Accoudée au bastingage du navire qui la ramenait à la capitale, Qilin était immuable. Droite, fière, et belle, telle les figures de proue perçant les écumes, si affectionnées des marins. Malgré les apparences, la joie du demi-dieu à sa sortie ne l'avait pas laissé si indifférente. Les demi-dieux asservis n'étaient pas si différents des soldats. L'épanouissement allait de pair avec l'efficacité.

Mais le voir goûter ce monde avec tous ses sens faisaient plutôt écho à ce qu'ils avaient partagé dans la cellule. Si elle n'avait pas hésité à se dévoiler, c'était parce que l'épreuve le nécessitait. Impossible maintenant d'instaurer une distance entre le demi-dieu et elle. Et peut-être qu'elle ne le souhaitait pas. Peut-être qu'elle n'avait pas à se demander comment le gérer, ni le contrôler. Étrange.

Beaucoup de choses allaient devoir être méditées à la sortie de cette épreuve. En attendant, elle profitait. Ses iris noirs se baladaient sur la ligne de l'horizon. Une légèreté évasive, si rare, les guidait. Ses longs cheveux bruns s'accordaient aux caprices du vent. Elle avait réussi là où tant de personnes avaient perdu la vie. Un enfant d'Ignis avait reconnu sa volonté. Un frisson la parcourut lorsqu'elle se remémora la boucle renfermant l'infinité de leur être. Un pacte, ou une promesse ?


Arrivée en ville, Qilin dut passer obligatoirement par la Garnison. Elle y rendit son rapport rédigé pendant la traversée, et signa le formulaire de déclaration d'invocation. Ce ne fut pas long, mais suffisamment pour fermer de nouveau son visage. Heureusement pour elle, Amko'Unn était déjà sorti de sa cellule. Elle n'avait donc pas eu à lui présenter le fonctionnement de leur monde, seulement son contexte géo-politique, et son propre rôle dans celui-ci. Brièvement. Maintenant qu'ils franchissaient le portail menant jusqu'au manoir de sa famille, ils pourraient prendre le temps d'en discuter.

Les Gardes laissés à l'entrée, la jeune femme guida son nouveau compagnon jusqu'à l'élégante bâtisse qui détonnait des autres demeures de noble par son style. Véritable refuge de verdure, le Manoir Lù possédait un immense terrain. L'avant était aménagé de sorte à distancer la maisonnée des chemins de la ville et de leur agitation. À l'arrière se trouvait un jardin, relativement plus petit, mais également plus intime. Véritable havre et source d'apaisement, la troisième fille des Lù y passait le plus clair de son temps.

Elle invita le demi-dieu à pénétrer dans la grande maison de bois. Tous deux furent rapidement accueillis par plusieurs domestiques, qui s'inclinèrent avec respect puis s'empressèrent de délester la jeune femme de son armure. Ses frères étaient sortis. Et ses sœurs habitant désormais avec leur mari, il ne restait plus que sa mère. Le chercheur de reflets s'adressa alors à elle. Qilin se tourna vers lui, soutenant sa déclaration d'un regard pétillant. Elle acquiesça d'un geste mesuré et sourit, simplement. Oui, ils allaient se poser. Mais elle ne pouvait décemment pas s'éclipser avant d'avoir salué la maîtresse de maison, qui ne tarda guère à faire son apparition.

Vêtue d'un kimono d'un rose tendre empruntant aux couleurs de l'aube, Lian Lù inclina le fief devant sa fille et son nouveau compagnon. Sa voix douce emplit la pièce.

« Félicitations Xiao Long. »

« Merci, Mère. »


Elle lui rendit son salut. La femme les observa encore un instant, un petit sourire dressé au bord des lèvres, puis se retira. Qilin interpella une domestique par son prénom. Elle lui demanda gentiment de leur préparer un repas, et leur indiqua qu'ils seraient dans les jardins. Elle n'avait pas oublié l'envie du fils des lumières. Elle posa son regard sur sa face simiesque, par-dessus son épaule. Son timbre suscitait autant l'invitation que ses mots.

« Viens avec moi. »

Elle le mena à travers portes coulissantes, jusqu'à ce que l'une d'entre elles révèle l'accès au jardin. Elle suivit le ruisseau qui y sinuait, bordé par des pierres claires et arrondies. Il débouchait sur un petit étang, au bord duquel elle s'installa gracieusement. Les jambes repliées de biais, une main reposant sur sa cuisse couverte par le tissu, l'autre soutenant son poids, posée à même l'herbe fine.

