Cheveux relevés en une très haute queue de cheval, la capitaine arpentait les rues menant au quartier noble d'un pas pressé. Un idiot de major avait décidé de lui lécher les bottes à la débauche. Il fut congédié prestement, en bonne et due forme. La garde fuyait le retard comme la maladie. Le premier offensait sa légendaire discipline, le second se heurtait systématiquement à sa volonté inébranlable.
Son allure zélée ne luttait pas contre un retard aujourd'hui, même si elle avait rendez-vous. En son sein grandissait l'excitation à mesure qu'elle s'approchait du manoir. La hâte de transmettre son savoir ne dépassait jamais celle d'apprendre. Cette fois frôlait l'exception. Demande émanant à l'origine du singe des lumières, sa métamorphose dissociée avait conservé l'envie de s'entraîner à l'épée.
La date avait été fixée après leurs achats, une semaine auparavant. Toutes les commandes n'étaient pas arrivées, mais pour les bases, le strict minimum suffisait. Une fois douchée, son armure troquée pour une tenue de cuir léger complète, Qilin se rendit dans le jardin. Elle nouait à nouveau ses cheveux en hauteur, afin de ne pas être gênée. Sa partenaire se faisait attendre, sans pour autant être en retard.
Un terrain rectangulaire, grossièrement délimité par quelques pierres, et plusieurs râteliers d'armes factices décoraient désormais les lieux. Un mannequin portait des pièces de cuir supplémentaires. De petites bassines et torchons siégeaient non loin. Tout était prêt.
Le retour de nôtre escapade sur les toits s'est déroulé sans anicroche... L'on peut dire ça, je crois? Un silence accompagnant nos pas, à l'exception d'une ou l'autre précision concernant les activités à venir. Ensemble. Et avec cette déité de Terra. Sobki. Libérée il y'a peu. Je ne le connais guère, le macaque bien. Peu importe, je serai heureuse de faire sa rencontre. En tant que Moi. Lui aussi? Je l'espère.
Un repas habituel, relativement calme. Ai-je pris autant de plaisir à manger? Je le crois aussi. C'est assez flou. Il faut que je remette de l'ordre dans ces brumes. Il ne peut y avoir de place pour le doute. Cesser de réfléchir à ce qui ne mérite guère mon attention. Oui, voilà, un sourire s'est nouvellement épanoui sur mes lèvres, alors que je regagne ma chambre un peu plus tard.
Mon pied, nu, frôle un objet posé à même le sol. Devant la porte de ma chambre. La curiosité s'empare de mes traits, je saisi avec excitation le petit paquet, qui, forcément, m'est destiné. Non? Si! Ma main referme distraitement le panneau, puis je prends place en tailleur sur le matelas. Ouvre le ballotin. Et découvre deux objets inconnus.
Un petit rouleau de parchemin tombe sur mes jambes. Délaissé dans un premier temps. Mes doigts parcourent d'abord la pierre. Elle scintille, d'un rose délicat. Brute et dotée de multiples facettes, j'y croise plusieurs regards de ma liée. Ou les miens, devrais-je dire? Le contact est assez étrange, j'aime le fait que rien ne paraît se ressembler, le plus infime millimètre de roche, se dépeint autre qu'un de ses frères...
...La statuette offre comme une double face à cet ensemble. Lisse, douce, c'est à peine si l'on devine la matière qui lui tient lieu d'essence. Pourtant, certains bois, même non polis, peuvent s'avérer aussi fluides que l'eau d'un ruisseau. Ici, il demeure travaillé, certes. Une autre richesse en soi. Mes yeux se ferment, je perçois le travail minutieux de l'artisan, chaque courbe, chaque détails, imprègne le derme de mes mains. Qui, finalement, posent l'objet auprès de la pierre, devant mes jambes. Je saisi le parchemin, et y lis une note toute simple... Qilin.
J'attendrai l'entraînement.
Bientôt.
╚╧╬╤╗
Un long râle s'extirpe de mes lèvres. Alors que je suis allongée sur mon matelas. Mes bras enroulés autour de mes jambes repliées contre ma poitrine. Seulement 13h de l'après-midi. C'est si long! Pourquoi faut-il attendre? Pourquoi est-ce que je la vois si peu? A quoi est-ce que je lui sers exactement? N'est-elle pas venue...Me... chercher dans ce bête temple pour que je sois à ses côtés?
Je maugrée, en me disant qu'au fond, je ne lui exprime même pas ce genre de choses. Elle m'a dit de ne pas réfréner mes émotions. Sans que ce soit obligé. Qu'elle le pense, vraiment. Et elle, c'est une chose qu'elle fait? Pas vraiment non? C'est si... Neutre et stoïque parfois, ce que je pressens autour d'elle, ce qu'elle dégage. La chaleur est là, néanmoins. Dans mon corps. Un souffle de dépit s'arrache à ma bouche.
Je ne comprends pas. Je ne comprends rien, à peu près. D'ailleurs, j'apprends presque chaque minute qui passe, en vivant ici. Avec les autres, les "domestiques"... Les membres de la famille aussi. Certains, du moins. C'est si particulier. Ah! N'importe quoi tout ce système et ces règles là! Pfff, stop. Je n'y repense plus pour le moment.
Bon, je vais tout de même m'occuper. Cela passe plus vite lorsque je vais voir Kersès. Non pas qu'il soit du genre bavard. Mais... Il écoute. Enfin, ce n'est probablement pas le seul. Mais il ne converse pas entre les deux. Alors je peux parler, sans m'arrêter, de tout et de rien. D'ailleurs, il faut déjà que j'aille me préparer.
╚╧╬╤╗
La chaleur d'Ignis se retire depuis quelques temps. L'atmosphère du jardin est agréable. Une douce fraîcheur glisse sur ma peau. Même si je perçois toujours le souvenir des rayons de l'astre déclinant. Ce dernier offre encore une belle lumière, plus tendre, plus feutrée. Elle épouse ma stature droite et confiante. Relève quelques éclats d'une armure neuve.
Les pièces ont été commandées en fonction de bien des paramètres. Je suis extrêmement à l'aise dedans. La tunique, légère, mais d'une matière suffisamment épaisse, que je porte en dessous, protège ma peau du moindre morceau de métal ou de cuir qui pourrait venir déranger. Je ne suis pas stupide, cependant. Ce confort demeure minime, face à la réalité d'un combat. De gestes ou positions qui vont rapidement imprimer mon corps, comme ma psyché. Cela, pourtant, n'est pas un problème. Si ça n'en est un pour elle, aucune raison que mes sensations me dominent sur ce terrain...
Sa silhouette se découpe à l'horizon de mon regard. Je stoppe mon pas, demeure un instant dans l'encadrement du panneau qui sépare le jardin de l'intérieur de la demeure. L'ambre de mes iris l'observe, quelques minutes, avant que son faciès ne se tourne dans ma direction. Un sourire. Qui étire le même sur mes traits.
Je m'avance. Répond à sa salutation avec un calme qui peut sembler étonnant, de ma part. Il ne dissimule pas pour la cause une forme de satisfaction perceptible. Lorsque j'arrive à deux ou trois mètres d'elle, je lève doucement les bras. Puis m'arrête, quand une trentaine de centimètres à peine nous sépare. Ouvrant mes paumes, pour lui présenter deux objets.
