Codage par Libella sur Graphiorum

Ma course effrénée ne prend fin que lorsque mes muscles fins propulsent ma fine silhouette contre les cieux. Attendre devant le temple, mon premier ordre est d'attendre! Ma déception me frappe par vagues aussi hurlantes que les flocons et les vents froids qui viennent freiner mon vol. L'hiver mord mon pelage, mes plumes, et la neige alourdit mes manoeuvres. Pour un premier vol, ce n'est pas ce que j'aurais espéré. Ça, et quelqu'un a eu a bonne idée de poser un tas de neige devant les portes du temple, qui a failli faire défaut à mon décollage parfait. Au final, que de mauvaises nouvelles alors que je lutte contre les éléments pour m'élever. Le chaos est mon élément, et pourtant mon manque de pouvoir m'empêche de percer les bourrasques qui se jouent de moi. La liberté me vient avec un goût amer. Je suis certaine que ma maîtresse me fera vivre grandeurs et émotions, mais pour le moment je ne vois que les éléments qui s'efforcent de me ramener au sol et un premier ordre vide qui résonne dans ma tête. Attendre! Attendre!!

Un hurlement puissant m'échappe. Un hurlement qui secoue les montagnes et la neige qui la recouvre. Ma lutte est perdue d'avance, et de toute façon, plus j'essaie de m'élever, plus je m'éloigne du Temple, et je sens le Pacte me ramener vers l'arrière. Dans un dernier grognement, j'accepte ma défaite et me laisse chuter vers le sol avant d'étendre mes ailes et de capter les courants ascendants qui me ramènent à l'entrée du Temple. Complètement mouillée, je grogne et trépine, soudain d'une humeur massacrante. Quelques minutes plutôt, mon excitation était à son comble et même l'ordre idiot ne me dérangeait pas. Maintenant, tout ce qui m'entoure pèse sur ma conscience comme déplaisant et dérangeant. Qu'est-ce que je ne donnerai pas pour récupérer mes pouvoirs et donner à la montagne la forme de ma désolation et de ma rage.

Une paire d'yeux en face de moi taisent ces émotions tumultueuses. Un cousin d'Ignis, installé sous la neige, face à un tas de neige difforme. Celui-là même qui m'a presque retenue au sol. Ma tête se penche sur le côté, inquisitrice.

« Les fils d'Ignis ne craignent-ils pas l'eau? »

Ma demande s'accompagne du mouvement de mon corps autour de cette créature qui m'arrive au poitrail. Je m'enroule autour d'elle, l'examinant sous tous les angles, avant de poser mon fessier devant l'entrée du Temple et d'attendre sagement. Au moins, j'ai quelqu'un pour me tenir compagnie!

« Combien de flocons faudrait-il avant que tu ne te tordes de douleur? »

Je me doute bien que la question sonne dangereusement comme une menace -une attaque?- mais ce n'est que ma curiosité. J'ai oublié ce genre de détails, je les oublie tous le temps... Et puis ils sont plus amusants à tester, non? Pas que je veuille tester sur ce singe géant, il ne m'a encore rien fait. Pas que ce simple critère me retienne habituellement mais que dirait Qilin d'une telle action alors que je suis supposée l'attendre patiemment?

Codage par Libella sur Graphiorum

J'incline ma tête sur le côté à la réponse théâtrale du divin simiesque qui me fait face. Sa gestuelle me ferait bien rire, mais je prends la question avec un grand sérieux. Je souffle des naseaux et m'apprête à exprimer ma colère -pour qui il se prend, à me répondre comme ça?- quand il finit par me donner une explication qui me satisfait.

S'il pouvait? Ne ressent-il rien? Est-il amorphe? Un sourire se faufile sur mon museau et je ne peux retenir l'idée tordue de l'aider dans cette quête étrange. Se sentir vivant à travers la douleur... N'est-ce pas bien similaire à ma façon de fuir l'ennui? La douleur est une ancre, et je me ferais un plaisir d'en faire goûter les délices à un cousin. Je ne lui dirais pas tout de suite cependant. Qilin a eu raison dans mon épreuve, la douleur est encore plus délicieuse lorsqu'elle vient soudainement, sans qu'on s'y attendre. Oui, j'aiderai ce fils d'Ignis à se sentir vivant. Comme la bienveillante divine que je suis.