« Ici nous pouvons parler. »

Son regard caressa la surface de l'eau, le temps que le demi-dieu s'installe où bon lui semblait. Elle plongea ensuite dans ses iris argentés, curieuse de savoir si elle pourrait en saisir un reflet. Puis elle se détourna avec une certaine légèreté. L'air était frais ici. Après celui du désert, il était d'autant plus reposant. Qilin était à l'aise, dans son élément le plus naturel. Elle revint vers les yeux du demi-dieu et lui demanda honnêtement :

« Que veux-tu que je partage avec toi ? »

Une multitude sans doute. Mais il fallait bien commencer quelque part. Quelle pensée saisirait-il en premier ?

Maintenant qu’il était assis à ses côtés, le tableau au cadre d’or pouvait prendre forme. Il ne restait plus qu’à choisir quels grains de sable le compléteraient. Les yeux noir de jais contemplaient cette étendue argentée, agitée par un vent dont il allait lui expliquer le courant. Elle ne le quittait pas du regard. Les humains rejetaient cette pratique jugée dérangeante, trop intime, et les rendant vulnérables. Ils n’avaient pas tort. Il y avait tellement à lire au creux de chaque iris qu’il devenait difficile de défendre ses pensées contre les indésirables. Mais Amko’Unn ne se défilait pas devant cet échange.

Les sourcils légèrement haussés, Qilin fut soumise aux traits de la surprise. Le besoin de vivre sous forme humaine… Sur quelle créature était-elle donc tombée ? De tous les demi-dieux rencontrés, de toutes les expériences relatées, c’était la première fois qu’elle entendait ceci. Si elle l’avait pressenti du cœur de sa sphère vide, tout portait résolument à croire que cet enfant d’Ignis était un être à part.

Le divin souhaitait se limiter à l’humain. La jeune femme ne voyait aucun mystère dans leur race, aucun fantasme. Mais, il y avait en effet matière à vivre au sein de ces esprits versatiles et de ces cœurs troublés. Dans sa famille guerrière, les demi-dieux étaient des instruments de pouvoir. Dans leur noble lignée, des parures plus dorées que n’importe quel bijou. En avoir un qui se baladait sous une apparence similaire à la leur frôlait le risible.

Elle aurait dû l’arrêter immédiatement. Lui dire non. Trop de complications, de possibilités à gérer. Elle n’avait pas besoin de ça. Toujours plongées sous la surface de ses iris lumineux, le regard sombre de Qilin s’enfonça encore un peu. Elle n’était pas non plus comme les autres. Et ce qu’elle voyait en ces lieux inédits, déployés par la créature magique, faisaient miroiter une réalité différente. Une différence qu’elle aimait cultiver. Alors qu’est-ce que pouvait lui apporter un demi-dieu sous forme humaine ?

Un sourire naquit au bord de ses lèvres. Lentement, il s’étira. Elle se tourna vers le lac, et il grandit jusqu’à dévoiler ses dents blanches. Elle riait intérieurement.

« Des sensations… Les émotions te manquent, demi-dieu ? »

Plusieurs interprétations. Plusieurs reflets d’une même absence. Qilin ne se moquait pas de sa condition, qui faisait désormais écho aux sinuosités de son épreuve. Ayant brisé tous ses pinceaux divins, sa sphère à lui demeurait vide. Et l’être souhaitait maintenant la remplir. Une volonté plus sensée que celle des hommes, alors même qu’il recherche leurs attraits. Elle comprenait. S’en souciait-elle ? Doucement, la main posée tranquillement sur sa cuisse vint effleurer les marques de griffure sur sa joue gauche. La jeune femme n’avait pas raté cette maigre seconde où sa mère avait cillé en voyant la fine blessure. Elle observa à la dérobée sa jumelle, qui ornait la face rouge du grand primate, puis revint sur l’onde aquatique.

Elle avait passé toute sa vie à brider et contrôler ses émotions, afin de ne pas les laisser corrompre les informations que lui donnent ses précieux sens. La sensation du corps, pour atteindre l’excellence au combat. Celle de l’esprit, pour percer toute psyché. Et celle de l’instinct, pour en tirer profit. Un mécanisme devenu tout aussi naturel. Alors oui, plutôt amusant que le fils d’Ignis lui serve de tels propos. Qilin se tourna vers sa droite stature avec calme. Le sérieux avait entièrement recouvert ses traits légèrement hâlés. Amko’Unn lui avait offert son honnêteté, sans qu’elle ait eu besoin de la demander. Il se dévoilait avec des mots. Quelle serait sa décision ? Elle attendit un peu, soupesant la tension du moment avec un brin de plaisir.

