La chope valse avec nonchalance dans ma main. Les relents âcres de l'alcool à peine décent se mêlent à ceux de l'atmosphère. Mes prunelles oscillent, tantôt perdues sur le liquide d'une ambre délavée, tantôt sur les silhouettes fades qui hantent la taverne. Le cul posé sur un banc, derrière une minuscule table en bois brut, située dans un coin, j'ai une vue imprenable. Une vue imprenable sur la misère crasseuse. Bien, ça me va. Je me fous royalement des cloportes qui traînent leur carcasse ici bas. Je me fous de tout ce qui m'environne. Engoncée dans mon armure lourde, je suis là pour boire. Enfin, pas trop quand même. Sauf si je dois encore attendre de trop à mon goût...

« Tu crois qu'on va l'attendre encore longtemps? Hem... J'vais rechercher des pintes! » Roshanee se détache du bois, grinçant, susceptible le mobilier. Ce gringalet pèse pas le poids d'un tonnelet vide. Il n'attend pas ma réponse. Conscient que poser la question était déjà de trop. Qu'est-ce que je sais si on va moisir encore des heures dans ce trou? Mes sourcils se froncent, un air renfrogné s'accapare mon visage fatigué. Enervé, aussi. D'un trait je vide le reste de ma bière. C'est ça, va cherche Shanee. On s'occupera correctement si tu finis bourré au moins.

J'crache sur le sol de terre battue à ma gauche. Puis me laisse aller contre le mur derrière moi. Ma main droite sur la table pianote doucement la surface boisée. Avec lenteur. L'un après l'autre, mes doigts prennent la mesure de toute ma colère. Tout ça va mal se finir. Pas pour moi. Un soupir suinte de mes lèvres. Ramène ton cul rapidement minus, tu casses les couilles à lambiner, qu'est-ce que tu fous?!


La fine silhouette de Roshanee tâche de se frayer un chemin entre les badauds poisseux de l'auberge. Une chope pleine à ras bord dans chaque main. Malheureusement, être petit et mince n'assure pas toujours la discrétion dans ce genre de lieu. Une main se perd, une voix caverneuse glisse un "Mon mignon..." quelque chose, avant que sa victime s'éloigne d'un bond.

L'écart effectué sur un demi tour percute un obstacle dur. Un corps, qui se retrouve éclaboussé de bière de mauvaise qualité. Le jeune maladroit réalise rapidement sa bourde. Son timbre fluet déverse un flot si rapide que ça en devient limite incompréhensible pour la brune en face, qui doit mesurer sa taille. Et dont l'armure comme les frusques sont maintenant recouverts d'alcool.


« Oh pardon, désolé, vraiment, je n'ai pas fait attention. Excusez-moi, je vais réparer cette maladresse de suite, est-ce que je peux vous... »
Ma main empoigne le col de Roshanee et le soulève de terre. De plusieurs bons centimètres, afin de l'avoir à ma hauteur. Ses deux bras écartés ont toujours un godet à leur extrémité. En train de déborder ici et là. Mon timbre gronde, y sourde une colère noire.

« Putain, tu peux pas faire attention?! Suffit qu'on foute les pieds dans une taverne pour que t'aie plus aucune capacité de discrétion. »

Son regard brun me fixe sans vraiment oser me regarder complètement. Ses lèvres tremblent, puis bredouillent, gagnant en assurance. « Pardon, pardon! C'est rien, on va la dédommager d'accord? Elle ne nous causera guère de problème, tiens, on pourrait l'inviter à venir boire avec nous, qu'en
penses-tu? »

Mes yeux métalliques observent la jeune garde dorée de haut en bas avec un dédain porté par mon irritabilité du moment, avant de stagner sur son visage étrangement pâle. Je réponds sans la quitter du regard, devant baisser la tête, Shanee toujours au dessus du sol. Le ton se décline aisément avec indifférence, presque moqueur. « Et quoi encore? T'as vu la trogne qu'elle tire? Tu crois qu'elle va être de bonne compagnie?! J'en ai rien à foutre de tes conneries, on s'en va. »

Je le repose direct, puis me barre. Il s'incline à l'adresse de la garde avec un air désolé avant de se faufiler rapidement dans mon sillage et venir poser ses fesses sur le banc qu'on a quitté plus tôt. Je saisi le contenant qui a perdu de sa substance, et prends une rasade avec l'espoir de me changer les idées si je continue à boire rapidement.

