La nuit s'abattait avec douceur sur les formes souples du Temple de Terra. Ezelya y était seule, la forme des miliciens et de leurs invocations disparaissant peu à peu en bas des marches. Elle aurait pu engager des gardes dorés, seulement elle préférait faire confiance à des gens un peu plus éloignés de sa famille. Avec les massacres, les pendaisons, les affiches... Ezelya ne savait plus où elle se tenait par rapport à sa famille. Arianne savait pour l'Écarlate, elle en était sûre. Jusqu'à quand garderait-elle la vérité pour elle?

La pirate s'était éloignée de la violence et de la mort pour quelques temps. De cette manière, peut-être la prime sur sa tête diminuerait-elle? Peut-être disparaitrait-elle tout simplement des panneaux de recherche? Elle avait encore du mal à mettre le doigt sur les émotions qui la parcouraient par rapport à un tel choix. La liberté de la mer était encore là, l'accueillant en son sein chaque fois qu'Ezelya remettait les pieds sur les planches de la Reine. Pourtant, ce n'était plus... pareil. Une partie du chaos avait disparue, laissant derrière un sillon de cendres ardentes et d'incompréhension.

Elle ne savait pas si le sang lui manquait, ou si elle ignorait simplement vers quoi se tourner désormais. Quel nouvel objectif pourrait bien la retenir à flot? Elle désirait toujours ardemment retrouver les siens, sa femme et ses enfants. Leur absence était, en ce moment, encore plus douloureuse qu'à l'accoutumée. Une partie d'elle voulait se faire à l'idée, abandonner et accepter que ces personnes chères avaient succombé. Une autre se débattait contre le poids écrasant de la tristesse et la fatigue d'une chasse de bientôt trois ans. Si elle n'avait plus cette quête à quoi se raccrocher, alors que lui restait-il?

La jeune femme jeta un regard derrière son épaule pour contempler une dernière fois la silhouette des miliciens. C'était peut-être la dernière fois qu'elle les verrait. Cette idée laissait un goût amer sur sa langue. Pas qu'elle ait peur de la mort, loin de là. Seulement, elle ne voulait pas mourir en tant qu'Ezelya, la petite fille de noble naissance. Elle voulait périr, rapière à la main, sous le masque de l'Écarlate. C'est cette fin qu'elle pourchassait. Et pourtant, elle se retrouvait ici, accoutrée de ses robes et du sceau de sa famille, pour trouver une Invocation digne de la famille.

Ses lèvres se retroussèrent dans un sourire hargneux. Elle n'était pas d'humeur à faire honneur à la famille. Encore moins à leur prouver qu'elle valait quoi que ce soit.

Ses pas la guidèrent dans le Temple et elle ne s'arrêta pas un seul instant pour contempler l'endroit. Non, elle avait un seul objectif. Entrer dans une cellule et en ressortir avec un demi-dieu. Ses mains passèrent dans ses cheveux pour les remonter en une queue de cheval. Le poids de sa rapière contre sa cuisse lui rappela de ne pas laisser la lourdeur de son coeur l'entraîner. Elle était forte, redoutable, même.

Alors elle poussa la première porte qui attira son regard et entra sans même faire attention aux quelques signes à l'extérieur. La bête qui lui faisait face était immense, et Ezelya sentit son sourire monter. Celui-ci était carnassier.

Elle avança et sa nature impétueuse et impulsive prit la parole à sa place.

《 Bonsoir, cher demi-dieu! Es-tu prêt à sortir d'ici et goûter la liberté à mes côtés? 》

Sa voix était forte et motivée. La colère y était encore, toujours dans sa dimension omniprésente, fondamentale à ce qu'était Ezelya. Indissociable de sa personne. Son pas s'arrêta à quelques mètres de la créature et se planta là, les poings sur les hanches. Il était temps qu'un nouveau demi-dieu l'accompagne.

La question vint à peine effleurer le mur de confiance et de rage de vivre de la jeune femme. Ce qu'elle était venue chercher ici? Un demi-dieu, une force de la nature pour l'accompagner, pour découvrir le monde à ses côtés, pour protéger et vibrer face au danger. Quoi d'autre pourrait-elle venir chercher au sein d'un Temple? Son regard était déterminé et ses lèvres s'entrouvrirent, prêtes à répondre.

