Ça y est. Elle va devenir plus forte. Le Maître a enfin décidé de commencer l'entraînement. Il n'a pas été très clair, mais c'est forcément la raison pour laquelle il la convoque dans la ville ennemie. Xion trépigne d'impatience depuis sa conversation avec Lui. La bataille à peine achevée, elle se laisse happer par cette joyeuse perspective. Dans dix jours, elle doit le rejoindre.

La construction du village absorbe le temps goulûment. Chaque lune qui vient la réjouit. Bientôt, elle sera plus forte. De nombreux éléments la distraient. De nombreuses questions se taisent. La nuit, pour s'endormir, elle s'imagine au combat, aux côtés de son élue. Une ombre capable de tuer si vite que rien ne peut atteindre la guerrière. Plus jamais rien.

Ça y est. Le jour est venu. La renarde abyssale passe les portes d'Harask d'un pas allègre, la tête haute. « Hé Xion ! »

La voix bourrue ancre brusquement ses sens dans la réalité. Ses paupières clignent frénétiquement, puis ses petits orbes lumineux fixent l'individu. Celle-ci l'observe avec incertitude. « Heu… où tu vas au juste ? On m'a pas informé de quoique ce soit… »

Ah, oui. Un large et monstrueux sourire dévoile ses crocs. « Je vais voir le Maître. Il a demandé. » Son regard dérive vers le ciel un instant. Est-ce que ça suffit ? « À Lüh. » Voilà, ça devrait être bon. Non. La femme lui demande combien de temps. La question reste sans réponse précise. Sceptique, elle grapille les seules informations à disposition. Elle la laisse ensuite passer en lui souhaitant un bon entraînement.

Besace de cuir dans la gueule, l'enfant d'Aqua s'élance. Elle plonge dans la rivière et débouche rapidement dans la Mer Intérieure. Évoluer dans son élément décuple le plaisir du voyage. Gagner l'embranchement de la Blanche, juste avant la capitale, lui prend environ deux heures. Elle en ressort discrètement et revêt une apparence humaine.

Le sourire béat d'Anna s'évanouit devant les immenses portes de la cité. Son dernier passage lui revient en mémoire en un éclair. La foule, le bruit, le danger constant… tout est si désagréable ici. Elle déglutit, prend son courage à deux mains et se dirige vers l'un des Brillants argentés en poste. Qu'a dit le Maître déjà ? Et comment s'exprimait Geoffrey ?

« S'cusez-moi m'sieur, v'pouvez m'indiquer la direction de l'Arène j'vous prie ? »
« Vous tombez mal madame, il paraît que le Comte l'a privatisé aujourd'hui. Y'aura pas de spectacle. » La houle de ses iris océan pétille d'excitation. Et de fierté. Elle a bien retenu le lieu de rendez-vous. L'enthousiasme la fait acquiescer vivement. « Oui je sais ! »
« Heu.. d'accord. C'est par là. »

La créature métamorphosée se concentre pour écouter les indications. Quelques rues plus loin, elle se perd. Trop de monde, trop de bâtiments. Au bout de quelques minutes, elle ose demander à un passant. Sans réel guide, elle ignore si ses pas la rapprochent de sa destination. Le temps passe et lui échappe complètement. La position de l'astre cruel l'indiffère. Le Maître ne veut pas de retard. Vite, vite. Sa respiration s'accélère. Son corps tremble.

Non, elle ne va jamais y arriver. Son cœur tambourine dans sa petite poitrine. La phrase tourne en boucle dans son esprit. Son regard tente d'accrocher une personne. On l'interpelle gentiment. Elle demande fébrilement :

« La Blanche, où est la Blanche ? »

À force de directives, elle gagne un quartier plus calme. Puis, les arbres qui l'entourent. Au-delà, enfin, elle retrouve la rivière. Xion expulse tout l'air de ses poumons. Elle se calme, se rassure en réalisant qu'elle a déjà survécu une fois. Elle est peut-être faible, mais elle peut y arriver. Il le faut.

En longeant la rivière, elle aperçoit rapidement l'édifice magistral. Cette vue lui remonte le moral, même à demie gâchée par le soleil culminant.


Une fois aux portes de l'Arène, elle est arrêtée par des gardes armés. Grâce à son séjour à Sirk, elle reconnaît l'accoutrement des soldats d'élite du Maître. Eux la repoussent aimablement. Anna fronce les sourcils. « J'ai rendez-vous avec le Maître. »

À leur tour de froncer les sourcils. L'appellation les fait tiquer. « Et quelle est votre identité ? » Ah oui, la métamorphose. Ses lèvres s'entrouvrent. Puis se ferment. Lagertha lui a déconseillé de révélé son identité ici. Que doit-elle dire ? L'homme s'impatiente. Elle regarde ses grosses bottes. Il la relance avec méfiance.

