Rentrer à la maison. Comme de coutume, ces mots ne lui procuraient aucune émotion particulière. Revna jalousait secrètement ses compagnons de voyage, dont les prunelles s'illuminaient à la simple mention de leur foyer. Qu'y avait-il, "à la maison", s'il ne s'agissait d'un lit froid et d'une marmite vide ? Voilà un mystère qu'elle ne percerait sans doute jamais.

Le Corbeau n'exultait pas de joie à l'idée d'être revenue sur sa terre natale, mais n'en ressentait pour autant pas de répulsion. Elle savait devoir beaucoup à ce village hostile, lui ayant appris à survivre là où beaucoup seraient tombés. La jeune femme trouvait d'ailleurs que la capitale des Hommes n'était pas en reste, en matière de violence et de sournoiserie. Elle se sentait presque plus en sécurité dans les ruelles étriquées d'Oagran, car elle en connaissait les moindres recoins comme sa poche.

L'empoisonneuse était entremêlée à cette enclave de dépravation jusqu'aux tréfonds de son âme, chacune de ses veines suintant de ses malversations les plus sombres et de son étrange beauté. Car l'esprit de liberté et de révolte effleurant la peau de chacun de ses natifs ne pouvait être qualifié autrement. Oagran avait la beauté farouche de la plus profonde des nuits sans lune, ou d'un éclat de verre rutilant de pourpre après vous avoir entaillé la chair. Une beauté effrayante et énigmatique pour les profanes, qui se reflétait dans l'âme torturée de Revna.

"Qu'est c'que tu viens faire ici, toi ?"

L'apostrophe d'un marin à la face lardée de pustules la tira de ses rêveries. L'individu reluquait sa poitrine sans vergogne, d'un regard torve.

"Je viens voir ma famille." répondit la jeune femme d'un ton mielleux, tout en exagérant son accent Nordien. Le subterfuge fonctionna à merveille et le grossier personnage détourna son visage vicelard. Le spectre d'une correction prodiguée par un habitant d'Oagran courroucé par des avances sur un membre de sa maisonnée avait de quoi faire frémir le plus valeureux des chevaliers, alors un marin de bas étage...

A son grand soulagement, les hommes d'équipage indélicats durent s'atteler à l'amarrage. Profitant de cette accalmie, la jeune femme songea aux affaires la portant si loin de son nouveau port d'attaches. Une proposition financière alléchante en contrepartie d'une mission aux contours aussi flous que de coutume. Rien de neuf sous le soleil pâle de la saison d'Aer.

Dans un mouvement peu remarqué en raison du froid ambiant, l'empoisonneuse tira la capuche de sa cape de voyage sur ses traits délicats. En jouant des coudes, elle parvint à se hisser à la première place des rares voyageurs souhaitant débarquer du rafiot de fortune, puis se glissa d'un pas leste vers le point de rendez-vous fixé par son mystérieux commanditaire.

La traversée avait été assez chaotique en raison des courants froids d'Aqua qui commençaient déjà à poindre leur nez, aussi Revna était loin d'être aussi en avance qu'elle l'aurait souhaité. Il lui faudrait même presser le pas pour ne pas arriver en retard. Dans un manège cent fois répété, l'empoisonneuse avança machinalement jusqu'au comptoir de la boutique miteuse, puis chuchota les mots qui lui avaient été rapportés à l'oreille crasseuse du tenancier. Par contre, il pouvait toujours se gratter pour récupérer un Tsuri de sa part, celui là. Voyant que la crapule ouvrait la bouche, sans doute pour réclamer son dû, Revna haussa un sourcil agacé. Peut-être l'avait-il alors reconnue sous sa capuche, car il ne broncha pas et lui indiqua une porte vermoulue d'un mouvement d'épaule. Ses pas la menèrent vers une cave poussiéreuse et sentant le moisi. Fantastique...

La frêle silhouette de l'empoisonneuse, toujours encapuchonnée, parvint à l'orée d'une réunion de trois hommes.

"Bonjour" dit-elle d'une voix assurée, tout en crispant ses doigts sur le poignard dissimulé dans sa manche.

Le regard acier du Corbeau embrassa de longues secondes l'encadrure de la pièce, jaugeant ses chances de survie. En pareille situation, le manque d'invocation se faisait cruellement ressentir. La fine silhouette drapée de noir répondit d'un hochement de tête à l'interrogation de l'homme massif, puis s’avança finalement vers le point indiqué, sans se départir de sa prudence. Revna coula un regard furtif aux gardiens de son interlocuteur avant de finalement s'assoir, ne desserrant pas son étreinte autour de Beltane.

Le visage délicat de l'empoisonneuse était partiellement visible sous le tissu de sa cape de voyage, et luisait d'une lueur diaphane sous le faible éclat des chandelles. Un sourire de complaisance, ne se reflétant pas dans ses prunelles claires, répondit au ricanement de son interlocuteur. Il semblait de nature bavarde. Tant mieux, Revna aimait lorsque les clients faisaient la conversation pour deux.

