Il était rare que l'aube la fréquente aussi longtemps, le festival d'Aer battait son plein à l'extérieur, et même si elle avait eu l'occasion de se coucher, elle n'aurait sans doute pas pu fermer l'œil. Sa soirée n'avait fini qu'il y a quelques heures, elle n'avait pas été particulièrement enrichissante, un homme plus âgé, peu attirant et de ce que l'on disait un amant déplorable à l'image de sa conversation, la soirée avait été longue et le vin de bien mauvaise qualité. Elle avait écourté et regagner sa demeure rapidement.

Sintharia écoutait d'une oreille des plus distraite les paroles de sa suivante qui énumérait les festivités avec le plus grand entrain. « Et maintenant ? » Elle désirait savoir le restant des festivités, elle laissait la fête et les éclats de rire au petit peuple, ses intérêts étaient différents. Elle voulait savoir qui serait où aujourd'hui, puisqu'elle ne pouvait pas être à deux endroits à la fois. Elle surveillait d'un œil distrait la jeune femme, la corrigeant poliment en attendant d'être changée. « C'est le festival du vent, la nouvelle robe sera plus adaptée. » Quelque chose de parfaitement dans le ton, de fluide et léger, parfaitement adapté à la saison et qui ne nécessitait pas l'usage de plusieurs outils restrictifs tel que l'accumulation de corset ou de crinoline trop imposante comme l'exigeaient les tenues de bal. La jeune femme - plus qu'elle - achevait la liste, qui paraissait interminable, puisque la courtisane semblait avoir été invitée à tous les points chauds de la cité.

La fille de Val, l'arrêtait peut-être un peu trop brusquement. « Nous irons à l'arène, c'est là où il faut être aujourd'hui. J'aimerais rencontrer ce fameux comte, l'on dit beaucoup de choses à son sujet. Mon nécessaire d'écriture. » Et cela en disait déjà bien assez, une fortune et une influence grandissante, elle savait que cela pouvait être un coup du sort et ne pas durer ou bien quelque chose de plus stable dans le temps, elle ne pouvait pas vraiment se contenter des badinages des salons, et voulait en avoir le cœur net. La belle soupirait tandis que la servante finissait de l'habiller, avant de s'installer à sa coiffeuse, elle attrapait une feuille de papier - toujours le même inchangé depuis le début de son apprentissage d'un gris bleuté pâle, liseré d'argent et délicatement parfumé. Une plume dans de l'encre noire et elle écrivait.

Cher comte,
Je viens vous écrire, après ce si long silence, pour tenter de mettre fin à ce terrible malentendu. Puisque nos affaires semblent déterminées à nous empêcher de nous rencontrer. Je vous annonce que je me rendrais aux festivités qui auront lieu plus tard dans la journée. Peut-être pourrions-nous rattraper le temps perdu.




Elle scellait sa lettre, son sceau personnel était le cygne noir, ailes déployées. C'était donc bien plus la courtisane qui parlait que la fille de Val. « Donne-la au jeune page, qu'il ne la remette qu'en main propre. » Simple mesure de prudence. Un autre soupir et elle commençait à se maquiller, sa servante la coifferait et elle pourrait se mettre en route. Le jeune garçonnet - qui n'avait même pas dix ans - revint bien vite avec une réponse, leur point de rendez-vous serait donc le manoir du comte. Elle souriait et se hâtait d'achever sa préparation.

Quand enfin elle quittait sa demeure, protégée par la garde que lui accordait son père, elle se sentait plus légère et entrait davantage dans son rôle. Se hissant dans un fiacre en solide. Durant tout le trajet, elle observa le paysage, rêveuse. Se demandant ce qui pourrait l'attendre une fois là-bas, elle avait tant été déçue par ses précédentes rencontres qu'elle ne pouvait qu'imaginer celle-ci plus positive. Près de l'arrivée, elle rabattait le rideau sur la vitre et remettait un mauvais pli à sa place.