Ses mots, cependant, furent soufflés par le bruit de la porte glissant contre le sol. Son attention se tourna vers la personne qui osait déranger son épreuve divine. Qui diable pouvait donc choisir de venir lui mettre des bâtons dans les roues et--

Leurs regards se croisèrent et alors que son nom échappait dans une exclamation à l'homme en face d'elle, la pirate laissa passer à peine plus d'un murmure. Sa rage s'effondra, sa combativité, sa hargne... Tout ne laissa place qu'à une folle course de son cœur et une joie comme elle n'en avait pas ressenti depuis longtemps. Saen! Saen était là, en chair et en os, face à elle. Depuis leur rencontre à Selmar, elle n'avait pas eu la chance de le revoir, peu importe à quel point elle s'était attardée dans les tavernes malfamées de sa connaissance. Son regard orangé la transperçait de chaleur et de la douceur de leur rencontre. Son visage s’était fendu d’un sourire sans même qu’elle ne le réalise, miroir de son propre faciès. Évidemment, il salua le demi-dieu en premier, inclinant la tête.

Le regard d’Ezelya s’attarda sur le chapeau, qui n’avait pas changé. L’homme était fidèle à leur dernière rencontre, toujours accoutré d’une tenue de vagabond qui lui correspondait étonnamment bien. La jeune femme, quant à elle, avait complètement changé de style, tout en gardant une pointe de la complexité qui avait posé les bases de leur échange. Si elle devait se battre, aujourd’hui encore, ses habits viendraient se mettre dans le chemin. Seulement, au lieu de cacher sa féminité, ceux-ci l’amplifiaient. C’était un contraste que Saen ne semble pas remarquer lorsqu’il se pencha pour embrasser sa main. La sensation était la même que quelques semaines auparavant, sa peau calleuse contre la sienne, sèche et irritée par le sel marin. Évidemment, de telles retrouvailles avaient laissé la pirate muette, incapable d’articuler le moindre mot, le moindre geste, perdue dans l’aisance de cette personne qui l’avait tant touché.

Une fois sa main dégagée et les paroles tombées dans ses oreilles, elle n’attendit pas une seule seconde, se jetant au cou de l’homme.

《 Saen! Tu m’as tant manqué! 》

Ses bras vinrent étreindre le haut de ses épaules, un rire léger animant le souffle qui venait s’écraser contre lui. Lorsqu’elle le relâcha, toute la tendresse du monde se lisait dans son regard alors que ses mains glissèrent le long de ses bras. Elle était de nouveau réduite au silence. Sa présence en un tel lieu avait eu l’effet d’un vague venant la cueillir aux jambes pour la renverser. Plongée dans un océan de couleurs et de sensations, d’émotions et de souvenirs agréables, elle devait remonter à la surface pour réaliser le lieu incongru où leurs retrouvailles se faisaient.

Saen l’y aida en s’adressant à la créature du fond de la cellule. Attendre dehors? La jeune femme fronça les sourcils. Elle ne souhaitait pas le perdre de vue alors même que le destin venait de les mettre sur le même chemin. Pas qu’elle ait été du genre à croire aveuglement à la notion de destin, non. La liberté comptait beaucoup trop à ses yeux. Cependant, dans la singularité de ce moment, de hasard si bien choisi, elle voulait bien donner à l’imprévu l’appellation de destin.

Son impétuosité toujours bien présente malgré la présence de Saen, qui l’avait si bien amené dans l’introspection auparavant, elle se permit de faire un pas vers l’avant.

《 Enfant de Terra, je vous prie de le laisser rester. 》

Et même si les paroles étaient une demande, le ton ressemblait beaucoup trop à un ordre. Il y avait certes la douceur particulière que la femme réservait aux personnes qu’elle appréciait, seulement l’autorité de l’Écarlate avait surgie. Comme quoi, la jeune femme commençait à s’y perdre dans toutes les identités qu’elle pouvait bien jouer. D’une certaine façon, Saen en rajoutait une autre, tout en floutant les frontières entre toutes celles qu’elle était. Face à lui, elle avait été honnête, outrepassant les limites de ses rôles. C’était donc pour la pirate un mélange explosif.

À bien y repenser, une épreuve divine n’était peut-être pas le meilleur endroit pour un tel mélange.

Bien que la réponse du demi-dieu vint prendre la demoiselle par surprise, elle ne se laissa pas déstabiliser pour autant. Le Gardien des mémoires? Elle retint une grimace. Les enfants divins étaient éternellement prétentieux. En général, ce n'était pas pour elle un problème. Après tout, ne nommait-elle pas son propre compagnon divin le Prince des mers? Et son navire ne se nommait-il pas la Reine?

À bien y penser, le titre l'intriguait plus qu'il ne la repoussait. Bien qu'il semble pompeux, elle était curieuse de savoir ce qu'il cachait. Quelles mémoires? Celles de l'ancien monde?

Les instructions tombèrent alors qu'elle était perdue dans sa contemplation et il en fallut de peu pour que les paroles du demi-dieu ne la tirent de ses réflexions. Elle se permit même un haussement de sourcils. Il était vrai qu'elle avait complètement oublié de répondre à l'enfant divin, et pourtant elle ne s'en formalisa pas. Sa réponse viendrait en temps et en heure, dans tous les cas.