Je tends la droite, ou miroite des éclats rosés, dans une danse sensiblement influencée par la luminosité qui imprègne les alentours. '' Quelle est cette pierre? Elle vient d'ici? Je pourrai en trouver d'autres? Pourquoi me l'avoir donnée? C'est un cadeau n'est-ce pas? Uniquement pour moi? ''
Alors qu'elle lève une main, sans que je le perçoive vraiment, trop accaparée par ma curiosité, je tends l'autre main. La statuette de bois, représentant un animal inconnu, s'apprête à être similaire victime de mes attentes. '' Et ça, quelle créature est-ce? Elle existe ou est mythologique? Je pourrais rencontrer l'artisan qui l'a fabriquée? On peut aller où pour croiser cette créature? Quel rapport a-t-elle avec moi? ''
Épée factice en main, la soldate contemplait distraitement l'herbe jaune, séchée par les puissants rayons solaires. Il lui tardait de découvrir sa future lame, commandée à la forgeronne la plus réputée de la capitale. Elle imaginait déjà ses mouvements lestés du poids de l'acier habituel. Depuis qu'elle avait fondé son équipe de traque, la capitaine méditait sur la création d'une arme parfaitement adaptée à son style de combat. La guerre l'avait habitué au contraire, tant l'équipement se brisait rapidement. Ce temps était révolu. Du moins, pour elle.
« Bonjour Ember. »
La figure en armure quitta son poste pour s'avancer dans le jardin. Depuis combien de temps l'observait-elle ? La curiosité s'agrandit lorsque, après lui avoir aimablement répondu, la brune tendit ses bras devant elle. Le jais intrigué passa des traits satisfaits à la paume ouverte. Au creux de celle-ci résidait un cristal de quartz acheté la semaine passée.
L'avalanche de questions lui rappela instantanément l'enfant d'écailles. Assurément, Sobki et elle s'entendront à merveille, comme elle le lui avait affirmé. Un sourire amusé naquit sur ses lèvres roses. Une main se leva, prémices d'une sage interruption, puis s'effaça dans l'ignorance. Qilin attendit patiemment, découvrant sans surprise le contenu de la main gauche, dressée en parallèle.
Le dos droit, mains derrière, elle mesura l'intérêt de la demoiselle en silence, effaçant son sourire. Puis y répondit, avant de succomber à une seconde tempête interrogative. Son regard ébène souligna d'abord le minéral à la douce couleur des fleurs de cerisier du jardin.
« Il s'agit d'un quartz, un minéral relativement commun. Celui-ci est rose car teinté par des oxydes métalliques. Il vient d'une mine exploitée par ma famille, tout au sud des montagnes Zan, au nord-est d'ici. Ils sont généralement taillés, incrustés et vendus comme bijoux. Sous cette forme brute, il y en a quelques-uns au marché huppé, mais il est extrêmement rare d'en trouver deux à l'aspect identique. »
Le jais céda ensuite son attention à la figurine en bois. La capitaine pencha le buste en avant pour l'examiner, puis reprit sa posture confortable. « Son nom est Ambre, comme la couleur de tes iris. » Le visage de lune offrit à son interlocutrice un air énigmatique. « Personne ne sait si elle existe, ou a existé. Pourtant, sa présence a nourri tant d'esprits que le désert Ambré a été nommé en son honneur. »
La garde marqua un temps d'intérêt, pour digérer ces informations presque aussi nombreuses que les questions. Elle reprit en suivant, cochant les dernières cases demandées.
« Ces deux objets sont des cadeaux, oui. Pour toi. » L'un de ses sourcils s'arqua sensiblement. « Dois-je en déduire qu'ils te plaisent ? »
Attentive, je l'écoute sans dire mot. Mon regard vogue, d'un objet à ses lèvres cuivrées. Parfois, il s'égare sur ses iris sombres, ou encore la pointe de son nez droit. Ses pommettes qui colorent à peine son visage de lune... Je cherche quelque chose. Entre ses phrases déliées et ce faciès aux expressions qui semblent, elles, toujours... Attachées.
Néanmoins, je me trouve satisfaite de ses explications. Auxquelles je tente de donner une image ou une pensée plus précise. Il me tarde. De tout. Ou presque. L'étrange créature du Désert demeure une envie diffuse, floue. Lorsque je songe aux dunes sablonneuses, j'ai la sensation étrange que mon cœur bat d'un plaisir vibrant... Sans moi. Ce n'est rien. Et cela ne se perçoit guère sur mes traits. Je le sais, maintenant. J'apprends vite. Enfin, certaines choses.
La dernière réponse tire sur le voile de ce sombre ressenti. Pour déposer une sensation particulière et bien plus agréable. Elle m'a offert ces objets, ce sont des cadeaux. Pour moi. D'elle.
Bien.
'' Hm? ... Oui. '' Un sourire franc, doux et simple m'accompagne. Je réfrène la question qui me vient. Après tout, elle ne m'a rien demandé au départ. Je devrais pouvoir m'en sortir seule. Je m'en sortirai seule, évidemment!
╚╧╬╤╗
Désormais, les deux centres de ma focalisation sont devenus plus légers. Moins présents. C'est avec une netteté assez vive que l'atmosphère du jardin étreint complètement et réellement mes sens. J'ai pris coutume de m'y aventurer, c'est donc plus simple ici. Et puis, l'air est calme, les odeurs effleurent mes narines sans les agresser, les couleurs se marient sans effusion éclatante. J'aime cet endroit. Mes yeux clos, je dresse le nez vers le ciel en inspirant lentement, profondément.
Puis les rouvre sur Qilin dans son ensemble. L'ambre tombe sur l'arme factice non loin. Ma voix s'étonne, sans hausser le ton pour autant. '' C'est un sabre de bois? Si le danger n'est guère réel, à quoi bon s'exercer? '' La perplexité flotte dans le sillage de mes propos. Mes armes, harnachées à deux baudriers de part et d'autre de mes hanches, dénotent subitement.
Je range les deux présents dans ma besace sans fond, avant de me détourner pour la déposer plus loin. Sans attendre la réponse de ma liée. Mon dos lui fait face. Mes mains se mêlent devant mon ventre. Je les observe sans les voir. Quelque chose... Me noue l'estomac. Tant pis. Cela passera. Je retire fébrilement la ceinture que je porte. La dépose près de mon sac.
Puis fait volte face avec un entrain nouveau. Une malice désinvolte ayant gagné le timbre de ma voix. '' Soit! Je comprends que tu ne souhaites pas être blessées trop vite! ... Alors? ''
J'attends avec un petit sourire en coin. Les mains posées sur mes hanches. Parce qu'en vrai, je n'ai aucune idée de ce que je suis sensée faire, ni comment.
Presque distraite, l'affirmation souleva le fief de la capitaine avec satisfaction. La douce brise soufflée par ce simple mot effleura agréablement sur ses pommettes. Elle glissa sans emporter de regrets. La retenir n'était qu'ambition vouée à l'échec. Mieux valait savourer son délice éphémère.
Les paupières d'Ember se fermèrent. Elle paraissait se focaliser, ou s'imprégner des lieux. Peut-être les deux. Qilin l'observait. Du sac sans fond à l'armure sur mesure, en passant par les lames neuves, la brune arborait toutes ses nouvelles acquisitions, à quelques-unes près. Un sourire amusé étira discrètement les lèvres cuivrées. Aucune ne lui était utile pour leur entraînement.
Les iris ambrés se dévoilèrent, se jetant aussitôt sur un point derrière la soldate. Cette pure perplexité se méprenait pour de l'arrogance, sous l'évidence de la réponse. Évidence pour le commun des mortels. Mais l'apprentie était toute sauf commune, ni même mortelle. La malice chatouilla les sens de Qilin. L'attention de sa liée se dispersa, sa réplique avec. Le trait plana encore quelques secondes, suffisamment pour embrasser le retour éclair de son interlocutrice. Seule réaction à sa provocation : un haussement de sourcil énigmatique.