« Pour l’instant, je n’y vois pas d’inconvénient. »

Deux servantes firent leur apparition, portant deux grands plats, dont l’un fumant. Plusieurs belles et fines tranches de Precius accompagnées d’une purée de Cœur de Terra. Une sauce brune onctueuse traçait un sillon le long de la viande. Le second proposait des pinces d’Arrod fraîches, déjà ouvertes, et des graines de lune séchées. Une troisième demoiselle suivait avec l’argenterie et deux petites assiettes, qu’elle répartit équitablement devant chacun. Qilin les observa faire et les remercia avec un sourire affable. L’une d’elles se pencha vers la noble avant de partir.

« Mademoiselle, souhaitez-vous que je m’occupe de votre blessure ? »
« Non, laissez. Apportez-moi simplement une lotion désinfectante. Merci. »
« Oui, Mademoiselle. »

Une fois seuls, la jeune femme attrapa son assiette et y plaça deux pinces. Avant que le fils des Lumières ne puisse ouvrir la bouche, elle intervint.

« Une question cependant, demi-dieu. »

Posant la faïence à ses côtés, elle releva enfin la tête pour plonger ses iris dans ceux d’Amko’Unn.

« Ne crains-tu pas qu’un tel reflet éclipse ta lumière originelle ? »

Peut-être qu’il le souhaitait.

Est-ce qu'il s'étouffait avec sa nourriture ? Qilin leva discrètement un sourcil interrogateur. D'accord, le demi-dieu n'avait pas ingéré d'aliments depuis un certain temps, mais de là à oublier comment se sustenter... L'excitation du moment peut-être ? Elle l'observait. Il s'amusait, apparemment.

Il semblait se passer beaucoup de choses, dans sa tête de semi-divin. Tant qu'il savait se tenir devant la haute sphère de la société, elle n'allait pas lui reprocher d'être fidèle à sa nature, surtout en sa seule compagnie. Cette pensée l'amena vers d'autres songes. Est-ce que Amko'Unn, qui voulait prendre forme humaine, souhaitait également intégrer tous les aspects de son quotidien, l'accompagner dans tous ses rôles ? La réponse de l'enfant des Lumières la tira de cette réflexion, sauvegardée précieusement dans un coin de son esprit.

La plus jeune des filles Lù reposa délicatement la pince d'Arrod vidée. Elle en prit une autre du bout de ses doigts fins, et cura la chair à l'aide d'une fourchette. Ses iris de jais suivaient les mouvements d'un petit poisson glissant allègrement sous la surface de l'étang. Elle appréciait la réplique du fils d'Ignis. Il n'essayait pas de se cacher derrière une autre essence. Non, l'écho qu'il venait de lancer sur ses mots joliment imagés résonnait en son sein. Il cherchait à acquérir davantage que ce que lui offrait sa nature divine. Plus, que ce que ses parents lui avaient ordonné. Tout en se servant de ses capacités magiques innées.

Peut-être qu'elle avait tort. Peut-être qu'elle tentait un peu trop d'assimiler les reflets qu'il lui renvoyait. Mais la lueur brillant dans ces plaines de sable argenté lui indiquait le contraire. Il était plus qu'un être cherchant à s'amuser. Son envie curieuse, son besoin de découverte, allaient au-delà. Si Qilin ne pouvait encore en prendre pleinement conscience, elle le pressentait, sans pouvoir ancrer cette nouvelle perception dans ses pensées.

« Bien. »

Qu'il ne perde pas de vue sa sécurité était essentiel, et d'autant plus satisfaisant qu'elle n'avait pas besoin de lui rappeler. Finissant de déguster une troisième pince, la jeune femme attrapa une serviette et s'essuya les lèvres. Prise de court par la question du demi-dieu, elle laissa échapper un petit éclat de rire distingué. Il était taquin, non ? Son faciès amusé le confirma. Personne d'autre ne serait permis. Et elle ne l'aurait pas toléré.

Qilin reposa le tissu et se redressa. Les avant-bras croisés sur ses jambes repliées, elle semblait se poser comme modèle. Seul son visage se tourna vers cette figure simiesque que beaucoup dans son entourage trouveraient impertinente. Son expression mimait cet air joueur, son ton se fit léger. Mais ses yeux étaient incroyablement sombres.