Sa question, réflection de celle posée plus tôt, me ramène au présent et à la raison de notre discussion. L'ordre idiot, et la possibilité d'amusement que m'apporte la compagnie. Je prends une seconde pour considérer son interrogation mais la réponse m'échappe rapidement.


« Aucune idée, mais peut-être que ce serait amusant de trouver une telle réponse. J'ai déjà été ancrée au sol, mais jamais par des entraves invisibles. »

Certes, des ennemis à moi se sont amusés à me retenir au sol par tous les moyens possibles. Après tout, un enfant d'Aer ne se battra jamais aussi bien au sol que dans les airs alors aussi bien lui couper les ailes si on veut gagner le combat. Je jette un coup d'oeil à mes griffes et un sourire carnassier nait sur mon faciès alors que+ je revois maints combats se rejouer à l'arrière de ma tête. J'ai appris il y a longtemps que c'est dans les situations les plus désespérées que la vraie force émerge.

Mais je sais que mon cousin ne suggère pas de me jeter au sol pour se battre contre moi. Plutôt une expérience, un test... À quel point un enfant d'Aer, supposé se jouer de la gravité, peut-il supporter d'être entraîné vers le sol? Une excellente question.

Alors qu'un silence s'installe, empreint de réflexion des deux côtés, la neige s'accumule sur mon museau et contre mes ailes. Je cligne des yeux pour chasser les flocons qui viennent empêtrer ma vision et quand je me rends compte que la poudreuse est trop épaisse, je me secoue vigoureusement la tête. Ugh, toutes mes plumes sont détrempées et mon pelage est encore pire. Je grogne contre les éléments alors qu'ils continuent de s'abattre impitoyablement. Rien de pire que d'attendre sous la pluie, et les conditions actuelles ressemblent beaucoup trop à cela.

« Y s'est passé un truc. »

Je relève vivement la tête vers mon compagnon d'infortune. De quoi il parle? Pourquoi il me vise comme ça?

Mon intérêt est piqué.

D'un coup, je me redresse et commence à trépigner, incapable de rester en place mais réticente à m'élancer encore plus sous la tempête et sous les éléments mouillés qui alourdissent mes ailes et ma fourrure. Plutôt que de sautiller, je rapproche mon museau du visage du fils d'Ignis et l'assaille de questions. Qu'il précise, enfin!

« Quoi, quoi, quoi? Un autre demi-dieu de libéré? Rien d'étonnant à cela, mais idiot de la part de ceux qui bravent la tempête. Quoi alors? Qu'est-ce qu'il s'est passé? »

Je n'ai pas de réponse, dans un premier temps, et je comprends rapidement qu'il n'en sait pas plus que moi. Pff! À quoi bon souligner quoi que ce soit, alors? Mais je ne reste pas longtemps énervée contre la fausse joie qu'il m'a donné et lui fait grâce de mon nom quand il le demande.

« Qualri'Brom'Shahare. »

Tout en disant cela, je soulève mon aile pour l'inviter à venir s'y abriter. Et voilà, les grands écopent du mauvais temps pendant que les petits divins se réfugient sous plumes et feuillages pour éviter les averses. Je roule les yeux, mécontente du sort réservé à ma personne alors que je viens de sortir. Il y aurait eu pire, certes, mais je préférerai largement m'envoler dans un beau ciel bleu plutôt que de supporter la neige. Et puis en y pensant, je ne pourrai pas me transformer en humaine avant un moment, alors autant apprendre tout de suite à supporter les intempéries.

« Dis-moi, que faisais-tu à attendre ainsi devant les portes du Temple? Tu sais sans doute déjà qu'un demi-dieu ne peut en libérer un autre. »

Bien sûr, je sais que les possibles raisons de sa présence ici ne sont pas nombreuses. Possible qu'il attende son humain, ou alors il visite tout simplement. Je ne vois pas, juste comme ça, d'autres raisons de venir se planter devant un Temple et lancer des boules de neige sur les passants. Est-il affilié à ma championne? Ou à mon invocatrice? Je secoue mon aile pour en dégager l'excédent de poudreuse et incline ma tête vers mon cousin.