Les iris de jais sondèrent l'individu en surface, en silence. « Ton armure risque d'être abîmée. J'ai ici des pièces de cuir très souple, si tu le souhaites. » Le geste se joignit au propos, montrant le mannequin. Une tunique soigneusement pliée reposait à proximité. Tissée d'une matière qu'elle savait agréable pour la brune, de ce qu'elle avait pu observer, elle couvrait toutes les parties du corps susceptibles d'entrer en contact avec les protections sélectionnées.
Une fois la réponse donnée, la capitaine saisit une arme de bois. Elle inspira longuement, suffisamment de biais pour masquer le léger soulèvement de sa poitrine. Et se répéta sa propre consigne. Ne pas donner d'ordres. Puis tendit naturellement l'objet factice à son élève.
Poignée en mains, la garde se rapprocha… « Commençons par travailler ta position. » …et leva la lame du bout de l'index. Elle valsait maladroitement. Pas si légère, n'est-ce pas ? À présent sur le côté gauche d'Ember, à une distance raisonnable, elle mima son explication. « Tes mains doivent être mises ainsi. L'une derrière l'autre. » Sans les toucher, elle les plaça à coup d'indications précises, aucune directive. « Bien serrées. Il ne faut pas laisser d'espace entre tes mains. Tu te sers des deux, mais ta prise est unique. »
Le jais profond chercha l'ambre vif. « Elle ancre ton corps à l'arme, afin que celle-ci devienne le prolongement de ton bras. »
Nulle réponse. Elle m'offre un simple haussement de sourcil indéfinissable. M'offre-t-elle quoi que ce soit de réellement tangible? Les objets? Non, ce ne sont que des cadeaux matériels, malgré toute leur symbolique. Et puis, ils me ressemblent, ce ne sont pas des symboles qui lui sont liés, au fond... Je détourne vaguement le regard, sa réplique survole mon esprit et mon attention, alors qu'une pointe de déception s'accapare furtivement mes traits.
Je me détourne à nouveau, retire mon large chapeau, puis dégrafe ou dénoue les attaches maintenant mon plastron. Mes mains agiles déposent toutes les pièces, apparemment inutiles qui m'habillaient, auprès de mes armes. Me voilà simplement vêtue d'une chemise de coton clair, blanc cassé, près du corps pour ne gêner en rien sous l'armure. Mon pantalon de toile épaisse, brun, un rien moulant, se retrouve tout aussi dépossédé de protections. J'ai également ôté mes bottes, gênantes pour retirer mes cuissardes comme enfiler cette nouvelle tenue. Que je n'ai pas encore été chercher.
J'envoie négligemment mon second semi-brassard sur le tas devant moi, d'un geste las. Voilà... Il ne reste plus grand chose. Mes pas opèrent un demi-tour, pour s'avancer vers l'armure désignée plus tôt, sans que je n'accorde de regard à Qilin. J'aurai aimé souligner à quel point je ne comprends guère plus l'intérêt de préserver une armure, qui a pour office d'encaisser les coups. Mais, à l'évidence, cette remarque devait être aussi stupide que la première.
J'enfile dans un morne silence les différentes pièces de cuir et autres protections qui viennent couvrir ma silhouette, puis tâche de reprendre un minimum de contenance lorsque je saisi l'arme factice. Un visage recomposé fait surface quand je m'offre au regard de ma liée. Bien.
Une seule arme. Elle se bat avec deux armes, et je dois apprendre à en tenir une avec mes deux mains. Pourquoi? Cela n'a aucun sens. Je suppose que je suis bien trop ignorante en la matière pour me poser légitiment ces questions, après tout. Avec des geste aussi habiles que maladroits par moments, je me place comme demandé, et fais de même pour ma prise.
Ses directives résonnent dans mon crâne tel l'acier d'une lame qui percute une enclume. Ce ne sont pas des ordres. Mais ça me fait mal tout de même. Je ne suis pas présente, pas vraiment. Lorsque le jais trouve l'ambre vide de mon propre regard, j'affiche un sourire désabusé, qui en devient presque désagréable.
'' Bien. Et après? '' Le timbre un peu cassant n'est pas volontaire. Enfin, je crois? Je ne sais plus ce que je veux. Mes prunelles descendent sur l'arme en bois. Soit disant prolongement de mon bras. Faire corps avec un morceau d'arbre taillé? Je préfèrerai faire réellement corps avec une forêt et tout ce qui la constitue... Là bas. Était-ce moi? Oui!
Avant une quelconque réponse, je jette l'arme au sol avec désinvolture, mes iris la suivent. Ma voix porte sur une gamme plate, sans intonation concrète. Si ce n'est un infime soupçon de... colère?
'' Cela ne m'intéresse plus. ''
Je retire un à un les morceaux qui me protègent de je ne sais quoi. Les laisse tomber sur le sol terreux à mes pieds, sans égard pour eux. Je les fixe. Quelques secondes. Puis redresse le fief et fixe Qilin. Quelques secondes. Le regard sans vie. Et me détourne totalement d'elle pour m'éloigner.
Mes pieds nus se gorgent de la fraîcheur que le soir dépose sur l'herbe du jardin. L'or de mes prunelles capte l'éclat scintillant d'une pièce d'eau sur ma droite. Miroir... Reflet... Je grimace et dévie vers une autre partie de la propriété. Là où se trouve Kersès, gardien immuable et silencieux. Finalement, je demeure immobile, debout à cinq bon mètres de lui. Mes bras se croisent et enlacent mon buste. J'inspire profondément. C'est tellement plus simple quand...
Quelque chose n'allait pas. Les gestes s'accordaient aux mots, avec l'hésitation comme l'assurance des débuts. La concentration résidait dans chaque application des consignes. Pourtant, la dernière explication résonna dans le vide. Ce sourire la dérangea. L'interrogation dissonante se charge d'électricité. À croire que l'apprentie portait en elle l'essence de l'orage et non du soleil.
Derrière l'incertitude, l'instructrice demeura immuable, fidèle à son rôle. Ses lèvres se délièrent, mais la brune dressa un barrage devant son souffle. Au grondement se joignit la retraite, la fuite, ou l'abandon. Peut-être autre chose encore. Le jais soutint l'absence. La capitaine observa sa liée partir en silence. Ses sourcils se froncèrent légèrement. La brune hors de son champ de vision, un profond soupir s'extirpa de ses poumons.
Qilin ramassa l'équipement délaissé, d'abord lentement. Puis par mouvements secs. Le cuir reprit place sur le mannequin à peine dénudé. Regard vissé sur le plastron, dernière pièce assemblée, elle resta immobile de longues secondes. Il était encore tôt. Sabre factice de retour en mains, elle se mit en position de garde. Que s'était-il passé au juste ?
Une frappe d'estoc, vive et incisive, sous la clavicule, côté gauche. Quelque chose l'avait énervée mais quoi ? Pas chassé, pivot du buste et balayage haut. Forcer l'adversaire à reculer, le déséquilibrer, dans le meilleur des cas l'aveugler. Elle se débrouillait bien pour une première séance. Faisait-elle preuve d'impatience, d'exigence ? Elle avait demandé tout ceci. Mais ne s'était probablement pas imaginé l'entraînement de la sorte. Pas en avant, nouvelle frappe de la pointe. Persévérer, acculer.