« Laisse-moi te dire une chose, cher fils d'Ignis. Si je nourris plusieurs reflets, ma lumière ne se languit d'aucune autre pour briller. »

Elle le laissa mesurer quelques secondes la détermination au creux de ses iris, puis la pression de son regard s'évanouit. Tranquillement, elle se servit une tranche de Precius et une copieuse cuillerée de purée douce. L'une des servantes refit apparition. Elle déposa la lotion désinfectante à côté de la noble, ainsi que deux morceaux de coton, l'un étant destiné à Amko'Unn. Lorsqu'elle quitta le jardin, Qilin reprit avec calme et aisance :

« As-tu d'autres perspectives en tête ? »

Cet éclat qu'elle lut dans les yeux argentés s'apparentait à l'acceptation. Ou la confirmation peut-être, de ce qu'il avait apprécié chez elle et l'avait poussé à l'accompagner en dehors de sa cellule. Elle aimerait savoir de quoi il s'agissait. Mais ce demi-dieu, qui couvrait tant de multiplicité, l'ignorait peut-être lui-même. Tandis qu'il se détendait les muscles, elle continuait de manger, tranquillement.

Une famille ? Un terme très précis. Son regard dériva un instant, happé par les douces courbes qui glissent sur la surface de l'eau. Une autre irrégularité. Encore une qui échappait à son contrôle. D'un air distrait, elle demanda simplement :

« Ton précédent invocateur ? »

Elle savait que ce dernier, ou cette dernière, avait probablement péri, puisque Amko'Unn était retourné dans sa cage terne. L'autre explication était qu'ils avaient rompu tout lien. Mais cela semblait contradictoire avec ces retrouvailles laissées en suspens par le temps. Enfin, les champs du possible se limitaient à peu avec ce fils d'Ignis. Elle, soulignait seulement la nature du lien qu'il entretenait avec ceux qu'ils désignaient comme sa famille. Layane ? Au moins, ce n'était pas très loin. Elle avait cessé de le regarder.

« J'ai un travail qui conditionne aussi bien mes déplacements que mon temps. Je doute pouvoir en céder dans l'immédiat pour une telle entreprise. Un jour peut-être. Tu es libre d'y aller sans moi, si c'est ton propre souhait. »

La capitaine poursuivit son repas, désormais face à l'étang. Elle observait les mouvements du primate du coin de l'œil. Son corps épousait la matière avec une fluidité qu'elle jalousait presque. Seuls les divins possédaient une telle aisance. Il était futile de désirer ce qui demeurait naturellement hors de sa portée. Un bête gaspillage d'énergie. L'homme pouvait accomplir tellement. Et pourtant, il s'évertuait à chasser des chimères. Elle était prête à parier que leurs ancêtres n'avaient même pas désiré la destruction de leur monde. Quels idiots.

L'enfant des lumières réapparut pleinement dans son champ de vision. Il était perché sur la pierre, tel le capitaine de sa propre existence. Devait-elle tenir la barre ou lui donner les directions ? La discussion n'avait toujours pas dissipé ce questionnement. Elle n'y était peut-être pas destinée.

La jeune femme fut surprise et se tendit quand la patte griffue s'approcha de son visage. Les paroles d'Amko'Unn la tirèrent de cette sensation désagréable. Un contact dont elle n'avait pas l'habitude. Mais puisqu'il prenait soin d'elle, elle l'associa rapidement au toucher des servantes et s'en défit. Le sien était tout aussi doux malgré une main puissante. Après tout, n'était-il pas un serviteur lui aussi ? Encore et toujours la même question.

Elle le dévisagea un instant, pour lui montrer le caractère osé de ses mots. Un petit bout de son sourire, lui aussi laissé en suspens, retrouva le chemin de ses lèvres. Ses traits composés qui semblaient parfois habiller son visage. N'était-il pas adorable ? Il devinera sans doute un jour avec quel soin elle choisissait ses vêtements.

« Une seulement. » Une rareté chez les gardes dorés. Elle essayait, véritablement, de ne jamais être blessée gravement. « Veux-tu la voir ? »

Se dévoiler. Ne pas se dévoiler. Sur quel pied devait-elle donc danser ? L'enchaînement des pas s'avérait moins séquencé que prévu. Elle s'était fermée plus tôt. Et maintenant elle se livrait sans gêne. Est-ce que ça l'amusait ? Ou les événements s'enchaînaient-ils trop rapidement pour qu'elle puisse composer ? Trop d'interrogations. Et bien que la présence du demi-dieu ne lui soit pas désagréable, elle n'était pas habituée. Quelque peu fatiguée, elle songea à sa méditation matinale du lendemain.