Lorsque le fiacre, cessa tout moment, les deux gardes descendirent rapidement, ils étaient tous les deux dans leurs plus beaux atours, leurs armures étaient impeccables, le blason de Val bien en évidence sur leurs poitrines ainsi que sur leurs capes aux couleurs de la maison qu'ils servaient avait été repassée pour l'occasion. Le plus jeune, particulièrement charmant, main sur le pommeau de son épée lui offrant son autre main gantée de fer. Elle glissait la sienne si frêle sur cette aide suivie d'une cascade de soie noire et de mousseline transparente brodée se glissait hors du véhicule. Une tenue trop sage pour ses habitudes, mais qui auraient pu être jugée indécente, trop de peau était dévoilée, mais moins que dans les salons nocturnes qu'elle fréquentait. Ses cheveux étaient libres - chose assez rare -, du même noir pur que sa tenue.

S'en suivait ensuite une révérence parfaitement exécutée, accompagnée d'un sourire enjôleur. Relevant enfin les yeux sur son hôte, et quels yeux, d'un argent pur, cernés d'un maquillage un peu sombre pour les mettre davantage en valeur. « Messire. » Un mot délicat tiré, de lèvres douces, qui n'avait pas encore pris totalement l'accent du sud.

Elle attrapait délicatement le bras de son hôte, la peau de sa main fine et tiède, des mains de femme noble, plus habituées à la plume qu'à l'épée, mais le toucher était habile. Elle jetait un regard par-dessus son épaule à sa garde, qui suivrait à distance respectable. Bien qu'elle était certaine d'être en sécurité auprès du jeune noble. Elle souriait poliment au compliment, il était si rare qu'un homme assume d'avoir au bras une courtisane, si belle soit-elle. Estiment que l'attelage était un non-sujet, elle répondit au compliment. « Ces choses-là vont toujours par deux, comte. » Elle lui renvoyait, minaude, le rose aux joues. Et même s'il était aisé de croire le compliment factice, il était bien réel.

Sintharia murmurait dans un souffle une réponse, cette adorable proposition. « Bien sûr, comment trouvez vous les festivités ? » Une question qui à première vue pouvait sembler un peu badaude, mais qui avait tout son intérêt : capter les ressentit de l'instant, ainsi elle pourrait diriger plus aisément la conversation.

Elle proposait une attention délicate, dans la foulée. « Mes portes seront toujours ouvertes à ceux qui le demandent. » Une phrase simple qui était une invitation à retenter l'expérience, à en découvrir plus, une note d'exotisme dans une rencontre solennelle, presque banale. Il n'y avait aucun ordre, elle suggérait.

Le couple était étrangement assorti, elle en avait bien conscience, elle minuscule et frêle, bien que juchée sur ses talons, lui était une montagne en comparaison, d'un coup d'œil discret, elle mémorisait les traits de son visage. Il était plutôt bel homme, malgré la cicatrice qui barrait son visage, elle devait l'avouer, mais plutôt que de se satisfaire ses sens, elle préférait nourrir son esprit en premier lieu. Elle voulait savoir ce qui se cachait sous le vernis qu'elle attaquait en exerçant ses talents de courtisane.

Un pas en avant, le claquement du talon sur le pavé, elle ne faisait pas que diriger la conversation, elle cadençait le temps. Elle laissait volontairement des moments de flottement, pour observer si elle lui plaisait, s'il la voulait plus ingénue ou séductrice. Au fil des minutes, elle écartait certains sujets de conversation, elle n'allait pas parler en toute insouciance de choses dramatiques. « Puis-je savoir ce qui a pu conduire un homme tel que vous à devenir l'un des actionnaires majoritaires d'une arène ? » La question était réelle, ce genre d'endroit l'intéressait peu, elle sortait rarement en public et encore moins souvent en plein air. D'autant plus qu'elle avait peu d'intérêt à s'y rendre en temps normal, elle n'avait pas besoin d'autant de pierre pour voir des mâles s'égosiller dans la sueur pour faire caqueter des poules, les salons privés en regorgeaient. Ses frères s'y rendaient de temps à autre -fierté de simple mâle ?- mais elle n'assistait pas à leurs entraînements, ce n'était pas une place digne pour une fille de noble d'autant plus si c'était pour voir ses aînés se vautrer dans le stupre de manière crasse.