Le temps se fait long, il érode ma patience à toute épreuve. Déjà malmenée par ma frustration. J'ai vidé sans le remarquer ma pinte. Dire que la moitié se trouve sur une armure de garde dorée. Quel gâchis, même pour de la mauvaise bière. Roshanee papillonne à mes côtés, en sautant d'une table à l'autre de son regard boié. Ponctuant chaque observation de ses propres commentaires.

« Tu as remarqué? Elle n'était pas en compagnie de ses trois collègues assis là bas. J'espère que je n'ai pas trop tâché ses habits. Tu crois qu'elle a des affaires propres pour se changer? Je pourrais peut-être lui prêter une de mes chemises? Elle doit avoir la même taille et le même gab- » « Ferme-là! Observe des trucs utiles et fous moi la paix avec cette histoire. » Ton cassant. Il met fin à son discours pénible, bien.

J'ai encore soif. Il n'y a rien d'autre à faire, et je vais plus attendre. Fini. Si ce couillon passe pas la porte dans trois... deux... un... J'écarte la choppe vide. Commence à dégrafer les attaches de mon plastron pourvu de renforts en pinces de kravor. C'est lourd, ça me tient chaud sans raison, maintenant qu'on va plus bouger de la soirée. De la nuit, d'ailleurs. Y'a une place dans le coin de la taverne qui l'accueille avec un bruit sourd. Shanee sourit, les yeux pétillants. Il m'a déjà demandé trois fois si je voulais pas l'enlever. J'dis rien, lui non plus, c'est mieux, il sait qu'il a pas intérêt à souligner la chose.

Bon, c'est déjà plus confortable, surtout si l'alcool monte et que ça tourne en baston. Ma blouse de coton d'un kaki pâle me colle un peu avec la sueur. Je retrousse les manches au dessous de mes coudes, laissant un brassard de cuir se découvrir à mon poignet gauche. Je souffle, dépitée, mais un peu soulagée. Est-ce que ça me plaît tant qu'il soit pas venu? P'tain, sans doute... Quelle poisse. Je grogne entre mes dents, paupières closes, puis extirpe un lourd soupir avant de les rouvrir.

Mon bras se lève en direction d'un serveur, tout comme mon faciès qui fixe l'homme un peu plus loin sur ma droite. Mais Shanee l'achoppe et le fait redescendre aussitôt. Surprise, j'entrouvre les lèvres pour lui demander acerbement quel est son problème. Mon regard glisse sur le bruit métallique et le fouillis qui siège désormais sur notre table. Puis trouve immédiatement les prunelles ébène. Non mais elle va nous faire chier pour de vrai celle-là?


Son regard m'échappe, se colle à Shanee. Attentive, je pose soudainement un coude sur la table et appuie mon menton dans ma main, en les observant. Quel couillon, t'as l'air fin maintenant hein? Le sourire à peine perceptible de la garde retient de suite mon intérêt. L'échange, qui demeure solitaire, sous le visage abruti et ébahis de Roshanee m'arrache un éclat de rire aussi bref que sincère. Mon timbre est redescendu sur une gamme désinvolte et enjouée.

« Ah ah ah! Démerde-toi crétin maintenant. » Il bégaie un moment avant de se tourner vers la serveuse impatiente et lui glisser plusieurs tsuris en échange des bières.

J'oblique à nouveau vers la soldate. Qui, malgré des habits plus sobres, conserve une allure stricte et militaire. Une allure qui fait presque tache avec son comportement. Oh je ne parle pas de l'attitude autoritaire... C'est moi qui esquisse un fin sourire au coin de mes babines maintenant, tandis que je l'observe davantage.

Elle fait une tête de moins que moi et possède une carrure trois fois moins large. Aussi mince que le gringalet je dirais. Elle pourrait craindre une bagarre facilement en venant harceler mon acolyte de la sorte. Mais non. Le métal de mes iris parcoure rapidement sa silhouette sans armure. Je pourrais la broyer entre mes mains avec aisance. Cette pensée m'arrache un frisson de plaisir agréablement malsain. Une lueur éclaire mes prunelles un bref instant à cette idée. Une voix fluette me tire des ses pensées délicieuses.


