant une partie à la fois… Mais elle doutait d’y parvenir déjà, et était pratiquement sûr qu’elle n’apprécierait pas l’idée que son corps originel soit atrophié ou enlaidit par des parties humaines qui n’avaient rien à voir avec ses caractéristiques chevalines de base.
Laissant tomber cette idée, elle se résolut à s'entraîner à maintenir cette forme chaque jour plus longtemps que le précédent, afin d’arriver un jour à atteindre le point de maîtrise dont Amko lui parlait.

Le soulagement qui envahit la Brodeuse des Forêt à l’explication de son cousin quand à sa question sur la création des humains fut beaucoup trop intense et sa nouvelle enveloppe trop fragile pour y résister si bien qu’elle se remit à pleurer sans pouvoir s’en empêcher… Jusqu’à ce que pouf, elle redevienne elle-même, l’imposante centaure de deux mètres dix assise dans l’herbe.
Grâce à cette retransformation expresse, la fille de Terra parvint à rapidement faire cesser le flot lacrymal et à reprendre contenance, s’essuyant le visage en opinant à l’explication de la tâche du singe géant.

Une fois remise, elle reporta son regard couleur vieil or sur Amko et pencha la tête, attentive à son questionnement sur le pourquoi d’une création si dangereuse. Elle dû reconnaître qu’elle était plutôt d’accord avec son analyse et soupira, réalisant que cette constatation trouvait un étrange et amer écho en elle, surtout depuis sa sortie du Temple. Maintenant qu’elle n’avait plus sa mission à accomplir, elle-même était souvent perdue.
Elle hésita mais s’en confia à son cousin.

“Tu sais, nous aussi maintenant, on est un peu comme ça. Je veux dire… Protéger nos Invocateurs n’est pas une tâche à plein temps… Enfin… Pas trop. Alors parfois je suis perdue ? J’ai retrouvé une certaine liberté et découvert un nouveau monde magnifique mais… Y avons-nous vraiment notre place désormais ? La nature et le cycle naturel des choses s’entretiennent très bien tous seuls… Des fois je me retrouve seule, sans savoir quoi faire, où aller… C’est effrayant, comme tu disais. Je comprends que certains Humains se soient perdus.”

Et effectivement la vision d’Amko apportait un tout nouvel éclairage dans l’esprit de la centaure vis à vis des bipèdes : effectivement, sans mission, et vu les difficultés à se choisir soit même un objectif, il semblait tout à coup évident à la Brodeuse des Forêts qu’au final, les Humains n’avaient jamais été que des enfants perdus, comme eux désormais. Et elle se sentit soudain bien plus proche de son Invocateur qui avait semblait-il trouvé un but à sa vie.
Un doux sourire affectueux fleurit sur le beau visage de la centaure et elle attrapa une main simiesque entre les siennes pour la presser légèrement dans un remerciement silencieux.

Serindë, nouvellement apaisée par cet aparté ne fut pas difficile à emmener sur un autre terrain, se faisant à nouveau élève attentive. Son visage reprit tout son sérieux et elle opina périodiquement aux instructions. Bien. Donc son idée d'entraînement semblait être une bonne voie pour réussir à maîtriser ce petit corps.
Elle se mit à réfléchir et opina encore, pour elle-même. D’accord. Donc plutôt que de voir le corps comme l’écrin, il fallait plutôt voir la magie comme la véritable force de compression ? Point de vue intéressant. Il fallait qu’elle essaie différemment. Imaginer la forme humaine puis l’enrober d’aura magique, étalée en couche très fine tout autour pour garder la cohérence physique de la forme humaine ou assimilé.
Se concentrant, Serindë décida d’expérimenter cette nouvelle théorie et son corps se remodela encore une fois, reprenant l’apparence de l’élégante semi-humaine.
La sensation était effectivement moins contrainte de cette façon, même si la concentration demandée pour maintenir le flux en couche homogène était beaucoup plus élevée qu’avec la première méthode… Le visage concentré, la centaure regardait le singe rouge sans le voir.

Elle mit quelques minutes à capter que son cousin lui avait parlé et sursauta légèrement, comme revenant à elle et… Pouf, reprit sa forme semi-divine, incapable de réfléchir à une réponse, aussi simple fut-elle, et de rester concentrée sur son exercice.
En clignant des yeux, elle bafouilla dix secondes avant de réussir à produire quelque chose de compréhensible.

“J’étais chargée de protéger les domaines sylvestres de Terra. De m’occuper de ses protégés, animaux et végétaux, de maîtriser leur expansion pour laisser les différents biomes co-exister à parts égales. C’était une tâche très prenante et que j’adorais.”

Une pointe de nostalgie vint teinter la fin de ses propos mais aucune larme ne pointa, au contraire d’un léger sourire peiné. Parler de son ancienne mission causait toujours une douleur dans le coeur de la centaure. Comme si elle parlait d’une personne disparue. Et en quelque sorte, c’était le cas. Elle avait perdu l’Ancien Monde et tous ses habitants naturels. Ca faisait beaucoup de perte à endurer et à accepter. Si les millénaires avaient fait leur oeuvre, le coeur tendre de la Brodeuse des Forêts se tordait encore, de temps à autre, de douleur. Elle avait apprit à l’accepter et à gérer sa faiblesse de sorte que tant qu'elle était sous sa forme originelle, Amko n’avait plus à craindre d’autres crises de larmes.