L'épreuve semblait simple, et même si elle était d'accord avec la faible exclamation de Saen, elle ne se permit pas de le formuler à voix haute. Elle était habituée à cette idée que se faisaient les divins du Pacte, et elle n'était pas celle qui allait tenter de les faire changer d'avis. Pas au sein d'une épreuve, tout du moins.

La brume vint étreindre son corps et elle inspira profondément, dans son élément. Il n'était pas rare qu'une telle brume recouvre le pont de la Reine, et elle se sentait en sécurité dans la muraille que le brouillard tissait pour la dissimuler. Elle se fondait dans un tel décors, s'émerveillant des contours floutés des silhouettes autour d'elle. N'y avait-il pas une ironie à soulever dans le fait de chercher la vérité dans un environnement si propice à se cacher? Ezelya secoua lentement la tête, amusée par ses propres pensées, et se sermonna. Dans une cellule, rien n'était ce qu'il y paraissait. Peu importe la familiarité de la brume, elle y était probablement exposée aussi efficacement qu'un insecte au sein de la paume d'un enfant curieux.

Une curiosité, était-ce ce qu'ils représentaient pour ce demi-dieu?

Les images commencèrent à se former dans la brume et la jeune femme centra immédiatement son attention dessus. Saen projetait autour d'eux des souvenirs venus d'une part de lui qui était inconnue de la pirate. Après tout, elle ne connaissait l'homme que très peu, et il y avait quelque chose d'intime à voir le visage de celui qu'elle supposait un proche se pencher sur Saen pour lui offrir un... objet de focalisation?

Les couleurs fluctuèrent contre la toile humide et d'autres visages, d'autres événements, s'écoulèrent entre les trois personnages de la cellule. Un adolescent dont le faciès était vaguement familier à la capitaine. N'avait-elle pas déjà vu ce regard quelque part? Aussi vite qu'il était apparu, l'adolescent disparut et fut remplacé par la silhouette d'un demi-dieu d'Aer aux couleurs de Terra et de fleuraison. Un lien, une tentative de plonger et ramener un être à la surface.

Une chaleur bourgeonnante vint embraser les joues d'Ezelya. Était-ce sa personne qui se dessinait désormais contre le support magique? Les paroles prononcées face à la mer provoquaient en elle un écho profond, l'étincelle d'une affection qu'elle portait à celui qu'elle avait promis d'aider. Elle aurait voulu formuler une approbation, une réciprocité. Elle aussi portait ce souvenir dans son coeur. Le savait-il?

Lorsque leur discussion sortit des gonds de ses propres réminescences, le regard de la femme fusa de nouveau vers le monde se dessinant autour d'elle. La voix de Lagertha tourna la douce étreinte chaleureuse en un froid glacial qui se glissa jusqu'à ses entrailles. Que... Que faisait Lagertha dans les bras de Saen? Sa tigresse reposait contre le sable, son corps exposé sous les caresses de l'homme...

Ezelya détourna le regard aussi vite qu'elle le put. Oh par les Quatres! La chaleur revint à l'assaut, revêtant alors des couleurs de gêne et d'inconfort. Son esprit tournait à mille à l'heure. Était-ce de lui que la nordienne lui avait parlé? Ses confessions concernaient-elles Saen? Et était-ce de Lagertha que Saen lui avait parlé à Selmar? Avait-elle détruit quelque chose de précieux par ses paroles? Devait-elle dire à l'homme qu'elle connaissait la femme qui s'était laissée bouleverser par son toucher? Le pouvait-elle?

Son attention ne revint qu'à l'apparition d'un visage féminin. Un visage qui lui était familier. Saen? Elle ne se méprit pas, ce devait être là sa mère. Le souvenir s'était enchaîné dans le doux écoulement de l'eau et Ezelya ne pouvait que fixer, ébahie par l'intimité d'un tel échange. Une intimité qu'elle ne connaissait que trop bien, et qui vint lui serrer le coeur. Elle se souvenait être dans la position de cette femme, un bambin dans les bras, le coeur débordant d'amour pour cette petite vie si fragile...

L'image fut déchirée comme une couture trop lousse et laissa Saen décousu contre la brume maintenant vide. Les paroles emplirent l'air, y résonnèrent et défièrent le silence qui s'était installé. La douleur qui avait commencé à gagner le coeur de la femme ne fit que l'étreindre davantage. Que pouvait-elle bien dire à un enfant perdu cherchant le visage de sa mère à travers des brides de souvenirs? Elle s'approcha doucement, le pas léger contre la pierre. Son toucher contre l'épaule se fit précautionneux, aérien.


《 Saen... Ce ne sont que des souvenirs... 》

Ses paroles ne faisaient aucun sens, et pourtant elle ne pouvait penser à rien. Sa voix était étranglée par la menace de ses propres hantises. Elle resta immobile, son pouce survolant le tissu dans une caresse réconfortante. Il fallut quelques minutes pour que l'homme se relève et Ezelya tint à ses côtés pour assurer sa stabilité. Pas qu'il eut besoin de son aide...