« Je suis tellement navré. Bien sûr, je vais nettoyer tout cela. Vous en avez besoin maintenant? Oh, et j'ai effectivement des habits de rech- »
« Donnes-lui la chemise que je t'ai achetée à Layane. » Le ton de ma voix persiste dans l'amabilité. Non feinte. Naturelle. Simple.

« ...Quoi? Mais... Je... » J'ai beau avoir un air nettement plus avenant qu'il y a quelques minutes, cela ne change rien à ce qu'il baisse les yeux. « Bon, d'accord.... On ira en chercher une nouvelle ensemble? »

« Ouai, ouai. » Il attrape sa besace et cherche avec sa délicatesse coutumière à l'intérieur. Puis en extirpe un tissu doux, aux teintes brunes, claires comme l'écorce d'érable. De très fines dorures en bordent la fermeture boutonnée, il n'y a pas de manches, le col est un peu montant. Shanee lui tend avec un sourire, qui s'avère, au final, plutôt satisfait. « C'est vrai, elle vous ira parfaitement.

Sur ces mots, il dépose le vêtement dans les bras de l'inconnue, et vient saisir le barda qui orne toujours le centre de table. D'un pas prudent, il s'éloigne vers le comptoir et puis disparait dans une arrière salle. Pfff... Comment il fait pour pouvoir se faufiler partout sans qu'on l'emmerde? J'inspire profondément, puis repose mon dos contre le mur du bâtiment, et reporte mon attention vers la jeune femme. Quel âge a-t-elle? Pas plus que moi sans doute, ses traits et ses formes trahissent facilement ce genre de détails.

« Alors tu t'assieds? » Mon timbre bourru résonne, quand, d'un geste désinvolte de la main, j'indique la chaise face à moi. « T'auras moins de chance qu'on te bouscule le cul sur une chaise. » J'ajoute avec un léger sourire, portant la bière renouvelée et fraîche à mes lèvres. « Même si t'as pas besoin d'aide pour confronter les emmerdeurs, à l'évidence. »

Je prends une gorgée, repose le godet sur le bois dans un tintement discret, et la fixe simplement. Alors, que va faire mam'selle encore toute mouillée dans sa chemise?

Finalement, la petite brune prend place face à moi. Malgré son air divinement hautain, qui pourrait laisser envisager le contraire. Bien. Les faux-semblants se découvreraient-il déjà? Possible. Cela reste à voir. Je porte à nouveau mes lèvres à la chope qu'enserre ma poigne. Bois lentement quelques gorgées, avant de reposer d'un geste calme le contenant.

Simple, ma voix se délie dans la plus pure honnêteté. Avec un soupçon d'ironie, probablement. « Pas la peine d'étaler ainsi ton arrogance. A quoi ça sert, franchement? L'air ne change rien à l'individu qui se cache derrière. » J'agite négligemment la main pour accompagner mon propos, comme si je chassais une bestiole incommodante.

Quant au reste. Mon sourire se dévoile, un rien carnassier. Et je poursuis, appuyant brièvement mes coudes sur la table. En me penchant momentanément vers elle. Toujours aussi brute, ma voix se fait néanmoins doucereuse.

« Je suis Rochus. Et ton plaisir ne m'intéresse pas. » Mon buste se redresse, mon dos vient de nouveau prendre appui contre le mur de pierre taillée. J'ajoute simplement, le métal de mes iris planté dans l'obsidienne qui lui fait face. « Pour l'instant. » Avant de m'en désintéresser quelques secondes. C'est vrai, au fond. Sa compagnie n'est aucunement palpitante jusqu'à présent. Un poil intrigante, éventuellement. Je n'en sais encore rien et cela m'importe peu.


Un bruit de pas précipités, ainsi que le souffle d'un rhéno castré, s'immiscent subitement dans le fin silence qui commençait à s'installer. Ou pas. Elle avait peut-être quelque chose à dire, mais elle n'en a pas le temps pour le coup. Roshanee déboule, les manches relevées au dessus des coudes, mains encore humides.