Un petit sourire étira le coin de ses lèvres. Elle pencha légèrement la tête en avant pour le dissimuler. Qilin savait pertinemment qu'il ne cherchait pas les marques à la surface. Mais c'était la seule réponse qu'elle souhaitait donner. Pour l'instant. Un frisson lui parcourut l'échine. Elle tenait l'étrange sensation de pouvoir lui faire confiance. Un mot si dangereux. Cette impression était-elle due au lien magique qu'ils partageaient ?

Ce ne pouvait émaner de la sécurité à pouvoir contrôler sa volonté. La confiance se passait de contrôle. La jeune femme aspirait au second, au détriment assumé du premier. Elle n'allait quand même pas remettre en question ce principe fondateur. À moins qu'elle ne soit allée si justement chercher un être capable de voir, d'entendre et de comprendre sa lumière originelle. Ah. Peut-être. Lorsqu'on grandit seule, faute de compagnon, on a tendance à jouer avec son propre esprit.

Amko'Unn tira le fil de leur conversation sur un ancrage précédent. Il tenait vraiment à parler de ces humains. Si cela était important pour lui, est-ce que ça devait forcément l'être pour elle ? Et l'inverse ? Qilin posa son assiette sur le côté, ayant terminé de manger. Elle inspira profondément. Ses interrogations n'étaient pas si désagréables, finalement. Elles voletaient gracieusement dans son esprit, sans nécessairement vouloir se poser. L'atmosphère paisible du jardin l'influençait certainement.

« Je comprends. »

C'était plus ou moins vrai. Elle connaissait ce sentiment, elle savait le déceler, et ses conséquences, sans l'avoir jamais éprouvé. Mais le demi-dieu le possédait, et voulait l'exploiter. Soit. Ça correspondait à l'éclat qu'il révélait depuis leur sortie.

La question suivante fut d'abord surprenante, puis sembla très logique. Ce fils d'Ignis, non content d'aborder les aspects psychiques d'un humain, tenait à en maîtriser les physiques. Les deux étaient indéniablement liés. Qilin ne s'attendait simplement pas à ce qu'un demi-dieu puisse en avoir aussi intimement conscience. Savait-il réellement ce qu'il demandait ? Elle acquiesça.

« Je peux t'apprendre. Cela demandera du temps, et je ne te ferais pas de cadeau. »

Son propre père avait supervisé ses cours martiaux. Sa sévérité était aussi légendaire dans sa famille qu'au sein de la Garde Dorée. La capitaine s'avérait être à la hauteur de cet héritage. Habituée à la flatterie, elle ne souleva pas la remarque de l'enfant des Lumières. Mais venant de lui, elle l'apprécia. Même si elle n'en attendait pas moins. Et puis, cette idée de symbiose ne lui déplaisait pas.

Elle haussa un sourcil, réfléchissant aux motivations derrière la nouvelle demande.

« Être au service de quelqu'un de fortuné ? Je connais la valeur du travail, Amko'Unn. Mais ma famille possède une certaine richesse. Il serait dommage de t'en priver. Si tu as besoin de moyens, tu n'as qu'à demander. »

Peut-être qu'il aspirait à parcourir les terres d'Arcane sans le sou. Ce n'était guère une image flatteuse, mais cela restait, au fond, son problème. Si telle était sa décision. Oh, est-ce qu'il s'inquiétait pour elle ?

« Non. Nous pouvons continuer. Il y a plusieurs sujets que nous devons encore aborder. »

Il devait comprendre qu'elle n'aurait pas le loisir de batifoler et de théoriser à ses côtés à longueur de journée. Surtout si elle devait investir son maigre temps libre dans la formation de son enveloppe humaine. Elle reprit une conversation survolée lors de la traversée maritime.

« Je t'ai dit que j'étais soldat. Capitaine, plus précisément. C'est un grade important qui évite toutefois un trop-plein de bureaucratie. »

Elle marqua une pause. Avant de poursuivre, il lui fallait plus d'informations. Elle n'allait pas s'amuser à faire un cours d'histoire si le demi-dieu simiesque avait déjà des repères. Ses iris sombres vinrent chercher les reflets argentés.

« Nous sommes en l'an 59. Que savais-tu de notre monde avant de retourner dans ta cellule ? »

Ceci entraînera une autre question, née de la curiosité, et non de la nécessité. Son regard dériva quelques secondes, comme si elle jaugeait sa pertinence. Ses mots glissèrent plus doucement, comme s'ils caressaient la surface de l'eau sans vouloir la troubler.

« Et... quand était-ce ? »