Une fois que le silence fut de retour, la jeune femme se questionna. Offrir l'amour? Son regard dériva vers la silhouette de l'enfant perdu dont la silhouette se floutait contre la brume. Elle avait connu l'amour sous nombres de formes... Pourtant, après une telle démonstration, une seule forme se pressait contre les barrières de son esprit, prête à être déversée dans le vide du support magique. Voulait-elle montrer une telle faiblesse à un auditoire? Sa décision fut prise après que le chuintement de son arme sortant du fourreau mourut contre les murs de pierre.

Le sang goutta de sa paume et elle put sentir la magie se nourrir du liquide carmin, s'abreuver de son esprit et de ce qu'elle avait toujours jalousement tenu au plus près de son coeur.

Ses yeux se remplirent d'eau lorsque les visages souriants apparurent dans la cellule à ses côtés. Le souvenir était rempli d'amour, d'affection, de tendresse, et pourtant Ezelya ne pouvait que hurler intérieurement contre une telle injustice.

La tableau prit l'ampleur de ses sentiments, se glissant dans tous les recoins de la cellule et exposant tous les détails de la scène domestique. Deux enfants, courrant au milieu d'un salon rustique, avant de se précipiter dans les bras de leur mère dans de grands cris enthousiastes.

Maman, maman! C'est vrai que le monsieur nous visite aujourd'hui?

À travers la brume, l'affection débordait du coeur de la femme pour se déverser dans la cellule. Elle détailla les visages de ses deux enfants. Geneviève, toute en rondeur, avec des cheveux blonds et de grands yeux bleus. La curiosité émanait de ses traits et il était aisé d'y deviner qu'elle était la plus courageuse des deux. Ses petits bras étreignaient le cou de sa mère dans l'entrain et l'innocence. Thomas, à ses côtés, avait glissé ses paumes contre le tissu, serrant le bras de la femme, le regard tout aussi pétillant que celui de sa soeur, dans des teintes plus foncées. En angle là où sa soeur était en courbes, l'enfant était aussi plus affuté et malin que sa cadette.

Ezelya sentit le désespoir la balayer en une vague immense et elle céda à l'instinct pour tendre sa main ensanglantée vers la scène. Sa caresse brouilla momentanément l'image avant que le souvenir ne continue de jouer, se lançant dans une simple contemplation des deux enfants se laissant aller à un jeu quelconque contre la fourrure étalée au centre de la pièce. Une observation attentive, protectrice et empreinte de l'amour inconditionnel que la femme portait à ses deux enfants.

Elle ne put arrêter les larmes silencieuses lorsque sa mémoire se fit défectueuse, laissant les images se décolorer pour finalement mourir contre le froid de la cellule. Quelle injustice, de revoir ces visages souriants, si réels, alors qu'elle était dans le noir quant à leur bien-être. Par les Quatres, elle ne savait même pas s'ils étaient encore en vie, si elle aurait un jour la chance de les serrer à nouveau dans ses bras... Cette douleur était sa perdition, trop grande pour ce que son esprit pouvait endurer, et la pirate se replia sur elle-même, étouffant au mieux les sanglots. Pourquoi avait-elle montré une telle intimité à son auditoire? Pourquoi avait-elle dû chercher l'amour le plus profond, le plus déchirant, qu'elle n'ait jamais connu? Un amour qui l'ancrait aussi bien qu'il la consumait entièrement. Elle se sentait battre de l'aile, balayée par le désespoir et éparpillée par les courants de sa tristesse.

Où était passé la rage qui l'animait? Elle la savait tapie, n'attendant qu'une opportunité pour transformer l'immensité de sa douleur en un brasier écarlate de violence et de haine.

《 Satisfait, Gardien? 》

L'amertume dans sa voix faisait piètre figure contre les sanglots...

Le regard du demi-dieu balaya les deux contestants et Ezelya sentit un frisson monter le long de son échine. Elle venait d’offrir au grand air l’étendue de son amour, du sentiment le plus profond qu’elle n’ait jamais connu. Elle se sentait dénudée, la peau à vif après avoir été mordue par le froid. Comme si une plaie s’était ouverte sur l’étendue de son esprit et que le regard de la créature y jetait volontairement des poignées de sel.

La pirate s’était refermée sur elle-même, la tête plongée entre les épaules alors que les images de ses enfants se rejouaient en boucle dans sa tête. La nouvelle consigne lui arracha un rire amer. C’était trop facile, une suite naturelle des choses. Un sentiment mordant auquel elle était habituée.