Quelques perles de sueur sur son front, il pose ses paumes à plat sur le bois devant nous, peu de centimètres séparent celles-ci du verre de la jeune fille. Ses avant-bras laissent apparaître de discrètes cicatrices, à la disposition étrange. Comme si un animal lui avait laissé le souvenir de ses griffes. De très fines griffes, à croire qu'elles sont plutôt d'origine humaine...

Il s'adresse à mon vis-à-vis. Inquiet et la voix fébrile.


« Etes-vous blessée? Vous allez bien? Il y avait du sang frais sur vôtre côte de maille. J'ai de quoi vous soigner si besoin. »
Il se penche aussitôt vers sa besace, restée sur le banc à ma droite. En farfouillant comme un idiot. Mon timbre froid l'interrompt assez sèchement.

« Pourquoi tu t'emmerdes avec tes potions, al... » Sa voix légère s'impose subitement. « Non! S'il te plaît. Tu avais promis Rochus... »

Je lève les yeux au ciel, dans un soupir lourd. P'tain, oui. Je me demande bien pourquoi j'ai fait une connerie pareille d'ailleurs. Calme, mais empreinte d'agacement, ma réponse se détache de mes lèvres. « C'est bon. T'excites pas comme ça. Tu sais très bien que ça me dépasse complètement. »

Il ne répond pas. Baisse un rien les yeux, un peu déconfit. Puis, s'en retourne à la gamine assise devant moi. Une potion entre les mains. Je lui prends d'un geste que j'essaie de pas rendre trop brutal, même si c'est pas gagné. Pose la fiole devant moi et lui fait un bref signe de tête. L'intimant à s'éloigner, retourner vaquer à ses précédentes occupations. Il fait volte face et repart en marchant, une de ses mains vient gratter l'arrière de son crâne tandis qu'il disparaît, englouti par la foule.

Je glisse mon regard jusqu'à la soldate. Puis, il dérive sur la petite bouteille. Que je fais tourner lentement entre mes doigts. « Ton nom? T'en as besoin? » Mes prunelles retrouvent les siennes. La demande est aimable. Je vois aucun inconvénient à lui rendre ce service. J'ai bien constaté les blessures qui parsèment son corps. Une vie de soldat pendant la guerre. Rien d'extraordinaire. L'une d'elle semblait effectivement récente.

Son regard s'apparente au mien. Observateur, peut-être même plus scrutateur que la mesure qu'elle semble lui imposer. Comme au reste de son attitude. Le détail, ou plus exactement le subtil soupir noté, vient nourrir une étrange suspicion. Passagère, sans réel intérêt au fond. Le mien se situe bien ailleurs, mon ton grave le délie sans aucune expression.

« Tant mieux, cela évite du gaspillage inutile. » Je range simultanément la fiole dans le sac qui m'appartient. Revient aux prunelles sombres, indifférente quant à cette nouvelle donnée. C'est la guerre, non? Qu'importe sur qui elle tape, par ailleurs, les questions d'allégeance ne font pas partie de mes préoccupations.

J'imprime son prénom. Pour l'instant. Va-t-il me rester en mémoire? C'est mal engagé, mais qui sait ce que nous réserve l'instant? Surtout vu sa gestuelle. De biais, elle ne m'offre plus que son profil. Barre toi si t'as mieux à faire... Sa question m'arrache un sourire. Une pointe légère d'un rire discret, amusé, mais aussi satisfait.

« Lorsque j'ai les moyens d'obtenir ce que je convoite, je ne m'en prive d'aucune façon. » Le trajet de ses yeux s'attarde distraitement sur ma cicatrice. Je ne m'en soucie pas plus que le reste. L'acier qui me caractérise s'envole sur l'ensemble des soiffards attablés, alors que je reprend position dos contre le mur.

J'me fais chier. Pourquoi l'ais-je invitée déjà? Shanee et ses idées à la con. J'avais bien dit qu'elle serait pas d'une compagnie sensationnelle. Mon attention accroche ici et là, au gré des différentes tables, pour s'effacer rapidement. Mon comparse est occupé, la conversation d'en face n'a pas d'attrait, mon contact n'est pas venu... Belle soirée en perspective.