« Je… je suis… » Une idée illumine son visage. « Je suis une enfant d'Aqua ! » Ils se concertent, puis lui demandent spécifiquement son nom. Les traits juvéniles d'Anna se tordent. Elle ne sait pas quoi faire. Peut-être un compromis ? Le souffle qui sort de ses poumons se module en un très faible murmure. « Je suis Xion. » « Pardon ?? » « Je suis Xion. »

L'un des Katarydons, très crispé, tapote du pied. Celui qui parle conserve visiblement sa sérénité. « Il faut parler plus fort. » La créature abyssale laisse échapper un couinement. Elle réfléchit. Son visage bleuit. Ses yeux s'emplissent d'une lueur dorée. Son petit nez en trompette noircit et se mue en truffe. Un long appendice émerge de chaque côté de sa bouche. Elle offre un petit sourire timide aux gardiens. L'un d'eux enfouit son visage dans ses mains. Un autre semble faire demi-tour pour ouvrir les portes de l'arène. Personne ne lui donne validation. Peut-être va-t-il informer le Maître de sa présence ?

L'innocence et la gêne baladent le regard de Xion d’un point à l’autre. Le garde mécontent, les portes refermées, la hauteur phénoménale de l’infrastructure, la terre claire sous ses pieds… Ces cinq minutes à chercher un ancrage se révèlent très longues. Le cœur de la renarde bondit au retour du messager. Il reste en l’air jusqu’à ce que la confirmation de sa réception soit annoncée.

Un profond soupir de soulagement allège ses poumons. Dès qu’elle passe la gigantesque entrée, son estomac se serre. Le pire reste à venir. Est-ce que le Maître l’attendait ? Personne ne lui a appris à lire la position d’Ignis, elle n’a pas totalement conscience de son retard.

Le visage humain s’illumine devant la grandeur de l’arène. Sa nuque échappe de peu au torticolis. L’enfant d’Aqua en oublie la raison de sa présence. La vue du Maître, au centre de la terre battue, lui rappelle dans un frisson. Hâte. Crainte. Le Katarydon la laisse s’avancer seule. L’hésitation ralentit sa progression. Puis son pas accélère jusqu’à trottiner.

L’accueil cingle son être fébrile. Ses lèvres s’entrouvrent, incertaines. La seconde réplique sèche toute excuse. Le corps d’Anna se recroqueville pour se tourner timidement vers la table d’armes. Elle se sent observée, oppressée. Au-delà de Sa personne. Le vide. Le silence. Si différent du centre-ville.

Xion est mal à l’aise. Son regard valse d’une lame à l’autre. La concentration la fuit. Ses doigts fins enserrent la hanse en cuir de sa besace. Peut-elle demander quelque chose ? Probablement pas. Mais les secondes passent et l’angoissent. Si son inaction continue, le Maître la congédiera probablement. Autant prendre un risque maintenant.  

« Est-ce qu’on va rester seuls ? »


Il semblerait que oui. Bien. Le contraire l’aurait fortement indisposée. Nouveau soupir de soulagement. Anna n’est qu’un faux-semblant. Son apparence change. Voici sa peau favorite. Celle qu’elle adopte en temps normal. Celle déjà connue de Lui. Celle qui l’épouse sur cette terre comme l’océan épouse son corps originel.  

Satisfaite, la renarde pose son sac au sol et en tire deux petites dagues achetées lors de son premier et dernier passage à Lüh.

« Je possède mes propres crocs. Est-ce que ça fonctionne ? »

L’enthousiasme a repris le dessus. Elle a hâte de les planter quelque part.

Le silence pèse sur ses frêles épaules. L'approbation tombe avec surprise. Un sourire illumine timidement le visage de Xion. Il laisse place à une intense concentration. Se coller à quelqu'un ? Ça semble très désagréable, surtout avec ce corps d'emprunt. Son combat contre la créature dans la plaine brumeuse lui revient en tête. Oui, se coller restreint les mouvements de l'autre. Une voix résonne, loin dans sa psyché. Elle soutient l'idée de se rapprocher des points faibles.

La renarde métamorphosée observe les dagues. Les lancer ? Pratique et efficace. L'excitation gagne son être. Si ça fonctionne. Et s'évanouit. Mais elle se sent capable de tout. Puis ressurgit. Elle a faim d'apprendre. Une faim dévorante. Elle veut la montrer au Maître. Il ne l'observe plus. Elle ferre cette envie.

Xion inspire et se met en position. Comme Amalrik lui a montré. Se concentrer pour chasser la fébrilité lui prend une minute. Son regard noir se dévisse enfin du bouclier rond, semblable à ceux qui se dressent contre ses petits crocs humains. Il embrasse la silhouette de son adversaire. Sa gorge en particulier. La tension dans ses membres vacille. Est-ce qu'elle doit vraiment l'attaquer ? Comme si elle voulait le tuer ? Elle ne veut pas tuer le Maître. Va-t-Il y voir une faiblesse ?

Concentration. Frapper. Pas réfléchir. Hésitation. Non. Pas poser de questions. Elle s'élance. Les lames percent l'air à l'horizontale. Le mouvement est solide, ses appuis assurés. Elle ne vise pas réellement. Mais frappe. Avec force. Encore. Elle essaie de se rapprocher. Et encore.

Xion s'arrête. Son regard tombe au sol. Ses sourcils se froncent. Un petit ronchonnement siffle. « J'ai oublié de regarder les mouvements. »