Son regard furetait à gauche et à droite, distraitement, elle sortait si peu en plein jour qu'elle avait presque oublié à quel point la ville était belle et agréable, surtout dans les beaux quartiers.

Un caprice ? Il n'y avait rien de plus noble, elle-même avait quelques caprices, certains bien moins rentables que celui d'une arène. Les arts étaient une valeur bancale, financer les hospices et la médecine encore moins, puisque la santé coûtait souvent et ne rapportait rien. Mais cela donnait de l'importance, du crédit social, et elle n'avait pas besoin de plus pour montrer qu'elle était particulièrement dispendieuse.

Elle savait que l'absence de conflit armé ne signifie pas la paix, elle ne fait que dormir. D'autres conflits éclateront sans aucun doute. C'est là que ses investissements porteront leurs fruits et que les talents qu'elle mécénait se révéleront.

« Un simulacre ? Je ne vois que des gens heureux, qui se trouvent précisément à l'endroit où ils doivent être. » Elle réduisait en une phrase la capitale tout entière à eux seuls, une pensée égoïste puisqu'elle signifiait nier l'existence de chacune des âmes de la ville. Une vision romantique, comme l'on pouvait s'y attendre d'une jeune fleur de la noblesse. Par la suite, elle réfléchissait longuement à sa réponse. « Je suis ici pour l'art. » Une phrase à double sens, la séduction était élevée au rang d'art, et l'homme n'était certainement pas aussi dupe. Elle glissait ses yeux longuement sur le comte, jaugeant sa réaction, une lueur mutine dans le regard. Mais elle avait aussi l'âme d'une artiste, tantôt muse, mécène et créatrice.

La courtisane portait ensuite son regard à l'épée, un ouvrage fin, particulièrement agréable à l'œil et bien qu'elle n'y connaissait pas grand-chose, elle savait reconnaître le beau. « En espérant que vous n'auriez pas à vous servir d'une pareille merveille en ce jour. » Bien qu'au fond, l'idée aurait pu être plaisante, il n'y avait rien de mieux qu'un affrontement dans les règles de l'art pour découvrir ce qui se cachait dans le cœur d'un homme, le style de combat pouvait en dire bien plus que des mots.

Ce contact sur sa peau nue, l'électrisait, elle venait encourager le geste en laissant glisser la tranche de son ongle sur la sienne en retour. Un geste presque lascif, proprement scandaleux, bien qu'il n'appartenait qu'à eux seuls, mais son visage n'avait l'air de rien. Puis elle se concentrait ensuite sur la musique et une idée pour plus tard lui vint.

Sintharia avait fréquenté tous les événements mondains de la dernière année, sans exception, elle avait toujours été là où elle devait être. Et ce, sans jamais croiser l'homme, une chose bien étrange pour un noble au rang de comte. « Vous n'attachez aucune importance au paraître et pourtant, vous dépensez dispendieusement pour une arène, et ce, uniquement parce que vous le pouvez.. Vous êtes comme eux, mais vous vous refusez à vivre leur vie. Ne croyez pas que vos absences aux mondanités ne se remarquent pas. Les célébrations ne font pas tout. » Elle lui donnait une leçon - ou plutôt un conseil -, le paraître était le pouvoir des nobles, bien plus important que tout le reste, une fortune immense ne permettait pas tout. Les jeux d'influences étaient la clé. Elle reprenait la parole, susurrant doucement : « Ceci est une erreur. » Les jeux de relation faisaient tout chez la noblesse et ne pas en prendre soin était dangereux. Sauf si on avait un autre atout dans sa manche. « La seconde est de ne jamais m'avoir invitée à danser en un an. Laissons mourir une dizaine et vous aurez tout le loisir de réparer votre faute. » Elle levait gracieusement les yeux au ciel, affichant un sourire mutin, jouant de faux reproches, voilà qui devrait diminuer les tensions, elle lui accordait dix jours pour rattraper cet affront. La réalité est qu'elle n'avait jamais envoyé la moindre missive avant ce jour, il était en quelque sorte hors d'atteinte, loin de ce qu'elle pouvait accomplir. Il avait été un caprice, elle ne se serait pas vu aux bras de n'importe qui d'autre. Il était une étrangeté dans la noblesse et cela l'intéressait.