« Amko'Unn, dis-moi, as-tu toi aussi reçu la demande d'attendre ici comme un bon caliss? »

Et s'il entend la moindre trace de ressentiment dans ma voix, je promets face aux Dieux qu'il ment.

Codage par Libella sur Graphiorum

À l'entente de mon nom, le macaque divin me fait l'insulte de demander une version plus courte. Je ronchonne alors qu'une pointe d'amusement naît au milieu de l'habituel colère qu'entraîne ce genre de requête. Pfff! Il peut bien continuer à faire le singe, aussi littéral que ce soit, je l'épargnerai tant qu'il m'amuse.
C'est sa deuxième demande, et ce qui s'ensuit, qui souffle totalement mon énervement pour une joie simple et enfantine.

« Je ne suis que variations. Donne-moi le genre qui te chante sur le moment, et ce sera toujours un plaisir. »

Un sourire capture mes traits, qu'il ne voit probablement pas depuis son abri. Je referme d'ailleurs bien vite ma gueule. Les flocons commençaient à se poser sur mes crocs. En secouant ma tête, je ricane aux paroles d'Amko'Unn. S'il savait que j'avais ma propre invocation, serait-il jaloux? Certes, c'est une invocation bien faible, mais elle sera ma championne et sèmera le chaos sur ses pas. Mon sourire carnassier revient malgré le contact froid de la neige. Où est-elle d'ailleurs? Encore à parler à Qilin? Ne peuvent-elles pas se dépêcher? Et puis ce serait bien ma chance si ma nouvelle maîtresse venait à tuer mon nouveau jouet.

Je grogne.

« À ta place, je ne perdrais pas mon temps ici. Il y a bien plus intéressant qu'attendre une humaine devant un temple. Et puis si tu lui fais confiance pour ressortir avec un demi-dieu, elle n'aura pas besoin de toi à sa sortie... Non? »

J'aimerais avoir sa liberté et pouvoir aller explorer Arcane, trouver ce qui a changé et ce qui est resté pareil. Je ne suis pas restée enfermée longtemps depuis mon dernier maître, mais les humains vivent si rapidement... Les paroles du fils du feu me guident dans mes réflexions et je retombe inévitablement dans la rage de devoir attendre ici. Attendre. J'attends depuis des années dans une satanée prison, j'en sors et on me demande de faire la même chose.

Les mêmes pensées furieuses roulent en boucle à la manière d'un orage rougeoyant et je répond aux questions du singe avec la mauvaise humeur qui m'accable à nouveau.

« Une femme. Elle s'appelle Qilin, et elle me semble bien intéressante. Toi? Comment se présente l'humaine que tu attends? »

Une idée me passe par la tête alors que je tourne mon regard vers le fils d'Ignis. Son élément me rappelle la chevelure enflammée de ma championne, et je me demande un instant s'il est possible qu'il soit ici en attente de Rymaïn. Hm... Non, non, je ne pense pas. Est-il ici pour Qilin alors? J'essaie de le sonder, mais je n'ai jamais été douée pour lire les pensées de qui que ce soit. Et puis, il doit y avoir tant d'humains en train d'essayer de gagner la faveur des Dieux en ce moment même. Les chances pour qu'il soit lié à l'une de celles ayant participé à mon épreuve... Pas impossible, mais tout de même.

Codage par Libella sur Graphiorum

Un lien unique, huh? Sa façon de parler du lien qu’offre le Pacte me fait penser à ma façon de gérer mes romances. Je l’aime bien, ce macaque. Il a une philosophie de vie, si on peut appeler ça comme ça, qui s’aligne avec mes propres pensées. Si par les Dieux il était trop différent, je l’aurais croqué, mais il me plaît. Je ne sais pas si j’en suis heureux ou déçu. Pour le moment, je suis surtout distrait. Par ses paroles, par sa gestuelle, et par l’idée que Qilin nous ait tous deux sortis des Temples. Quelle coïncidence. Quel hasard. Et quelle chance! Ça ne me dérange pas de partager mon humaine avec un divin comme lui. J’ai l’impression que simplement les observer chasserait mon ennui.