S'agissait-il de frustration ? De déception ? Attention aux contre-attaques, garder un jeu de jambes souple. Envers quoi, pour quelle raison ? Feinte, puis coup droit, véhément. Il manquait quelque chose. Avait-elle fauté ou faisait-elle face à un caprice, comme lors de leur première rencontre ? L'arme heurta le mannequin de bois dans un claquement fort, précis, déjà évanoui. Respiration soutenue, la fille Lù se redressa. Le cuir entaillé l'invita à reprendre sans cible.
Les réflexions et offensives s'entremêlèrent ainsi, jusqu'à ce qu'elle juge définitivement ses mouvements trop maîtrisés. L'intensité mise semblait trop machinale, et non instinctive. Elle ferma les yeux et expira. Les paroles de son père lui revinrent en mémoire.
« Assez. Tu te laisses guider par tes émotions. Cela doit cesser. »
Le récit s'articula avec la force de l'habitude. Elle sourit. Le chemin parcouru depuis toutes ces années lui permit d'imposer naturellement et rapidement le calme dans son esprit. Ember s'était isolée depuis une quinzaine de minutes, selon ses estimations. La militaire se passa un linge humide sur le visage afin de se rafraîchir. Il lui fallait simplement comprendre. Et faire preuve de patience.
Les petites mains du manoir avaient laissé entendre que Kersès avait parfois de la compagnie. D'un pas souple et léger, elle dépassa le bâtiment qui s'avançait dans le jardin. Dans ce coin du terrain résidait actuellement la butte divine relativement muette. Sur trois des coins où il se plantait pour observer, le calcul avait été rapidement fait. Ici, il était au plus près d'elle sans être vu.
La brune s'y trouvait également. À sa vue, une contractation diffuse gagna son corps. Impossible de déterminer s'il s'agissait du cœur, des poumons, du bas-ventre, ni même des entrailles. Elle l'ignora et se rapprocha doucement.
« Ember... » Elle attendit une réaction avant de poursuivre. « Peux-tu me dire ce qui t'a dérangé ? »
... Quand le silence m'imprègne. Mais ce dernier n'est pas réel. Pas complètement. Etouffés, me parviennent divers bruits, sons, coups? Ma pensée tumultueuse ne me permet guère d'identifier véritablement leur nature. En d'autres circonstances, j'aurai pu faire aisément des liens. A l'instant même, je sature de toute sensation. La pression de mes bras sur mon corps m'oppresse également. Est-ce là ce que je cherche à m'infliger? En ai-je besoin pour manquer d'air? Non.
Le temps s'égraine, indistinct, lorsque les échos lointains se taisent complètement. Un calme étrange. Kersès demeure seule et unique présence qui échappe à la perception commune. Puis, ses pas. Dans mon dos. Sa voix. Cette question.
Mes prunelles dorées restent figées sur la déité mutique. Elle lui ressemble un peu. Mais son silence, à lui, n'est pas opaque. Et s'il parlait, je suis certaine que ses mots ne le seraient guère davantage. J'expire, relâchant un soupir empreint de frustration, je crois?
Finalement, je me retourne. De biais, n'offrant qu'un profil qui ignore où se placer exactement. Mes bras délivrent mon corps de leur étreinte. Je regarde le sol, ou le vide, un bref instant. L'or de mes iris remonte, sur son corps, lentement. Des pieds jusqu'au fief. Jusqu'à son regard, d'une obscurité profonde. Le noir est semblable à la lumière, lorsqu'il est intense, il dissimule aux regards nombre de choses.
La brutalité dans ma voix est incontrôlée.
'' Toi! '' Ma gorge se serre. Une fraction de seconde à peine. Pour finir, mon corps pivote et je lui fais face. Ma gestuelle se calque inconsciemment sur l'amertume de mes propos. Presque violente. Emportée. Mes bras opérant des arcs de cercle par moment, ma main la désignant à d'autre, avant de me montrer moi. Mon ton élevé s'amenuise à mesure que les mots se déversent...
'' Je ne comprends rien, tu ne dis jamais rien, tu ne montres rien. Je ne sais pas me construire. Je ne suis rien. Et je ne deviendrais jamais rien. Parce que tu es comme lui! Tu es complètement floue. Sans contours! Sans consistance à laquelle je peux me raccrocher. ''
... Pour finir dans un sanglot. Ravalé. Les yeux brillants et la rage au cœur de mes entrailles.
Je l'ignore soudainement. Fait volte face et reprend ma position. Qu'est-ce qu'elle pourrait comprendre de toute façon? Je ne sais même pas ce qu'il se passe. Je me sens si vide. J'espérais... Je croyais pouvoir me remplir de sa présence mais...
'' ...Tu es comme lui. '' Ma voix brisée est étrangement calme. Pourtant, mon corps tremble, infiniment. Et je n'arrive pas à fixer un point où ancrer mon regard.
Le trait d'estoc transperça la capitaine sur place. Depuis le premier jour, son apprentie se montrait plus douée que celle-ci ne le pensait. Interdite, le corps et l'esprit crispés, elle subit l'assaut de la brune sans pouvoir riposter. La déferlante l'entraîna devant un étrange et si familier reflet. Un qui lui faisait tant défaut. Amko'Unn.
Elle ne se voyait pas en lui et n'imaginait pas l'inverse vrai. Il la comprenait, la ressentait. À travers tous ses flous, tous ses masques et leurs vérités. Elle en était persuadée. Mais la complexité de son existence multiple, notamment avec l'arrivée d'Ember, orientait son regard sur de nouveaux éclats. Jusqu'ici, aucun ne se révélait incompatible. Seulement, ce qui tenait de conviction s'alimentait progressivement de raisonnements.
L'accusation tournait en boucle. La voix faible, profonde, lui arracha un frisson. Où la fierté devait résider face à pareil constat se trouvait... autre chose. Les iris ébène dérivèrent. Où était-il à présent ? Assez. Ses paupières se fermèrent. Si elle laissait libre cours à sa propre déferlante, Ember disparaîtrait. Son regard caressa le faciès pâle une silencieuse minute. Sa voix douce s'éleva ensuite avec la même chaleur. Le sang sembla de nouveau affluer en son sein. Elle s'avança délicatement vers la jeune femme.
« Mais tu ne l'es pas. Et c'est une bonne chose. » Un sourire étira ses lèvres. Ses doigts fins effleurèrent la ligne de sa mâchoire. Compassion, assurance, fierté, confiance, elles s'exprimaient en toute transparence sur le visage lunaire. Avant d'être couvertes d'un triste voile crépusculaire, fidèle aux rayons d'Ignis déclinants. Le jais détailla la silhouette de Kersès derrière. « Je n'ai pas... été éduquée ainsi. À partager ce que je ressens et ce que je pense. » Un profond soupir libéra ses poumons. Elle n'osa contempler les iris ambrés. « Je suis désolée. Je vais avoir besoin de temps, pour t'être plus... accessible. » Puis, avec hésitation, elle rejoignit le regard d'Ember.
Le propos m'arrache une grimace à peine voilée. En quoi est-ce réellement une bonne chose? D'être emplie de toute cette douleur, de ce sentiment de vide, de la colère? La peine? ...
... La peur? Ai-je peur? Voilà un constat nuancé et différent. Qui ne m'a guère vraiment effleurée plus tôt. Pourquoi? Un constat qui me glace le sang. Une fraction de seconde à peine, l'instant qui suit, son toucher vient déverser une étrange chaleur. Comme une réponse à la crainte brumale qui s'immisçait lentement. Le contraste me laisse perplexe. Tel un choc thermique. Une explosion, à l'intérieur de mon corps et de mon esprit. Sa main, qui embrasse ma joue, ravive des larmes au bord de mon regard. Dissemblables des précédentes.
