N’était-ce pas grisant ? Et totalement nouveau. Partager une telle intimité. Vouloir plaire pour satisfaire autrui, et faire plaisir sans penser à son intérêt. Était-ce ce qu'on appelle un don de soi ? Qilin n’avait jamais donné de sa personne, pas de la sorte, pas en cédant tout le reste. Elle avait joué et séduit. S’il n’y avait pas de finalité derrière un tel échange, à quoi bon ? Et pourtant elle se retrouvait à le désirer avec Rymaïn. Coucher était à la portée de n’importe qui. Cela semblait bien différent ici, pas aussi négligeable, pas aussi simple. Elle n’en tirerait aucune information à utiliser, contrairement aux observations silencieuses de ces jeux en société, au suivi de ces regards échangés. Mais elle en apprendrait plus sur elle-même.

Sa belle rivale n’allait donc pas lui laisser l’initiative. Même ça, elle le lui retirait. Quelle exigeante. La fille Lù répondit à ce brusque changement par un grognement joueur. Elle força sur ses coudes pour tenter de se relever mais la guerrière l’en empêcha. Elle ne plaisantait pas. Elle lui vola son souffle par sa seule proximité, réclamant quelque chose qu’elle possédait déjà. La soldate n’avait-elle pas saisi sa main ? La noble n’avait-elle pas accepté ses lèvres ? La jeune femme n’avait-elle pas embrassé sa flamme ? Et n’avait-elle pas donné en retour, abandonnant peu à peu sa retenue sur tous les fronts ? Non, il n’était pas question de lui offrir une réponse aussi facile. Pas question d’avouer.

« Tu continues à parler d’égalité comme si tu savais ce que- hmm. »

Mais son corps le ferait. Peut-être que son esprit aussi, éventuellement. Maudite nordienne. Ses lèvres étaient trop douces pour qu’elle s’y oppose, sa propre respiration trop saccadée pour qu’elle continue à se battre. Elle trembla face au frisson qui la gagnait, anticipant le tracé de sa partenaire. Lorsque celle-ci brisa la dernière barrière de son intimité, Qilin saisit son poignet d’un geste si vif qu’il tenait presque du réflexe. Elle resta un instant ainsi, les yeux fermés, les membres crispés. Puis, dans un souffle pénible, elle laissa aller, et se laissa aller.

Sa main remonta le long de cette peau dont le contact la faisait vibrer. Elle se logea au creux du dos de la rousse, puis glissa avec une ferme dévotion sur la courbe de son fessier. L’autre chercha vainement une prise sur la couverture du lit. Elle tomba sur un objet brillant, oublié des Quatre sur cet innocent matelas. Qilin jeta le peigne avec un sourire, y mêlant le plaisir que lui donnait Rymaïn. Finalement elle trouva sa nuque, et réclama ses lèvres pour s’y accrocher à mesure qu’elle perdait pied.

Elle lui consacra en retour la même énergie, explora les mêmes contrées, sans la délaisser ni la devancer. Elle s’effondra même à ses côtés, laissant le temps en dehors de la bulle qu’elles s’étaient créée.




Lorsque Qilin ouvrit les yeux, la pièce avait encore gagné en luminosité. La chevelure flamboyante reposait devant elle. Ses omoplates nues laissaient deviner la présence de sa cicatrice, au-delà de plusieurs mèches désordonnées. La jeune Lù la dessina du bout des doigts, les paupières fermées pour laisser ses autres sens la guider. Sa mémoire réservait une place à toutes ces sensations pour en peindre un souvenir animé de sincérité.

Gagnée par la quiétude, Qilin profitait de cette présence contre elle. La peau de Rymaïn, marquée par les hivers rudes de la Plaine, restait chaude et chaleureuse au contact de la sienne. La caresser de ses doigts avait le don de calmer les battements de son cœur autant que de les exciter. La cicatrice canalisait cette envie. Elle écoutait la respiration de la rousse, pas toujours perceptible. Elle la sentait se soulever légèrement, selon le mouvement de sa propre poitrine. Son autre main reposait sur la hanche de la guerrière qu’elle pensait assoupie.

La nuit était déjà claire lorsqu’elles l’avaient délaissée pour le sommeil. Mais la percée des premiers rayons solaires arrivait réellement trop tôt. Qilin lui préférait le noir de ses paupières closes. Elle pouvait y peindre ses propres lueurs, se remémorer ce baiser, et cette dernière empreinte taquine sur sa nuque, avant de sombrer.