Elle observait l'un des hommes de sa garde accélérer le pas pour lui tendre une lettre qu'elle glissait sur ses lèvres de sa main libre, mais elle n'était pas parfumée, c'était un simple geste sensuel, gratuit, pour le plaisir des yeux et de ses sens. Tout semblait habituel, calculé. « Je me demande quelle chose peut bien occuper à ce point les pensées d'un homme pour qu'il en oublie les usages de son rang. Une dame peut-être ? » Elle avait été bien plus la maîtresse que la dame, en tant que courtisane, elle était liée à la noblesse, mais n'en faisait pas réellement partie, elle était tout simplement nécessaire à cet équilibre, à la fois joueuse et pion.

Des affaires donc ? Elle se questionnait rapidement, elle n'avait rien entendu de tel. Cherchait-il à fuir quelque chose ? Ainsi, il s'arrêtait, elle en fit de même, plantant ses yeux à la couleur de l'acier dans les siens sans crainte, elle faisait face sans ciller, opposant à l'homme un cruel sang froid. Elle avait l'air invulnérable à cet instant, si à l'aise dans l'art de la conversation. Il lui paraissait presque candide à cet instant, comme s'il ignorait de quoi était fait une relation avec une courtisane. Elle choisissait ses mots avec soin, après avoir respecté son silence.

« Vous connaître pour commencer, ensuite, je servirais vos attentes, vous comblerez les miennes. Cela durera le temps qu'il faudra et tout fonctionnera jusqu'à que l'un de nous décide de ne plus jouer, nous ne nous devrons plus rien. » Elle aimait jouer, mais si elle était la seule à trouver cette conversation agréable, cela n'avait plus aucun intérêt de durer. « Le fait que je puisse vous manipuler ne veut pas dire que je ne souhaite pas votre bien, ou que vous ne m'importez pas. Je ne révélerais pas vos secrets, je ne rirais pas de vous. Je ne suis pas une de ces putains fardées qui veulent détruire les hommes juste parce qu'ils sont hommes, le tout en dormant vautrées sur une fortune volée à ceux qu'elles méprisent. » Il n'y avait eu étrangement aucune agressivité ou colère dans cette dernière phrase, juste une réalité. En cela, elle était différente de ses consœurs, tout lui importait. Elle était une pacifiste qui n'avait pas en tête de rêves de grandeurs, ce qu'elle possédait lui convenait déjà.. En fait, non, elle manquait cruellement de véritables amis. Elle reprenait avec le même calme, consacrée sur sa seule tâche qu'était l'apaisement, loin du bruit de la foule.

Elle connaissait bien entendu les grandes lignes du passé de l'homme, il était une âme brisée, tout comme l'était la sienne. Alors elle comprenait ses réticences, elle avait été certainement un peu odieuse, même si elle avait touché juste, voilà pourquoi elle gardait son calme.« Si vous désirez danser, nous irons, parce que ça me fait plaisir, parce que vous êtes la meilleure compagnie que j'ai eu depuis longtemps. Si vous avez besoin de conseil, je vous les prodiguerai avec plaisir, parce que j'aimerais être votre amie et que je veux vous épargner les engeances de la noblesse. Et si vous n'avez pas besoin de moi, alors je partirai, tout simplement et vous n'entendrez plus jamais parler de moi. » Elle lui tendait la lettre, encore cachetée. Elle n'en connaissait pas le contenu, elle n'avait pas été écrite par elle et en ignorait jusque le contenu. Elle lui offrait l'occasion de se glisser dans son intimité, ou de ne rien faire. Il n'y avait pas de bonne ou de mauvaise réponse, ni de piège.

Elle riait avec lui, un rire cristallin, qu'elle avait bien du mal à contenir, la tension était retombée d'un coup, par un simple geste et quelques mots. Elle faisait disparaître la lettre dans les plis de sa robe.