« La notre, semblerait-il alors. »

Je ramasse la neige en face de moi, usant de mes griffes pour déloger la couche de glace qui adhère à la roche. L’esprit ailleurs, je réalise que la tempête se calme, que les flocons qui me tombent dessus ne sont plus que fine poudreuse. Bientôt, le ciel s’ouvrira et le soleil sèchera mon plumage. Bientôt, le ciel sera de nouveau mon domaine. Une telle perspective me fait oublier ma colère précédente, soufflée comme tous mes états d’âme par le simple passage du temps. Je la laisse couler, sans chercher à m’y raccrocher, et bien vite c’est une hâte joyeuse qui s’empare de moi. Ma queue balaie le sol avec entrain.

Lorsque le macaque pose sa question, je suis surpris de sa présence à mes côtés. Comme si je l’avais déjà oublié. Depuis combien de temps sommes-nous silencieux? Des secondes, des minutes? Je ne saurais dire. La surprise est toutefois bienvenue, et je redécouvre mon compagnon d’infortune. Bien sûr, ma curiosité à son sujet n’égalera jamais mon importance personnelle. De lui et de moi, je suis sans aucun doute la personne la plus intéressante. Si quelqu’un doit parler de soit, autant que ce soit moi.

« De tous les sujets, tu nous orientes vers le meilleur. »

Je dis cela, le ton empreint d’une confiance qui semble inébranlable, puis je fige. Qu’y a-t-il à dire sur moi? Non, mauvaise question. Je pourrais écrire des paragraphes dédiés à ma personne -si je ne m’ennuie pas avant d’avoir fini-, mais comment commencer? Quel fil suivre pour coudre un tableau fidèle? Je penche le museau vers l’avant et fixe la boule de neige que j’ai créée entre mes pattes.

« Hmmm… » Je réfléchis. Puis l’acte de réfléchir me remplit soudainement de colère, et je lance la boule au loin. Je me redresse, bousculant peut-être mon compagnon divin au passage, et je me mets à faire les cents pas derrière lui. Ma voix suit dans un débit aussi rapide que mes pas. « Il y a tant de moi qu’il est difficile d’en parler. Mais tu as l’air malin, alors tu ne te perdras pas. Sûrement pas. J’ai volé mes noms. Non, pas voler. Je les ai réclamé. Oui, voilà. Je suis la seule à pouvoir porter ces noms, ils ne siéent qu’à moi. Autrefois ils appartenaient à des humains téméraires, alors je les ai mangé, et j’ai gardé leur plus précieux avoir, leur identité. Je suis multitude, dans tous les sens du terme, et chaque facette est une fierté. »

Je me retourne pour lui faire face. « As-tu déjà tenté de vivre comme un humain? De naissance à vieillesse à la mort? »

Mon corps trépigne là où mon esprit s’est calmé. Le flot de paroles a déchargé la frustration en moi et l’a remplacé par de l’agitation, de la trépidation. J’ai envie de partager cette expérience avec un divin. La plupart de ceux que j’ai rencontré se pensent au-dessus de la mortalité, de l’humanité. Voyons où se pose le macaque. Amko… Amko’Unn. Un nom qui ne lui sied qu’à lui.

Codage par Libella sur Graphiorum

Personne, à son propre goût?

Je ricane à une telle remarque.

« Parce qu’elle a le choix? »

Je marmonne cela, un peu bas pour ne pas couper mon cousin dans ses pensées. Il a l’air pensif. Mais aussi très facile à déranger. Ou est-ce le déranger? Mon propre esprit vagabonde et peu importe la piste, il s’y engage avec moi. Peut-être est-il impossible de réellement le déranger dans ses pensées, s’il accueille mes paroles comme des sentiers nouveaux dans son cheminement mental. Ou peut-être que mon allégorie va trop loin. Peut-être a-t-il simplement la capacité d’attention d’un poisson rouge. Je me sentirais moins seul.