L'évocation du Roc d'Eluan lui évoqua des souvenirs déplaisants, car ses dernières informations quand à la localisation de sa génitrice remontaient à cette bourgade. Toutefois, elle y avait mené suffisamment de missions sous l'égide de son tuteur pour pouvoir répondre à l'affirmative à l'interrogation.


"- Suffisamment."

Contrairement à ses sobres salutations, cette phrase avait été prononcée avec l'accent d'Oagran. Elle avait laissé cette information poindre à la surface, sachant pertinemment qu'elle n'échapperait pas à son recruteur. Une origine nordienne valait en effet plus que milles paroles sur sa connaissance des lieux.

Passant un doigt sur son menton dans une attitude pensive, Revna tentait de se rappeler du matricule des trafiquants d’esclaves d'Oagran ayant déjà croisé son chemin. Eden Baro. Ce nom lui disait vaguement quelque chose, mais elle n'en aurait pas donné sa main à Ignis. Sans doute n'était-il pas encore en activité lorsque sa mère évoluait dans les sphères douteuses du marché noir local, ou ne jouissait-il pas d'un réputation suffisante pour qu'elle imprime des informations à son sujet. Qu'importe : il lui suffirait de verser quelques Tsuris à la bonne personne pour connaître jusqu'au nom de la mère du trafiquant.
Focalisant de nouveau son attention sur l'homme à la stature imposante situé devant elle, elle lui adressa un pâle sourire.


"- Très bien. Voulez-vous le tuer rapidement, ou lui faire subir une lente agonie ? Je peux également le faire terriblement souffrir sans qu'il n'en meure."

Le Corbeau avait prononcé cette sentence de mort sur le ton de la discussion, comme s'il ne s'agissait pas d'un épisode plus marquant qu'énumérer une liste de courses. Pour survivre dans ce métier, il fallait être sadique ou dénué d'affect. Revna se situait dans la seconde catégorie : tuer ne lui prodiguait ni dégoût ni plaisir. Il ne s'agissait que d'un gagne-pain, plutôt dangereux mais elle n'aurait su quoi faire d'autre. Surtout, une fois lancé dans ce domaine, il était difficile de faire marche-arrière sans risquer sa peau.

"La mort n'est pas le pire des châtiments."

Son pâle sourire vacillait au gré des flammes. Une souffrance telle qu'une délivrance rapide était appelée de ses vœux était un sort bien plus terrible qu'un trépas vite prononcé. Le fait que l'homme n'y ait pas songé démontrait aux yeux de Revna qu'elle n'était pas en présence d'un sadique, aussi ses muscles se décontractèrent légèrement. L'empoisonneuse refréna toutefois difficilement un mouvement de recul lorsque l'anonyme avança son buste.
Revna avait cessé de sourire et détaillait l'homme de ses prunelles claires. Comment lui en révéler le moins possible tout en gagnant sa confiance ?

"Mes méthodes sont secrètes, mais le résultat est assuré. Comme c'est votre première fois avec moi, je vous propose de me payer une fois le travail accompli. Je n'insulterais pas votre intelligence en vous informant qu'il serait contre-productif de vouloir me duper pour le paiement. "

Son timbre clair et fluide ne portait aucune note disparate démontrant une quelconque émotion. Cependant, la peur lui tenaillait le ventre, comme à chaque fois qu'il fallait parler affaires, surtout que l'homme faisait deux fois sa taille, et ses congénères tout autant.

Un jour de pluie me revient en mémoire. L'offrande d'Aqua coule sur mes joues, mais cette eau a le goût du sel.

Elle décida de lui offrir un soupçon de vérité, afin de satisfaire temporairement sa faim qu'elle devinait inépuisable.

"Viggo Amberle."

Une simple évocation, lourde de conséquences. Ces mots ne pouvaient que résonner en l'esprit d'un Nordien. Le susnommé avait été à la tête d'un réseau de trafiquants d'esclaves, mais avait oublié sa place, et s'était rêvé trop puissant. L'homme avait succombé à une étrange maladie il y avait de cela treize lunes, laissant les landes luxuriantes du nord connaître un repos temporaire. Avant qu'un nouveau tyran ne revienne, dans le cycle maudit du pouvoir.

Mes mains pétrissent les plantes qui sonneront la dernière heure d'un homme. Je suis éveillée, mais inconsciente. Les remords n'atteignent que si l'on expose son âme.

Il s'agissait de sa première commande en solitaire, sans l'ombre de son Maître. Elle savait cet acte ne lui serait pas reproché par un Nordien, quelle que soit son allégeance. Les sévices commis par Amberle n'étaient un secret pour personne.

J'entends une femme hurler depuis le contrebas. Est-ce son épouse ou sa fille ? Cela n'a pas d'importance. Je dois oublier qu'ils sont humains.

Le regard de Revna s'était perdu dans les limbes, et sous ses yeux les silhouettes s'estompaient doucement, laissant place aux fantômes.

Un jour de pluie me revient en mémoire.