« J'attends de vous la même honnêteté et je vous pardonne. » Répondit-elle tout simplement dans un sourire, acceptant son bras avec plaisir et les pas de la courtisane semblaient plus légers, la cadence des clapotements de ses escarpins sur les pavés évoquait une mélodie régulière, sans faux pas. Elle ne pouvait tout simplement pas reprocher à un homme de ne pas comprendre les femmes, ou de leur en vouloir, parce qu'il n'y avait pas plus perfide créature. « L'amitié et l'amour sont aussi des manipulations érigées presque à la hauteur du sacré, des aliénations bien plus destructrices, et pourtant, ce ne sont pas des choses négatives ni désagréables. On ne peut pas choisir ses chaînes, puisqu'elles ont toutes le même poids, mais on peut en choisir le geôlier. »

« Je ne le fais pas pour ma famille, mais pour moi, ces rues ne sont pas un endroit pour moi, ma présence y est indécente, et ma famille désapprouverait ce choix, la courtisane ne doit pas exister au grand jour, vous savez. Vous n'êtes pas le seul à changer vos habitudes aujourd'hui. » D'ordinaire, elle aurait passé sa journée dans les draps en soie de son lit désespérément vide à décuver la soirée de la veille, ou elle aurait posé pour un artiste, rédiger des missives ou recevoir un mécène. Beaucoup de moments de blanc, elle n'avait pas grand-chose à dire la journée, elle s'éteignait incapable de communiquer, privée de son rôle.

Elle complétait ensuite. « La courtisane se doit d'incarner tous les fantasmes, loin de la pudeur des épouses, nous sommes les maîtresses, nous brisons des unions plus vieilles que nous, souvent par intérêt, le contraire serait mentir. Nous jouons un jeu ou nous seules connaissons les règles. J'aimerais m'élever au-dessus de tout ça et pour cela, j'ai besoin d'amis et je dois avouer que je n'en ai aucun. Et je ne veux pas abuser d'une personne ayant bien plus souffert que moi. » Voilà pourquoi tant de peau était découverte, le choix des tissus, du maquillage et de l'attitude, le corps érigé en arme que l'on payait pour se nuire à soi-même. Mais l'une des rares possibilités pour les filles nobles pour qui le mariage avait échoué ou si elles s'étaient déshonorées.

« Absolument pas, sinon vous auriez déjà reçu la facture. » Et elle riait de nouveau, comme il pouvait se tromper ! Mais les femmes étaient des êtres si inconstant et mystérieux, des créatures d'esprit, les hommes étaient plus simples et plus terre-à-terre, elle préférait leur présence. « Serais-je plus libre en appartenant à un homme qui aurait trois fois mon âge et que je détesterais, cloisonnée dans un boudoir à élever des enfants que je n'aimerais jamais ? » Elle secouait négativement la tête. Combien de jeunes nobles vivaient ainsi ? Et pourtant toutes courraient après le même rêve, parce qu'on les éduquait dans ce sens, c'était un non-choix. « Je suis le septième enfant, dernière d'une fratrie de six hommes, tous d'émérites combattants. J'ai le privilège de celle qui n'était pas nécessaire, je peux faire ce que je veux. » Elle parlait de cela avec tant de facilité, comme si ce n'était rien, une façade ? Elle avait vécu pratiquement cachée jusqu'à ses douze ans, avant de faire son entrée dans le monde de la noblesse avec un mariage catastrophique qui était la seule chose que l'on retenait d'elle avec ses sourires et ses robes de soie noires. L'année passée avait été entièrement consacrée à se faire connaître, à tisser des relations et bien qu'elle fréquente chaque soir un bal ou un salon, elle était désespérément seule.

Et malgré tout, elle parlait avec une facilité, sans pudeur, sans détours. « Je le dis de nouveau, je suis ici parce que j'en ai envie et je ne voudrais pas qu'il en soit autrement. Votre argent m'intéresse moins que votre amitié. Et je ne veux rien de plus, m'élever m'attirerait des ennemis. » Elle le répéterait inlassablement comme une litanie jusqu'à ce que les doutes cessent. Et pour le reste, sur les ennemis éventuels, les courtisanes n'étaient pas tendres entre elles, certaines étaient habiles dans l'usage du poison. « Mais où vous cachiez-vous durant toutes ces années ? J'aimerais savoir ce qui a pu pousser un homme si peu habitué aux mondanités à accepter l'invitation d'une parfaite inconnue, n'avez vous donc personne pour vous conseiller, un majordome peut-être ? » Elle était surprise de son innocence dans ce domaine et à présent, elle désirait en savoir plus, il lui avait fallu quatre ans pour maîtriser une bonne partie des arcanes de ce monde, et encore aujourd'hui elle faisait des erreurs de débutante.