La souffrance…

C’était une compagne, une amie, le bois qu’elle ajoutait au brasier de sa colère chaque fois que celui-ci semblait s’atténuer. Elle côtoyait la souffrance depuis le jour où tout lui avait été arraché, ne s’en défaisant jamais vraiment. Un poids constant contre l’arrière de son crâne, des courants contraires guettant de la happer au moindre faux pas, de la plonger dans la rage tumultueuse l’ayant poussé sur les mers. La rage était le domaine de l’Écarlate, la souffrance celui d’Ezelya, et c’était dans leur cœurs battants à l’unisson que la jeune femme fleurissait à travers le sang et la violence.

Sa rapière toujours en main, elle sentit sa prise glisser un instant avant de la réaffirmer. Le Gardien des Mémoires voulait voir la souffrance? Sa souffrance?

《 Sois servi, dans ce cas. 》

Lorsqu’elle se coupa cette fois, le mouvement était déterminé, et elle sentit dans la douleur que les flammes s’étaient élevées, léchant son cœur et y répandant la colère. Dans la brume, la scène qu’elle connaissait trop bien se dessina avec une exactitude presque malsaine. Chaque détail était resté gravé dans la mémoire de la femme, chaque odeur, chaque son, chaque once de destruction…

Pour elle, le spectacle était un cri de rage, une envie irrésistible de plonger dans le feu d’un combat, tout pour faire taire la terrible douleur montant dans son être. Revoir cette scène était un coup de couteau qu’elle avait reçu milles fois, et qui encore la transperçait avec la même précision. Que ce soit cette cellule ou son esprit, les images et les sensations étaient les mêmes.

Pour Saen et le demi-dieu, se dessinait dans la brume une scène de destruction et de désolation. Un village rasé, les cendres transportées par le vent et se mêlant à la neige immaculée. Les corps entassés, à moitié brûlés, l’odeur du sang et de la décomposition agressive même à travers le temps. Les deux êtres pouvaient même entendre le faible crépitement des braises, transporté par le vent glacial.

Ces sensations ne se firent que plus intense alors qu’une frêle Ezelya s’approchait du carnage, tremblante. Ils purent la voir, cette version passée d’elle-même, les yeux écarquillés et se jetant dans les décombres d’une maison modeste. Ses mains rencontrèrent les poutres brûlées, plongèrent dans les cendres et les braises, ignorant le mordant de la chaleur reminiscente de l’incendie. Elle renversa les meubles restants, déterra les pièces de son mieux… La pièce du souvenir montré précédemment se dévoila et l’image passée s’y jeta. Ses gestes étaient frénétiques, et l’intention était claire. De trouver une trace, ou de ne rien trouver et garder l’espoir que tous soient vivants.

Le souvenir se floutait alors, sans se finir pour autant. La femme sortait des décombres et errait dans les restes du village, passant chaque corps en revu, le regard inondé de larmes salées. À chaque cadavre retourné du bout du pied, le soulagement grandissait, mêlé à un sentiment de perte et de désespoir tout autant intense. Peu importe combien de temps elle chercha, aucun enfant ne portait les traits de sa famille. Aucune femme n’était la sienne, sa Eänwen. Elle était seule au milieu de la désolation, perdue, sans aucune idée de ce qui avait bien pu arriver aux siens.

Plus le désespoir grandissait, plus les images se confondaient, fondaient ensemble. Le sens s’y perdait et les émotions prédominaient. La souffrance était omniprésente, se délectant de chaque sensation, de chaque sentiment, s’abreuvant des mouvements erratiques et du souffle saccadé de la femme, jusqu’à ce que celle-ci ne s’écroule au milieu des décombres, secouée de tremblements et de sanglots. L’image se brisa alors.

Ezelya avait un sourire amer sur les lèvres. Ce rêve, ces images, elle ne les avait pas vu depuis un moment. Les événements de sa vie avaient chassé ses hantises au loin, lui laissant l’espace d’effleurer une existence dénuée de cette constante douleur pesant sur ses épaules. Y replonger maintenant la laissait à vif, le choc d’autant plus grand. Les vagues étaient venues la cueillir derrière les genoux et elle avait été renversée. Disputée par les courants, elle avait perdu la bride sur ses émotions et la colère y côtoyait maintenant une tristesse sans fond, une souffrance qui semblait de plus en plus inhérente à son existence.

Cette fois-ci, elle n’offrit aucune parole cinglante au demi-dieu, s’emmurant dans un silence qui la protégeait autant qu’il protégeait les autres. Dans son état, seuls les Quatre savaient ce qui pourrait bien sortir de ses lèvres. Et si les sanglots avaient cessé, sa prise désespérée sur son arme ne pouvait cacher le tremblement de ses membres.