Je laisse ma tête basculer très légèrement, se reposer sur ce contact qui calme lentement mes nerfs en fusion. Il n'y a donc aucun équilibre, en sa présence? Tout ou rien? La douleur ou le plaisir? Ma main droite, poing refermé, vient sécher l'humidité nouvellement naissante avec l'intérieur de mon poignet. Mon corps raidit s'est détendu, j'ignore quand exactement. Mon souffle s'allonge un peu, ma respiration est moins hachée.
A ces mots, je capte brièvement l'attention portée au divin. Je n'arrive nullement à relier ses dires à cette attitude, bien qu'ils semblent pourtant s'allier. Une autre opacité. Mais cette fois, j'ai une réponse à... Cette absence de réponse. Elle essaye. Cela... me rassure? Je crois.
Bien que tout ceci n'a pas beaucoup de sens pour moi. Sans doute... Par le fait de ma nature. La vraie, l'originale. Je ne peux pas comprendre, je ne suis pas humaine. Je n'ai pas 'grandi' ainsi. Que dois-je faire, alors, de ces mots qui résonnent comme une sentence presque irréversible? Presque... Il me faut attendre, donc?
Ça ne marchera pas.
D'un geste, mon fief quitte sa paume, mes iris rejoignent les prunelles ébène. Elle ne sait pas faire. Pas comme ça. D'accord. Peut-être autrement? J'hésite, car j'ignore moi-même ce que j'ai... Saisi. Ma main se glisse dans la sienne. Ce dont j'ai conscience, c'est que Kersès est une présence en trop. Je le sais, je me suis sentie de trop. Juste nous deux. '' Alors... Autrement? '' Avec cette simple réponse, j'entraîne sa main, puis son corps à ma suite. Je ne veux pas d'un oui ou d'un non. Je veux juste essayer, avant.
L'ennui, dans cette demeure, c'est qu'il y a toujours une autre présence. Voire plusieurs. Je le sais maintenant, je les ai vues, senties, entendues, ressenties aussi... Peu de lieux pour deux. Juste entièrement deux. Mais un endroit, peut-être, pourrait m'aider. Je me faufile dans la maisonnée, intimant la discrétion à Qilin. Vu le déclin d'Ignis, je sais par où passer. Je connais les habitudes, le quotidien, les allées et venues, maintenant. Ou tout du moins, en très grande partie.
╚╧╬╤╗
J'ouvre une porte, qui donne sur un escalier enténébré. Une petite lanterne mise à disposition des domestiques, et dont j'actionne la perle de feu, trouve place au bout de ma main libre. Je relâche tout de même la sienne pour descendre, car il n'y a pas place pour deux individus côte à côte. Le cellier offre une atmosphère particulière. Entretenu, comme n'importe quel lieu du manoir, il y fait paisible, propre... Avec, cependant, une légère fragrance d'ancienneté, celle qui s'apprécie aisément. Qui mêle le liège à une bien plus discrète effluve de vin, cloîtré.
Sa main récupérée au creux de ma paume, je nous guide vers le fond de la cave. Puis stoppe mon pas, arrivée, et la libère. Je pose la petite lanterne sur une caisse basse, sa flamme berce l'endroit, comme nos visages lunaires, d'une vague oscillante de lumière. Sur le dessus d'une étagère proche, je viens saisir un tissu. C'est une couverture épaisse. Douce et agréable. Ce n'est pas la première fois que je viens ici. Parfois, je la change de place, ou la reprend avec moi, cela masque des habitudes. Celles que je ne veux garder que pour moi.
Et Qilin... Maintenant.
Que j'invite à me rejoindre, dès que le tissu a pris place sur le sol, à demi replié, offrant un certain confort minimal. Je m'y installe, en tailleur. Puis prends une toute petite sacoche, qui était enfouie dans la couverture. J'en retire un paquet, l'ouvre, lui tends. D'un noir charbon, quelques morceaux de tubernacle s'y trouvent. Après m'être emparé de l'un d'eux, et laissé ma liée faire à son aise, je range consciencieusement le tout à sa place. Mon timbre calmé, se délie doucement, avec une certaine lenteur.
'' Ici, il n'y a personne. Souvent disons. Surtout quand la nuit vient. Peu de bruits, des odeurs légères et homogènes, une lumière qui n'agresse pas mon regard... '' La perle flamboyante ondule, sous l'ambre de mes iris qui lui font écho momentanément. Je laisse un fin silence s'étirer, mon esprit en suspens. Je ne souhaite pas prendre toute la place, mais je veux parler. Avant que d'autres mots me perdent ou me bousculent, comme les siens font d'ordinaire. Ou presque.
╚╧╬╤╗
'' L'autre jour... Sur le toit. Je ne voulais pas spécialement rester là. J'ai été, comme... Attirée. Par un mélange émotionnel particulier. Capable de m'apaiser, en quelque sorte. Enfin, je crois surtout que ce que cela a fait naître en moi, a pu occulter ma détresse. '' Mes mains se rejoignent entre mes jambes croisées. C'est agréable d'y repenser, mais c'est confus. Je voudrais que ça ne le soit plus. J'ai besoin que le monde qui m'entoure soit tangible. J'aimerai que Qilin soit cette stabilité et cette clarté qui me font tant défaut.
Mon timbre se colore d'un mélange de perplexité et de fascination. De joie, légère, mais complexe. '' Il y avait deux personnes dans la pièce sous les toits. Nues en tous points... Pas de vêtements. Mais aussi, pas de mots, pas de conversations. Beaucoup de gestes, de contacts... Parfois, une émotion plus forte me traversait, et semblait s'exprimer par un éclat de voix, ou d'autres échos, sans paroles. ''
Un bref soupir s'expulse de mes lèvres. Empreint d'incertitudes et d'incompréhension. Mes doigts se lient et se délient, aussi inconstants que ma pensée. Ils viennent remettre une mèches nocturne derrière mon oreille gauche. '' Je me suis approchée, je voulais ressentir et partager ce qui se dégageait avec tant de force et de beauté de ces deux êtres. Mais... Je n'ai pas pu. C'était comme... Fermé. Je me suis heurtée à une bulle, qui n'appartenait qu'à eux, et dont l'accès m'était interdit. Cela m'a frustrée au départ, ou peinée, je ne sais pas. Puis, je suis restée là, pour simplement... Ressentir, de loin, cette force et cette joie qui se dégageaient, à défaut d'y prendre part. ''
Mon corps se laisse aller contre la paroi fraîche, tandis que la nourriture consommée plus tôt fait enfin effet. Il fait doux, les quelques frissons qui parcouraient mon derme en arrivant se sont estompés. Je me sens mieux, mais j'ai la sensation qu'un rien pourrait faire resurgir une vague d'émotions négatives et colériques. Mes iris tombent sur mes mains un instant, puis accroche le regard sombre de Qilin.
'' Je n'ai pas compris. Qu'est-ce qu'ils faisaient? ''
Ils partageaient quelque chose, je n'ai simplement pas saisi quoi, ni comment. Mais, si l'on peut se passer ainsi de mots, pour se donner tant, cela serait peut-être plus simple? Mon regard retrouve mes mains subitement plus calmes. Je vais avoir une explication, ça, elle peut le faire, non? Ce n'est pas elle, ça ne la concerne pas. Ce sont des attitudes humaines, elle les comprend mieux que moi. Cette perspective me rassure et m'enchante en même temps.
Incertaine, la jeune Lù haussa lentement le fief. Elle consentait aux possibles ouverts par cette douce interrogation. En face, la crainte d'une réponse lui ôta toute opportunité. À la place, la main d'Ember se glissa dans la sienne. Elle, y entremêla ses doigts fins, s'assurant de ne pas la perdre en chemin.