Glissant distraitement et délicatement de nouveau ses doigts sur peau, effleurant les contours de sa main. Un contact sans ambiguïté. Ce n'était pas des mains délicates, mais celles d'un homme qui pratiquait une activité manuelle et sa cicatrice était peut-être liée.

Elle notait dans sa mémoire, les moments de silences, pour ne pas rendre la conversation intrusive et désagréable. Elle ne demandait aucun détail quand cela devenait difficile, chaque chose venant en son temps. « Il est parfois bon d'avoir quelqu'un pour secouer nos vieilles habitudes, ma gouvernante est aussi spécialiste dans ce domaine, si les choses ne tenaient qu'à moi, je ne vivrais que la nuit. » La nuit, tout était plus simple, la douleur se taisait et elle n'avait qu'à danser pour oublier les affres de l'existence.

« Je n'ai jamais été à l'est de l'île, je n'ai même jamais vraiment voyager, les routes sont si peu sûres. » Comment pourrait-elle vivre en dehors des murailles ? L'idée était presque saugrenue et pourtant, elle aurait aimé parcourir le monde. « Toute mon enfance, je l'ai passée entre les remparts de pierre de Svartal, puis je suis partie pour la capitale à mes douze ans pour me marier, et je ne l'ai plus jamais quittée depuis. » Cela faisait donc huit ans, qu'elle n'était pas retournée dans le nord, si longtemps, à quelques années près, la moitié de sa vie. Elle n'avait jamais revu ses parents.

Elle accélérait un peu le pas, pressant davantage son bras, enjouée à l'idée d'un village si éloignée de la capitale des semblants. « La vie, est-elle douce là-bas ? Dites-moi tout. » Elle s'intéressait véritablement. Elle ignorait comment l'on pouvait vivre en dehors de la capitale et encore plus dans un village.

Une vie plus simple, voilà qui était désirable, elle se reconnaissait dans cette envie, une vie d'entraide et de proximité. Ici, tout était faux, les amitiés de façade - voilà pourquoi elle était si isolée. Et comme elle rêvait de parcourir cette île, la capitale l'étouffait bien plus que son corset. « Vous pourriez me faire visiter, un jour, j'aimerais découvrir le monde. » Une autre proposition, la troisième de cette journée. Elle reprenait ensuite après un silence et un soupir douloureux, si typique de ceux qui avaient été éprouvés. Les iris d'argent caressant le sol. « Saeris du Roncier, cette union n'a jamais été achevée, elle s'est terminée prématurément et de manière dramatique il y a cinq ans. Il n'y en a jamais eu d'autres. » Ils auraient pu être le couple de la saison tant ils s'accordaient et elle n'avait jamais réussi à faire le deuil de cette relation rêvée, cinq ans pourtant.

Là était la raison de cette abondance de noir, elle était une veuve éplorée, figée dans l'attitude de ceux privée de leur âme-sœur. Néanmoins, cela ne semblait lointain et flou pour elle - bien peu de souvenir lui restaient -, elle était juste solennelle et respectueuse, bien que cette relation n'eut jamais été consommée. Refusant de revivre l'année de son deuil imposé où deux camps s'étaient affrontés sur la cause de la mort de l'unique fils du comte des ronces. Et elle n'avait aucune raison de cacher ce fait, tous savaient et avaient vu à quel point le traumatisme avait été violent pour la jeune demoiselle devenue veuve en une journée et qui n'avait que quinze ans à l'époque. Ils avaient été heureux, là était le principal.

Elle retrouvait ensuite son sourire, qui faisait faux, jouant de malchance aujourd'hui. Ils se rapprochaient de leur destination au vu de la foule qui semblait se densifier au compte-gouttes. « Voilà donc votre investissement. »