À la fin de ma petite crise, la macaque a l’air amusé. Il laisse échapper un petit rire qui m’allège immédiatement. Mes ailes s’étendent autour de moi et je les secoue, manquant de recouvrir de neige mon compagnon d’infortune. Je m’abreuve de ses questions, comme si on ne m’en avait pas posées depuis des années. Ce qui est le cas, si on ignore mon épreuve. Et il me manque, le temps où des cousins venaient me demander des comptes sur mes agissements, et où je leur expliquais ma pensée pour qu’ils concluent la même chose qu’avant de venir me voir: que mes agissements n’ont aucun sens. Est-ce que le petit singe aura une réaction différente?

Il s’élance sur ses pattes et je le laisse compléter sa pensée, m’offrir à moi aussi des sentiers nouveaux sur lesquels m’élancer à toute vitesse. Multitude par intermédiaire, huh? Je ne sais pas trop quoi en penser. Je n’ai jamais considéré ces identités, celles de mes autres noms, comme quelque chose d’extérieur à moi. Peut-être ces noms appartenaient-ils à d’autre avant, mais qu’en est-il, s’ils sont miens maintenant? Ne sont-ils pas d’autant plus miens que je les ai choisis?

Je fais part de ma pensée au macaque.

« Si Ignis t’a offert ton nom, considères-tu ton identité dépendante de comment ton père t’a façonné? » J’amène une griffe à mon front, caressant les fines membranes qui s’y trouvent. « Ou laisse-moi te poser une autre question. »

Je me redresse et franchis en une enjambée la distance que j’avais mise entre nous dans ma petite crise de nerfs. Je m’enroule autour de lui, le dominant de ma taille et l’entourant de mes ailes, pour le couper du reste du monde. Pour illustrer mon point.

« Entre la réalité, et un monde fictif qui en tous points l’imite, lequel est-il le plus réel? »

J’ai longtemps cherché la réponse à cette question, et à travers mes nombreuses discussions avec tant de divins différents, j’ai fini par en comprendre que la réponse diffère selon l’individu. Pour moi, elle est claire.

« Par le fait même de son effort d’être, de par son intention, le monde fictif n’en devient-il pas plus réel que le monde qui l’est de fait inné? »

J’avais toute intention de sourire, carnassier, de m’imposer au macaque et peut-être de l’intimider, mais l’envie me passe aussi vite qu’elle est venue. J’écarte mes ailes et je laisse les derniers flocons pénétrer le cocon que forme mon corps autour de celui de mon cousin. Un soupir m’échappe et je lève le museau vers les cieux. Le défaitisme m’assaille.

« Ma multitude est intentionnelle, je la peins consciemment et elle en devient encore plus intrinsèquement liée à mon identité. Car c’est ainsi que je désire être, et non ainsi que je fus créé. »

Je baisse mon regard vers mon cousin.

« Tu me fais jacasser. À ton tour. »

Codage par Libella sur Graphiorum

Je lisse mes antennes et les fait rouler entre mes griffes. Je ne suis pas étranger au concept: le réel est défini par nos perceptions, et nos perceptions définissent le réel. Ce qui ne se perçoit pas est-il alors irréel? Je pense aux humains, qui ne perçoivent pas la magie, qui ne la voient que dans ses manifestations, mais ne la ressentent pas vibrer dans leur être. Pour eux, qu’en est-il? Quelle est la limite de nos perceptions? Et comment ce concept s’applique-t-il à mon intention de vivre? Je ne vais pas mentir: les sensations sont ce que je recherche d’être humain. Lorsque je vis, lorsque je me métamorphose, c’est pour fuir l’ennui. Et quelle meilleure façon de fuir l’ennui que de ressentir. Que de percevoir. Si je sature mes sens et les assaille, mon corps n’a pas le temps d’être pris par l’ennui.

Peut-être que dans cette optique, ma réalité, et ma multitude, se ramène naturellement à ma perception de celle-ci.