La divine humaine l'entraîna dans le dédale de couloirs. Son habileté à s'y mouvoir, preuve de l'habitude, lui offrit un étrange constat. Le troisième enfant de la famille ne connaissait plus les lieux aussi bien. Combien de temps avaient-elles passé à arpenter chaque recoin pour le mémoriser et tenter de se l'approprier ? Et combien de temps Qilin avait-elle consacré à les oublier ?
Ҩ
Soudain, elles plongèrent dans l'obscurité. La prise se raffermit. Puis se défit. La soldate se crispa. Plantée en haut des escaliers, elle observa la brune descendre en toute aisance. Et s'éloigner. Pas après pas, elle combla l'espace. Ember raviva leur lien pour l'introduire dans un petit havre, certainement découvert au cours de ses aléas. À nouveau, la jeune femme épousa docilement l'impulsion. Étonnée, elle observait avec curiosité.
La cave des Lù. L'odeur de liège surpassait celle de l'alcool, fort heureusement. Les bouteilles centenaires côtoyaient les présents courtois et les sincères. Les acquisitions récentes se trouvaient à l'entrée, ainsi plus faciles à servir et changer au gré des saisons. Ni le verre ni les meubles témoignaient des affres de l'ancienneté. Un endroit conservé hors du temps, qui profite de ce dernier pour s'oublier, mûrir et s'enrichir. Dans cette sobre praticité, elle ressentait du confort. En imaginant la brune assise ici, à l'abri, de la chaleur. Et en constatant son appropriation de l'étrangeté des lieux, du soulagement.
Qilin se posa aux côtés de sa liée, en tailleur, dos également contre le mur. La fraîcheur de la paroi ne perçait guère son armure de cuir. Pour l'instant. Sa main se leva en toute délicatesse pour refuser la généreuse offrande. L'amertume notoire du légume n'outrepassait aucunement ses propriétés. Le souvenir de sa consommation fréquente pour lutter contre le froid nordien, si.
La voix d'Ember s'éleva presque avec sérénité, à l'image de leur bulle d'intimité. Un infime sourire naquit sur les lèvres cuivrées. La noble répondit dans un souffle, sans cesser de détailler chaque recoin. « C'est parfait. » La brune livra ses ressentis sans pression. Elle l'écouta sans interruption.
L'attraction. Un terme choisi inconsciemment ? Une réponse en soi, aux contours flous voire insensés, qui faisait pourtant appel aux cinq sens. Le regard ébène couvrait chaque geste, chaque émotion de son attention. La scène se peignait au fil des mots, au moyen d'une palette mémorielle et par traits instinctifs. Les doigts de lune détachèrent mécaniquement la pince qui retenait ses cheveux. Elle ferma les yeux pour se détacher de l'incertitude et de la nervosité, qui frôlèrent le rivage de sa psyché avec avidité.
Sa tête vint délicatement reposer contre la pierre. Le coin de sa bouche s'étira, peut-être amusé, peut-être désabusé. Elle voyait la détresse dans le constat, et s'en préserva. Cette position affiliée à la méditation, le calme ambiant et l'agréable partage l'avaient détendue. Un court soupir acheva de libérer ses poumons. Jambe gauche décroisée, puis repliée près de sa poitrine, sa jumelle s'allongea. Qilin lâcha doucement, d'un ton aussi confiant que détaché :
« Ils faisaient l'amour. »
La nonchalance fut ravalée au dernier moment, devant le poids incombant à sa liée. La fille Lù se reprit avant de tomber dans le silence. « C'est un sentiment complexe, qui peut survenir et s'exprimer de différentes façons. » Le faciès lunaire et les iris nocturnes dérivèrent vers la jeune femme. « Intense, il en devient souvent exclusif. Ce qui explique pourquoi il est difficile d'accéder à ce lien pouvant unir deux êtres. Comme tu en as été témoin. » Elle marqua une brève pause. « Ici, il s'agissait d'un désir réciproque, pour le corps, et peut-être même l'esprit. Il s'est traduit par un partage très intime que sont les plaisirs de la chair. »
Ses mots s'articulaient avec soin et bienveillance. Ils restaient ouverts à toute réaction, pour s'y adapter et y répondre au mieux. « Est-ce que cela te semble plus compréhensible ? As-tu des questions ? Ou... souhaites-tu en savoir plus ? »
Le sourire qui vient orner le coin de ses lèvres apporte... Une réassurance? Le ton confiant aussi. Voilà des attitudes plus stables, plus claires. Elles me plaisent, bien que l'explication première, de but en blanc, me laisse un rien perplexe. Cela ne me paraît guère totalement opaque. Les inscriptions mnésiques ne sont pas toutes miennes. J'expulse un discret soupir désabusé à cette pensée. Puis la chasse, pour prêter toute mon attention à la suite.
Intense et exclusif. Une question de sentiment... Ne s'agit-il pas de cela, au fond? Le ressenti, les émotions. Alors, je ne me suis pas trompée. C'est là un manière de s'exprimer. Serait-ce une façon pour mieux nous entendre? Je l'observe, ses prunelles noires sont revenues côtoyer l'ambre des miennes. Les mots frôlent mon esprit et s'y accrochent de façon partielle.
J'éprouve encore une forme d'incompréhension, oui. Mais pas exactement à l'endroit qu'elle imagine. Mes jambes se replient contre mon torse, et mes bras les enlacent. Je pose mon visage sur mes genoux, indécise. Finalement, le silence s'étrécit au fil de mes propos, un peu distants et hésitants.
'' Je pensais... Comme il s'agit de sentiments, que cela pourrait être... Une forme de partage, entre nous, pour se comprendre. Pour exprimer ces choses que tu n'as pas l'habitude ou appris à... Donner. ''
Je redresse le fief, mes yeux captent le plafond sur ma droite, loin des siens. Dans un vide, presque noir, où la perle ne porte guère sa lumière. Enfin, il retombent sur le tissu à mes pieds. Un poids descend sur ma trachée avec lui. Puis plus bas encore, il comprime mon estomac.
'' C'était idiot. Ce lien. Notre lien... Il n'est pas aussi... Intense. En réalité, ce que je ressens, cet attachement, ils n'ont pas de réelles racines. C'est la magie du pacte qui nous lie. Quelque chose qui ne s'est pas construit. Qui n'est pas naturel. Et qui, de plus, ne me concerne pas complètement. ''
La neutralité a fait place à une froideur empli de déception. A nul autre égard que des faits qui ne sont pas de notre bon vouloir. L'aurait-elle seulement voulu, en rencontrant Ember dans ce Temple, et non Amko'Unn? Mes doigts se crispent sur mon vêtement. Mon ton décline platement cette réalité que je fais mienne.
'' Ce n'est rien, au fond, si tu ne peux pas m'exprimer ce que tu ressens. Ce ressenti... Est aussi factice que le mien à ton égard. Il ne devrait même pas exister. ''
Encore une tentative qui ne mène nulle part. Je relâche ma prise, et contemple distraitement mes paumes. Avant d'enfouir mon visage derrière. Avant-bras posés contre mes cuisses. J'aimerai y disparaître... Je ne veux pas pleurer. Pas encore. Pas pour une chose qui n'existe pas vraiment. Pas pour elle non plus. Pourquoi est-ce que cela m'affecte encore?