Ce murmure glissé sous la ligne de sa mâchoire lui déclencha un frisson. La surprise lui fit ouvrir les yeux sans laisser d’autre témoin sur son visage. Elle ne s’attendait pas à une telle déclaration. Les iris d’ébène trouvèrent l’olive de ses prunelles mais point d’explication. Quoique… cette moue frustrée suffit à lui offrir satisfaction. Un étrange contentement, qu’elle choisit de taire pour ne pas briser l’instant. Elle se plongea dans la même observation, soutenant le silencieux regard de sa partenaire.

Lorsque cette dernière s’éclipsa, la jeune Lù se redressa instinctivement. Comme si son corps s’était déjà habitué à suivre le moindre de ses mouvements. Elle faillit la rattraper mais se retint, feignant l’indifférence devant ses pensées.

« Tu as raison, tu devrais partir. »

Elle força de tout son cœur pour que le ton soit naturel. Sa Mère pouvait, en effet, débarquer à n’importe quel moment. Si elle se sentait d’attaque pour affronter l’énigmatique faciès de sa génitrice, l’idée du jugement dans le regard de son paternel la crispa brièvement. Si jamais c’était lui qui passait la porte et la découvrait nue, avec une fille -une nordienne, sur son lieu de travail… La vision de ladite nordienne s’éloignant l’arracha à cette désagréable scène. Ses yeux longèrent la courbe de son dos, et celle, plus bas, qu’elle affectionnait particulièrement. Le goût de sa peau et de ses lèvres lui revint, submergeant ses sens d’une vague de chaleur et d’indécence.

Dans un soupir langoureux, Qilin s’allongea sur le lit de tout son long, se complaisant dans sa nudité sans aucune gêne. Elle l’observa chercher ses affaires, genoux pliés et pieds en l’air, remuant distraitement. Elle cessa rapidement cette agitation car son abdomen la faisait souffrir. Bien sûr, elle réprima tout grognement douloureux. À la place, son esprit se focalisa sur la ligne au creux de sa main blessée. Le bandage n’avait pas résisté à leurs ébats. Sa paume affichait un peu de sang séché. Rien de notable, car la peau cicatricielle couvrait déjà la plaie.

Son regard de jais capta soudainement la trajectoire de celui d’olive. Un sourire joueur, presque carnassier, fendit sa bouche. Elle attendit le dernier moment pour attraper le tissu convoité et le tirer à elle en un éclair. Ouh, Rymaïn n’était pas contente. Elle se mordit la lèvre inférieure pour éviter de lui rétorquer que son peigne avait subi pareil traitement la veille. Les paroles de la guerrière soufflèrent un vent polaire pour éteindre le jeu. Pourtant, Qilin se sentit attisée.

Elle se leva, maintenant la ceinture hors de la portée de sa propriétaire. De sa main libre, elle attrapa la tunique brun taupe pour les rapprocher. Son corps nu collé au tissu frais respirait la provocation.

« C’est ça, tu es juste jalouse de ne pas avoir ta propre excuse. »

À son tour de lui subtiliser l’opportunité de répondre en monopolisant ses lèvres. Elle mordilla délicatement ce petit bout de chair. Sa gorge se serra désagréablement. Il y avait une partie, au fond d’elle, qui espérait, avec une naïveté répugnante, qu’elles se recroisent. Une autre, plus grande, plus sombre, redoutait cette seule possibilité. Oscillant entre ces deux voies, et peut-être même d'autres, la fille Lù laissa le baiser en suspens une infime seconde. L'indicible poids qui bloquait sa trachée descendit jusqu'à son ventre. Rymaïn devait partir.

La soldate se recula sensiblement. Son visage avait ramassé quelques éclats glacials de la veille, les recollant de façon disparate sur ses traits. Elle lâcha négligemment le vêtement de la nordienne. Elle l'observa une dernière fois. Son ton tomba telle une sentence.

« Maintenant va-t-en. »


Beaucoup de choses se refermèrent en même temps que cette porte de simple facture lorsque la chevelure flamboyante disparut derrière. Le froid de la pièce vide, soudainement trop grande et oppressante, la condamnait pourtant à s’y ancrer. Il était le seul témoin de sa nuit prétendument solitaire. Elle devait encore réfléchir à l’origine de ses blessures. Et il restait dans la chambre plusieurs éléments à remettre en place, quelques marques à nettoyer, d'autres preuves à effacer. Éventuellement, le parfum sauvage de la rousse sur ses lèvres finirait lui aussi par disparaître.