La jeune femme était repliée sur elle-même. La colère glacée qui la parcourait avait engourdi ses membres, à un point tel qu'elle ne sentit pas Saen s'accroupir derrière elle. Ses bras forts l'entourèrent et elle ne le constata que de son regard. La haine et les flammes dévastatrices avaient brûlé ses nerfs, les surchargeant jusqu'à ce qu'ils soient rendus inefficaces. L'engelure qui la gardait immobile était un contraste frappant avec le brasier qui s'était déversé en elle. Peut-être que cette douleur, répétée d’innombrables fois, avait fini par transformer la chaleur déchirante en un froid arctique.

Elle ne se débattit cependant pas. D’expérience, elle savait que laisser sa rage la consumer n’apporterait rien de bon. Pas ici, pas maintenant. Et peut-être était-elle lasse de toujours laisser des émotions aussi violentes la contrôler. Peut-être désirait-elle simplement se laisser aller à cette tristesse grandissante, à cette souffrance sans fond. Peut-être serait-elle plus confortable, plus en sécurité, une fois entraînée au fond des eaux, noyée par les torrents de son passé… Elle était épuisée, désirant simplement atteindre du bout des doigts un semblant de paix. Bien qu’il lui soit impossible de tourner la page, l’absence de réponse l’entraînait toujours plus profondément dans un tourment qui la déchirait. L’incertitude la rendait folle et elle avait l’impression de se perdre de plus en plus. Au final, n’était-elle pas simplement dans le déni? Son obsession pour la victoire, pour la puissance, pour le pouvoir… Elle s’était d’abord convaincu que ce serait une façon de retrouver sa famille, de faire pleuvoir la violence de sa vengeance sur ses ennemis… Et qu’avait-elle accompli, en presque trois ans? Rien de notable, rien qui ne put la rapprocher ne serait-ce qu’un peu de son objectif. Elle était dans l’ignorance, autant maintenant que lors de la découverte de son village fumant.

Elle se sentait perdue, sans issue…

La chaleur de la présence de Saen s’immisça contre sa peau, réchauffant peu à peu ses muscles et redonnant vitalité à ses nerfs. La constance du toucher, l’ancrage profond et infaillible, la ramena au présent. Elle était contre le sol de la cellule, sa rapière en main, et entourée de la présence chaleureuse d’un ami. Son regard se posa sur le miroir offert par la brume, de sa petite silhouette perdue dans l’immensité du support offert par Saen. Sa souffrance était étalée dans l’air de la cellule, à l’arrière-plan seulement de celle qui émanait de l’homme. Une souffrance liée à l’impuissance, qui faisait écho à la sienne et qui venait la border dans l’étreinte qui l’ancrait au présent.

Sa prise sur la rapière se fit de plus en plus lâche, jusqu’à ce que l’arme glisse au sol, métal teintant contre le sol de pierre. Son corps se détendit contre Saen, se laissant inonder par la chaleur rassurante. L’attrait des profondeurs de la lente perte de ses perceptions n’était rien face à la présence et le support d’un autre être humain. Ezelya n’avait aucune raison de se laisser entraîner car elle n’était plus seule. Les bras l’entourant n’étaient qu’une preuve parmi tant d’autres. Elle avait ouvert le gouffre de son cœur à d’autres, qui avaient acceptés d’affronter la tempête à ses côtés, et si elle n’avait pas la force de la surmonter, alors elle pouvait compter sur ceux à ses côtés. Ses mains vinrent trouver les bras de Saen, qu’elle serra avec le restant de ses forces. Elle retourna l’étreinte du mieux qu’elle le put, dans sa position.

La brume se dispersa avant que son geste ne puisse être répliqué et elle écouta le demi-dieu. La haine? Elle se sentait trop vide pour amener à la surface une émotion aussi violente. Pourtant, elle en avait été parcourue quelques minutes plus tôt. Une haine si violente que la plus brûlante des passions était devenue glaciale. Elle le savait, et pourtant ne pouvait que faiblement tendre le bras vers le souvenir, incapable de répliquer les émotions. Protégée par sa fatigue et par la chaleur de Saen, la brutalité de ses émotions était tenue en bride.

Ses mains toujours posées sur les bras de son ami, elle tourna la tête vers lui, rencontrant naturellement la peau de son cou, contre laquelle elle répondit à son murmure de plus tôt, sur un même ton doux.

《 Merci, Saen. 》

Le mot était minuscule, deux syllabes qui portaient en elles une infinité de sens. Merci. Un si petit mot pour une si grande chose. L’étendue de la gratitude d’Ezelya traversait des plénitudes trop grandes pour être exprimées, et pourtant le mot, le murmure simple et à peine audible, offrait une porte entrouverte vers l’immensité. Comme si sa voix laissait dans son sillage un écho de cette signification profonde, de ses expériences et des plus sincères de ses sentiments.

Il n’y avait en elle que calme et fatigue lorsque son doigt vint effleurer le tranchant de sa lame pour une dernière fois. L’entaille était minime, ne laissant passer qu’une seule goutte d’écarlate.