Ember se replia à nouveau sur elle-même. Qilin se tendit. N'y avait-il donc aucun moyen de la rassurer pleinement ? Quoiqu'elle dise, la brune s'échappait. Ses sourcils se froncèrent indiciblement. Elle fit appel à toute sa patience, et respira calmement.
L'explication survint. Malgré l'incertitude et la déception dans ces mots, ils la touchèrent. La jeune humaine avait cherché un moyen de faciliter les échanges sincères, d'éliminer ses barrières, qui empoisonnaient leur communication, et intensifiaient le moindre partage. Une solution pour s'adapter, ensemble. Son cœur se serra. Davantage, devant la fuite du regard ambré.
Les lèvres cuivrées s'entrouvrirent. Le doute s'insinua. Elle ne voulait croire à ces paroles sensées. Leur écho résonnait avec vérité. Alors, il s'agissait d'un mensonge depuis le départ ? D'une simple illusion ? Qui s'était fourvoyé exactement ? Qilin ne savait quoi penser. Les interrogations fusaient, mais elle demeurait étrangement sereine. Comme si le voile de la surprise avait depuis longtemps glissé de cette amère révélation.
Une constante cependant. Plus elle tentait de rattraper Ember, plus elle s'éloignait. Toute chaleur disparut. Le froid la saisit avec la force du Nord. En voyant les doigts se refermer sur le tissu, elle les sentit agripper sa peau de lune. Un souvenir guère passé. La conclusion la blessa, si profondément qu'elle vint attiser une flamme particulière. Vorace, rageuse, glaciale.
« Je t'interdis de dire ça. »
Ni sourde ni muette, cette offense facilement méprenable pour de la colère s'imposa. Le timbre s'offrit avec chaleur et non sècheresse. Entendant presque le cliquetis des chaînes du Pacte, la fille Lù grimaça. « Je retire mon ordre. » Elle se plaça devant sa liée. Lentement, ses doigts fins dénouèrent leurs pairs. Ses paumes se posèrent délicatement sur les joues immaculées. Du pouce, elle essuya les larmes invisibles avant de caresser les pommettes. « Mais j'aimerais t'interdire de le penser. »
Sévère et tendre, compatissante et imperturbable, à de nombreux égards. Les balayer ainsi d'un revers de main, effacer tout ce qu'elle avait donné... C'était trop cruel. Oui, elle le lui interdisait. « Mes sentiments importent, même si je ne puis les exprimer. Les tiens aussi, même si tu ne peux les saisir. Ils n'en restent pas moins réels et ancrés à notre être. »
Non. Elle n'accepterait pas sa fatalité, la condamnation ou peut-être même la délivrance recherchée. Trop de choses se trouveraient remises en question. L'ignorance et la confusion persistaient, mais les fondements résistaient. Ils le devaient.
« Nous ne les comprendrons jamais immédiatement, jamais systématiquement. » Qilin raffermit l'étreinte de ses mains. Son buste se colla doucement aux jambes de la demoiselle. « N'a-... Je ne veux pas que tu abandonnes. »
Une main se libéra pour enserrer ses cuisses, et les presser vivement, avant de les enlacer sans violence. « Ce n'était pas idiot. » L'ébène brûlait d'intensité. Une détermination implacable, caractéristique, enflamma son timbre. « Ember. Je ne laisserais pas un outil magique et esclavagiste définir notre lien. Ce que nous avons est peut-être encore indéfini, mais intrinsèquement différent d'Amko'Unn. Le nôtre est unique, j'en suis certaine. »
Son visage légèrement hâlé se rapprocha du plus pâle. Un soupir libéra délicatement la pression accumulée. Elle posa enfin sa propre question. « Qu'y a-t-il de si urgent pour que tu ne puisses ou ne veuilles pas nous accorder le temps de le découvrir ? »
Les chaînes de la magie me glacent le sang. Elle s'insinuent, telles des vipères distillant leur vorace venin dans mes veines. Je me fige. Quel affligeant constat. Une démonstration parfaite de ma pensée exprimée plus tôt. Voilà ce qui colore notre lien. Voilà ce qui tient en lieu et place d'une spontanéité naturelle de sa part. Jamais elle n'aura le loisir d'être entière à mes côtés.
La réaction qui s'ensuit a beau être quasi immédiate, cela est inutile. Trop tard. Mon âme frissonne, mais mon corps demeure rigide. La proximité soudaine n'est aucunement désirée. Je la laisse pourtant faire. Ses mains sur mes joues... Son contact, ne me procure plus la moindre chaleur. Souhaiter ne suffit guère, Qilin. Si elle désire rester aveugle et idiote, ce n'est plus mon cas.
Elle s'accroche à ses sentiments, facile, lorsqu'on en a vraiment besoin. Ce n'est point mon cas. Je peux aisément me passer de tout ceci au fond. L'ambre est neutre, mais il glisse lentement vers des teintes polaires. Je ne veux plus comprendre. Son étreinte qui s'accentue me brûle. L'ordre évincé laisse place à une autre envie. Elle en a beaucoup trop pour vivre réellement dans le présent. Moi j'y suis confrontée en permanence. A ce présent compacte. Pourquoi essaye-t-elle encore? Si elle ne veut pas abandonner, cela n'a pas à me concerner pour autant. Ce n'est pas un outil, c'est une réalité sur laquelle nul n'a d'emprise, pas même elle...
Je n'ai pas remarqué. Enfoncée dans ma colère silencieuse et invisible. Son visage si proche du mien. Est-ce que j'arrive encore à le voir. Le souffle fini de me consumer. Cette question n'a aucune sens. Je détourne lentement le fief, lui offre mon profil.
'' Je n'ai plus la force d'avoir mal. ''
Mes yeux me brûlent. Mais ils ne donneront pas raison à cette espèce d'humanité fictive. En dépit de tous ses efforts, elle ne peut rien faire de plus que moi. Ce n'est pas sa faute, je le sais...
'' Je suis désolée. Mais je... '' Mon timbre cassé récupère un certain aplomb lorsque mes prunelles retrouvent l'ébène profond.
Nullement réceptive, Ember s'enfonça plus profondément dans le néant. Malgré tout ce qu'elle disait et faisait. Pourquoi ? La question demeurait sans réponse. Son impuissance, sans résolution. Et son combat, sans soutien. Un soupir tout aussi profond se libéra. La fille Lù défit son étreinte, rompit tout contact. Son corps se déplia à demi. Assise par terre jambe droite tendue, l'autre, repliée, accueillit son avant-bras. L'ébène fixe permit l'évasion de ses pensées. Ses lèvres se délièrent.
« Tant que nous vivons, nous l'avons. »
Il le fallait. Comment poursuivre, sinon ? Ember ne s'en rendait pas compte. Fallait-il blâmer ses propres erreurs ? Chaque ordre donné, chaque mot mesuré, chaque porte fermée. Avaient-ils drainé l'énergie fébrile de la nouvelle née ? Et ses efforts ? Chaque demande osée, chaque émotion dévoilée, chaque main tendue. N'avaient-elles rien changé ?
L'abattement doublé de colère se mua en frustration. Mâchoires serrées, poings crispés, Qilin resta plusieurs secondes en tension. Le silence. Le départ. La solitude. Alors, juste rien ? Puis la relâcha presque entièrement, un léger râle avec. « Et moi j'aimerais comprendre. Je n'ai pas envie de te laisser. »
Pourtant, il ne s'agissait pas d'elle. Si ? La ligne respective de leur volonté se floutait. Se pliait-elle à celle d'Ember ? Ou essayait-elle de plier cette dernière à la sienne ? Assez. Tant d'interrogations l'épuisaient. Pourquoi était-ce si compliqué ? Elle restait incapable de trouver une explication ni une solution. Surtout une qui ne lui soit pas intrinsèquement liée.