Mais je n’aime pas toutes ces réflexions. Elles me donnent mal à la tête, et elles commencent à me donner l’impression de tourner en rond. J’écoute le macaque atteindre ses propres conclusions, transposer ma vision du monde à la sienne, de la même manière que je viens de transposer sa déclaration à mon petit monde interne. N’est-ce pas là la beauté de la communication? De l’échange? Je râlerai bien, à dire que c’est trop facile, qu’entre lui et moi, il y a bien plus qu’un monde à traverser pour l’espoir de se comprendre. Mais je ne suis pas d’humeur à râler. Pas sur ça en tout cas. Sur le temps que met mon humaine, ça oui alors.

Mon cousin d’Ignis revient sur le sujet qui m’est tant important, celui qui s’est fait central à mon identité avec le temps, et je souris de toutes dents. Un semblable! Les plumes sur le côté de ma tête se dressent à la manière d’un caliss qui lève les oreilles, et je me redresse. Oh la la! Pour une surprise, ça en est toute une!
Il me raconte comment “être” humain, dans tous les sens, est devenu une part essentielle de son existence, et je sens cette appartenance, l’idée de ne pas être seule, me traverser. Je sais que d’autres demi-dieux aimaient à faire comme moi, à se faire humains dans tous les sens pour ne plus être divin. Je n’avais simplement jamais eu la chance de parler avec eux. Je me rengorge, me prélasse, m’étend sous cette nature que nous partageons, sans doute de façon bien différentes, mais similaire toujours. Comme si un lien s’était tissé entre nous, qui me garde captivée, qu’importe que l’être en fasse de moi me plaise ou pas. Ça aussi, ça n’arrive pas souvent.

J’ai les yeux tout rond quand je réalise que c’est mon tour de parler. J’ai envie de sauter, de répondre “oui! Oui, je vois! Je vois, je comprends!” mais les mots sonnent faux dans ma tête. Comment exprimer avec des paroles l’étendue des sentiments que je partage. L’étendue des expériences que nous avons en commun. À la place, je choisis délicatement mes mots. Comme si je jouais d’un instrument, dont je pince avec douceur chacune des cordes, délibérément, une à la fois. C’est peut-être la vulnérabilité qui me pousse à faire attention, la peur de me faire rejeter cette réciprocité que j’espère tant.


« Dans l’ancien monde, j’ai longtemps abandonné ma divinité pour me fondre parmi les humains. Du début à la fin, comme tu le dis. Je naissais, et petit à petit j’utilisais les pouvoirs qui étaient autrefois nôtres pour changer mon apparence, je vieillissais au même rythme qu’eux. Je l’ai fait tant de fois que c’en est devenu naturel. Je m’abandonnais complètement à ce jeu, au point de finir chaque partie avec un nouveau moi. »


Je contemple ce que je viens de décrire, et par le même fait, les dizaines de vies que j’ai vécues auprès des humains. Les myriades de moi, que je relègue désormais à mes transformations. Car il n’y a pas de Qualri qui soit humaine, seulement Brom, Shahare, et tous les autres. Même prendre leur forme, dans ce nouveau monde, est de les rendre immortels. Ils ne seront plus jamais mortels, mais au moins ils ne sont pas divins.


« Je n’ai jamais pu faire ainsi dans le nouveau monde. Soit par contrainte de mes maîtres, soit par… »

J’hésite. Comment décrire ma course effrénée contre l’ennui? Comment décrire que je sois devenue si agitée que je ne puis même plus m’immerger dans une vie humaine. Que le Pacte, dans tous ses termes, me rappelle toujours ma nature divine et m’empêche de m’abandonner. Je n’ai plus la patience de fuir ma divinité, car je la crains assez pour la retrouver à chaque tournant. Elle m’attend, et avec elle l’ennui de ma cellule, et de ma condition. J’abandonne l’idée d’exprimer un tel tourment.


« Se pourrait-il que notre nouveau maître soit assez cruel pour t’empêcher de renaître? Ou est-ce ton choix que de rester à ses côtés, sous ta forme divine? »

Je me penche vers mon compagnon, intriguée. Je ne le connais que depuis quelques minutes, pas encore assez de temps pour deviner s’il est ici contre son gré. Alors autant poser la question. Et puis, ce maître est intriguant. Je ne serais pas contre une laisse serrée, surtout si elle plonge dans un brin (ou un excès) de cruauté.