Face à elle, la brume se brouilla d’images superposées. Comme un esprit sur le bord du sommeil, les images ne faisaient que peu de sens, laissant entrevoir tout et rien à la fois. Des scènes du quotidien sur le bateau, de sa solitude dans sa cabine, de ses voyages… Rien d’exceptionnel, rien qui ne prenne le dessus, une simple fresque confuse de normalité, de quotidien. L’épuisement mental était visible à travers le flou et la confusion du tableau, et pourtant l’émotion demandée n’était rendue que plus claire.

Il n’y avait aucune haine plus forte, selon Ezelya, que la haine qu’elle portait à sa propre personne.

Une haine née de son impuissance, de ce qu’elle ne pourrait jamais devenir, de la déception grandissante qu’elle attisait dans le cœur de ses proches… Une haine insidieuse qui n’explosait jamais dans une gerbe de flammes mais qui la dévorait de l’intérieur depuis encore plus longtemps que sa tristesse. Une haine qu’il était facile d’oublier lorsque tout allait bien, mais qui guettait, et qui attendait, et qui la happait sans prévenir lorsqu’elle se laissait retomber. Lorsque les murailles de son ambition et de sa fausse confiance faillaient, elle était laissée proie à cette haine qui n’avait comme cible que sa pathétique personne. Car Ezelya n’était rien, rien d’exceptionnel, rien de particulier, seulement une femme parmi tant d’autres, qui avait peut-être perdu avant même de commencer quoi que ce soit. Peu importe sa maîtrise du déni, son perfectionnement de l’évitement… Cette haine-ci était comme une tache de suie sur son âme qui ne pouvait être lavée. Une ombre qui la côtoyait et qu’elle ne pouvait qu’espérer égaler dans sa monstruosité.

Les souvenirs s’obscurcirent, jusqu’à disparaître d’eux-mêmes lorsque la femme n’eut plus la force de contempler la vérité en face. Au sein de cette cellule, elle avait montré ses deux plus grandes faiblesses, deux vulnérabilités inhérentes à sa personne, dans deux dimensions opposées. Elle avait montré la tristesse imposée par le monde, par son destin, puis la haine qui irradiait d’elle-même, qui trouvait sa source en elle. La plus humaine de ses faiblesses.

Chaleur, sécurité… Saen était à ses côtés, un mur inébranlable face à la déferlante de ses émotions. Elle était nichée contre lui, refusant d’affronter une seconde de plus de cette épreuve, se cachant du monde dans l’étreinte d’un ami.

La réalité lui revint lorsque l’homme l’aida à se relever. Sa question se fraya un chemin dans l’esprit hagard de la pirate, une main tendue vers le présent qui lui fit montrer les dents. Ça irait, ça finissait toujours par aller, d’une façon ou d’une autre. Cette vérité était blessante, éreintante, et pourtant Ezelya ne la connaissait que trop bien. Elle était entraînée dans les courants de la vie, qu’elle le veuille ou non. Et en tant que capitaine, elle se devait de les naviguer, de les dompter, et de ne jamais se laisser chavirer. Elle s’était déjà montrée assez faible ainsi, il lui fallait reprendre le contrôle.

Délaissée par Saen, la jeune femme se concentra sur elle-même et essaya de chasser petit à petit la fatigue qui était venue l’accabler. Avec toute la délicatesse de l’habitude, elle replia soigneusement les souvenirs de sa famille pour les glisser près de son cœur. La douleur était encore trop présente, et pourtant Ezelya était devenue experte dans le déni. Elle cachait la souffrance sous ses manches, dans la poche de sa veste, partout où elle ne pouvait la voir… Et puis parfois le tout lui explosait sous le nez, les déluges de flammes inondant son être sans la moindre pitié. C’est ce qu’elle récoltait, pour n’avoir jamais fait son deuil. Quand bien même Galifey l’avait mis sur un meilleur chemin, elle avait encore toute une randonnée devant elle.

L’impact du poing contre le mur la tira de ses réflexions, la força dans le chaos qu’était cette épreuve qu’elle ne pouvait s’empêcher de trouver de plus en plus idiote. Elle savait les demi-dieux cruels, mais qu’était cette créature pour exposer ainsi les plus terribles de leurs secrets pour ensuite rester stoïque? Ezelya avait toujours considéré les enfants divins comme humains dans leurs émotions et celui-ci était la première rencontre qui semblait lui prouver le contraire. Elle fit un pas en direction de Saen lorsque la brume prit possession de son sang pour dépeindre autour d’eux la violence du souvenir.