Un nouveau soupir la cueillit. Le visage lunaire s'enfouit au creux de ses paumes fraîches. Pour en sortir quelques secondes après. L'ébène chercha l'ambre. « Tu n'as pas à souffrir seule. La douleur aussi, peut se partager. » Il s'y accrocha de toutes ses forces. « Ember. Est-ce que tu me fais confiance ? »
C'est un refus. Elle souhaite comprendre. Préfère alors rester. Pourquoi ne pas me demander si cela me convient? Si tout ça lui importe réellement, comment peut-elle faire passer ses propres besoins avant les miens? J'ai pourtant saisi la bienveillance de l'intention... Alors pourquoi est-ce que cela m'énerve tant? Ais-je envie qu'elle soit en mesure de faire ce que je lui demande, aussi facilement que lorsqu'elle me lie par la magie? J'hoche le fief de gauche à droite en fermant les yeux, peu soucieuse de l'intention d'un message qui n'est pas cohérent avec ce qu'elle me dit et ce que je pense.
J'observe sa posture, détendue, naturelle... Tout lui est donc si aisément acquis n'est-ce pas? J'expire un souffle court, empreint de sarcasme ou de dédain, je ne sais. Puis fuis obstinément son regard. Non. Non. Moi, je ne suis guère humaine. Moi, je peux choisir qu'il en soit autrement pendant que je 'vis'.
Ses derniers propos m'effleurent. Le partage? La confiance? Je le pensais. Je le crois encore. Mais ça ne suffit pas, pas comme ça. Je désire que tout cela change. Je veux bien plus que sa confiance ou ce partage. Je veux plus d'elle, sans cette forme de souffrance! Maintenant! Fais quelque chose!
↭
Mon corps se fige, tout en se laissant aller, les yeux clos, comme si tout élément externe ne pouvait plus m'affecter. Mes bras retombent le long de mes hanches, mains paumes vers le plafond. Mes genoux s'affaissent en tailleur, et mon souffle ralenti soudainement.
"En es-tu certaine? Cela ne sera pas agréable pendant quelques instants... Que du contraire." Ce n'est rien, cela me va. Une seconde infime n'a pas son importance. Garde juste... Un peu de moi, s'il te plaît... "Soit. Je vais voir ce que j... Ce que nous pouvons faire, ainsi."
↭
La lueur qui se diffuse en douceur autour de mon corps, telle une aura légère, modèle du bout de ses mains arcaniques ma morphologie. Le visage demeure intact, mais sous mes paupières, l'ambre laisse place à l'ardeur d'une flamme vive. Mes longues mèches noires se rétractent, et deviennent bien plus courtes, aux pointes irrégulières. Ne réside qu'une petite tresse, épaisse. Unique, mais pourtant composée de trois liens pour exister...
Un craquement déchire le tissu à hauteur de mon omoplate droite, sur une vingtaine de centimètres peut-être? Une grande crinière d'un blanc pur, s'étend de cette base pour redescendre, longue et dense, contre mon flanc.
Mon regard s'anime et s'impose dans l'ébène, alors que mon corps reprend vie. Une force étrange et neuve s'écoule dans mes veines, un fin sourire orne mes traits. La vigueur m'éveille et je me redresse à moitié, paumes sur le sol devant moi. Une jambe tendue sur le côté, l'autre pliée sous ma poitrine. Mes lèvres dévoilent des crocs particulièrement discrets, au niveau des canines humaines, un rien plus pointues.
Le timbre de ma voix n'a guère changé, mais le ton est on ne peut plus affirmé.
"Si tu souhaites que je t'accorde ma confiance, il te faudra la gagner, Qilin."
Mes iris flamboyants l'observent. Brièvement. Sans trop prêter attention à sa réaction de manière générale. Ce n'est point de l'indifférence, mais une sorte de lassitude. En ce moment, du moins. Je ne laisse aucune place à des mots qu'il lui siérait de déposer.
"Peut-être cela pourrait-il commencer par le respect de mes souhaits? Etant donné que tu aspires à ne pas user des fers qui nous lient. Je ne veux rien de plus en l'instant. Et si tu t'interroges, alors je t'offrirai des réponses. Plus tard ... Ou bien le singe s'en chargera, maintenant que nous somme à nouveau réunis."
Mon faciès fermé exprime peu d'émotions. Ne transparaît qu'une volonté affermie. Calme, sans parcelle d'animosité. Je ne condamne point de porte ou de chemin, mais atteste du refus à les emprunter présentement. Mon attitude, mon corps entier, respirent une assurance compacte et omniprésente.
Une fuite à double sens. Un contraire, l'inverse ? Une négation totale, dont les éléments disséminés en mots et gestes culminèrent avec ce mouvement de tête et l'extinction de ce souffle sec. Le silencieux constat opprima la poitrine de la noble. Il sembla écraser toute volonté chez la jeune femme devenue inerte, telle une poupée. L'effroi la saisit.
« Ember… ? »
Son corps aguerri se redressa. Accroupie, un genou au sol, elle observa la lueur émaner de sa liée avec inquiétude. Ses mains se portèrent instinctivement à hauteur de sa hanche gauche. Vide. Le sabre demeurait sur le terrain d'entraînement. Un éclat désabusé agrippa son esprit. Elle restait impuissante de toute façon.
La métamorphose opéra sous son regard obsidienne. Une fourrure poussa dans le dos de la brune aux cheveux courts. Le cœur de la soldate rata un battement. Le crin immaculé différait de la toison argentée du simien. Les flammes de ces yeux vifs l'assaillirent. Qilin effectua un mouvement de recul devant le réveil de l'étrange figure. Appuis fermes, muscles tendus, ses nerfs vibrèrent au son de la voix d'Ember.
Un frisson lécha désagréablement son échine. Le timbre sonnait faux. Les paroles frappèrent fort. Gagner sa confiance ? L'opportunité de rétorquer fut ravie au bord de ses lèvres cuivrées. Le calme et l'assurance se dégageant de la demoiselle la déstabilisaient. La barrière érigée face à ses questions naissantes rompit toute perspective satisfaisante. Toute cette urgence émotionnelle, évanouie, laissait place à un vide béant. N'importe quelle initiative se teintait d'incertitude.
Une vision lumineuse perça les propos de la brune. Des explications et le retour d'Amko'Unn. Elle s'y accrocha, faute de pouvoir réagir au reste en parfaite conscience. Traits fermés, sourcils légèrement froncés, la capitaine se releva. Les iris de jais détaillèrent rapidement l'apparence nouvelle. Ils se seraient plus à la détailler si l'attitude offerte n'équivalait pas à un mur. Son dos droit renvoyait la pareille.
Poursuivre ses tentatives, outre les mots l'y décourageant, ne s'imposait plus naturellement. L'intuition l'invitait à un solide repli. Fief haut, elle répondit après un long silence. « Soit. » La fille Lù se dirigea lentement vers les escaliers, pour se figer à leurs pieds. Les doigts de lune glissèrent distraitement sur l'étagère à sa droite. La douce caresse du bois ciré attira ses sens, tandis que ses pensées dérivaient. Ils détourèrent soigneusement le goulot d'une bouteille. Un vin blanc de pipaille, récolté l'année passée.
L'ébène se posa une dernière fois sur la silhouette hybride, recluse dans cette pièce tamisée, oubliée, en plein cœur de sa propriété. Est-ce qu'Ember avait encore disparu pour laisser place à un alter ? Qui était-elle à présent ? Sans émoi, elle remonta le couloir obscur.