Elle frissonna, reconnaissait la haine dans l’abattement répétitif du poing vers le visage de sa victime, dans la rage écarlate qui aveuglait le jeune Saen. Ces émotions, elle les avait vécues, et c’est à peine si elle pouvait laver ses mains de tous les meurtres qu’elle portait sur les bras. Une partie d’elle voulait plonger dans ce souvenir, tirer son ami vers l’arrière comme elle l’avait fait lors de leur première rencontre. « Je pense que tu peux le lâcher, maintenant », qu’elle lui avait dit alors. Sa main se tendit vers la brume, écho de celle d’un inconnu qui prit sa place. Un soupir de soulagement. Il y avait quelqu’un, Saen n’avait pas été seul.

Les paroles de l’homme étaient sensées, un appel criant vers la réalité d’une telle hargne. Ses épaules se détendirent sensiblement. Avait-il décidé, après tout ce temps, de ce qu’il avait fait? Les réminiscences de leur dernière conversation laissaient entendre que peut-être ce n’était pas le cas. Et elle n’était pas celle qui le forcerait à choisir. Son regard quitta les images qui perdaient peu à peu leur forme pour se retourner vers Saen.

《 ...Personne ne mérite que je marche à ses côtés. 》

Finalité et assurance. Huh? Ezelya resta immobile un instant, le regard fixé sur son ami qui s’avança pour récupérer son chapeau. Lorsqu’elle réalisa le défaitisme dans ses mouvements, les sillons laissés par l’averse s’enflammèrent à nouveau. Pirate dans l’âme, l’Écarlate n’en restait pas moins dirigée par le brasier de sa colère, de sa rage de vivre et de protéger, de son impétuosité et de son chaos. Il avait suffi de laisser sa vision se décentrer, glisser vers Saen, apercevoir son propre tourment… Rien que ça avait redonné de l’ardeur à son âme meurtrie. Que pensait-il, exactement? Qu’elle le laisserait faire un pas de plus et accepterait une quelconque vérité à ses mots? Non, pas question!

Elle fit un pas vers l’avant, la main tendue. 《 Saen, -! 》

Son exclamation fut coupée par l’apparence soudaine de vignes qui vinrent restreindre ses mouvements. Que? La prise n’était pas trop forte, juste assez pour l’empêcher de se déplacer et alimenter les flammes de sa colère. Comment osait-il la restreindre !?

Le demi-dieu s’approcha d’elle, toujours emmuré dans cette neutralité qui commençait à lui taper sur les nerfs.

《 La décision ne lui appartenait pas mais.. Nous savons qu’elle s’est identifiée à votre chagrin. Et vous l’avez déçu, Ezel. Merci de Nous simplifier la tâche. 》

Elle? Décevoir? Elle se débattit contre ses liens, un rictus prenant naissance sur son visage.

《 Comme si j’avais quoi que ce soit à faire de la déception d’un être pitoyablement enfermé entre quatre murs! 》

Elle avait beau tirer de toutes ses forces, c’est à peine si elle pouvait se déplacer vers le monstre lui faisant face. Ah, encore une fois, la grandeur de sa colère compensait pour la petitesse de son existence. Qu’était-elle face à un demi-dieu? Rien, si ce n’était de la violence de ses émotions. Attachée ainsi, elle ressemblait à un chat à peine capable de feuler et de montrer les griffes. Son impuissance était déplorable.

La créature la quitta des yeux pour se tourner vers Saen, pour se diriger vers lui à pas lourds. Sur son passage, la brume s’épaississait, perdait son aspect transparent pour offrir une muraille nacrée face à la pirate. Elle était perdue, attachée, révoltée. Ses membres tiraient de part et d’autre des lianes, sa respiration de plus en plus haletante lui échappant par bouffées dévastées.

La question, à l’adresse de Saen, lui fit grincer des dents. « Protecteur ou un Destructeur ? » Comme si ça pouvait faire la moindre différence dans un monde comme le leur. Vraiment, l’enfermement n’était-il pas luxueux pour en oublier le fondement de l’homme?

《 Il y a un troisième chemin, Saen. 》

Fût tout ce qu’elle trouva bon d’articuler à son intention, une plainte aveugle dans l’épaisseur de la brume. Elle n’en avait même pas remarqué les soins prodigués à ses plaies, obnubilée par ces contraintes, par la dépossession de son corps. Certes, ses mouvements étaient peut-être trop chaotiques pour réellement lui servir… Seulement elle avait besoin de se défouler contre les lianes, ne serait-ce que pour évacuer le surplus de rage. Elle était passée de haut en bas et de bas en haut, manipulée par les paroles et l’épreuve d’une créature cruelle. Et elle voulait l’abandonner à sa cellule, le laisser croupir, quitter les lieux avec Saen et ne plus jamais regarder par-dessus son épaule. Elle voulait montrer à son ami qu’il méritait d’être accompagné, de marcher aux côtés de ceux qui en valaient la peine. Elle désirait ardemment.