Sur son bureau traînait un dossier depuis deux jours. Pas si vieux pour un bout de papier, particulièrement obsolète pour la capitaine zélée. Le rapport du garde Hakon sur la poursuite d'un homme de la bande de Wrath. Elle en connaissait les grandes lignes, puisque son calis de traque verbalisait toujours son retour avant de le retranscrire à l'écrit dans les moindres détails. C'était là son ordre, et il le suivait à la lettre.

Cette dynamique simple et efficace avait engrené un impair dans ses rouages bien huilés. Une complexité nullement désirée, qui retardait sa lecture. Le déchiffrage du carnet trouvé lors de l'enquête atteindrait probablement son terme cette nuit, déterminant ainsi l'échéance. Une telle résolution conduirait à une nouvelle entreprise et pour être efficace, il fallait se montrer réactif. Les criminels n'attendaient pas gentiment qu'on les déniche.

Vingt-deux heures. Qilin se posta près de la fenêtre. Une douce expiration quitta ses narines. Aucun flambeau ne brûlait dans la cour intérieure. Aucune perle d'Ignis n'éclairait les vitres dans son champ de vision. Le constat la classait parmi les rares oiseaux de nuit à hanter la bâtisse militaire en quête de réponses. De nombreux sujets pouvaient accaparer son attention en l'instant. Un seul retenait systématiquement son intérêt. Mis de côté par manque de temps, il brûlait pourtant de nécessité.

De nombreux grains de sable s'étaient écoulés depuis la dernière manifestation de son lié d'Ignis, laissé aux abords du Désert Ambré. Sans parler de cette fois, après le duel, ni de ses incarnations humaines. Ember… Emberlin. Un cliquetis distinctif scella l'entrée de son bureau. La longue et fine clé en fer regagna la poche de son pantalon beige. La dernière composante de ce singulier triptyque tiendrait-elle ?

Le cuir souple de ses bottes ne produisait qu'un faible son au contact des marches de pierre. La capitaine les gravissait machinalement. Sa conscience épousait d'autres atours, plus flous qu'à leur naissance. Tant d'évènements s'étaient produits en si peu de temps. Tant de questions bourgeonnaient malgré la saison sèche. L'air, plus frais à cette hauteur et sous couvert du manteau nocturne, accueillit ses mèches sombres avec joie. Il faisait bon. Preuve que les vents d'Aer se rapprochaient.

À nouveau réunis. Qilin défit l'élastique qui retenait ses cheveux. Ils cascadèrent le long de la fine maille dorée. Ses pas légers foulaient les remparts avec régularité. Or, quelque chose dans sa marche donnait l'impression de dériver. À son regard porté vers l'horizon se lia un souvenir. Autre nuit, autre ville. Une sensation de chaleur l'enveloppa. Elle sourit.

La gradée salua la patrouille d'un signe de tête appuyé. Peu importait sa présence, tant que ses mots s'offraient à leur unique destinataire. Elle pouvait l'appeler, d'après les dires de son alter. Cette possibilité gonflait ses poumons d'un souffle allègre. Leur dernière entrevue, bridée par la situation singulière, comprimait sa poitrine.

La jeune femme grimpa encore d'un niveau, atteignant une petite tour de surveillance inoccupée. Une halte pour la patrouille comme un poste d'observation en particulier. Elle y serait relativement tranquille. Plus qu'au sein du manoir. Si ses pensées s'accrochaient au cellier, elle n'y avait jamais remis les pieds. Droite, elle observa les environs pour s'abreuver de leur tranquillité. La tension relâcha ses muscles au bout de plusieurs minutes. Enfin un murmure s'éleva, avec douceur, et presque timidité.

« Amko'Unn ? »

L'ombre projetée par le toit de tuiles circulaire lui offrait un semblant d'intimité. Sous le clair de lune, la noirceur environnante ne parvint à étouffer l'apparition du fils d'Ignis. Ses muscles ciselés découpèrent avec fluidité la chappe ténébreuse. Ses épaisses et délicates mains s'étaient fermées en solides poings, posés au sol. Ses traits burinés parurent scintiller avant de pleinement s'ancrer.

Son essence même auréolait d'une lumière ténue. Se l'imaginait-elle, au détriment des ombres ? L'impression s'évanouit tel un songe, ou simplement avec l'appel. L'argent absorba l'ébène brillant. Qilin inspira longuement, et retint sa respiration. Il était là.

Elle libéra son souffle. La chaleur de son discret sourire et de sa profonde voix l'étreignit. Cette enveloppe chassa de ses épaules une charge qui, révélée sur son passage, lui sembla immense. Ses lèvres pulpeuses s'étirèrent finement. Le silence captura ses mots presque avec malice pendant qu'elle le regardait.

Son maintien militaire assoupli, la capitaine se rapprocha d'un pas mesuré mais allègre, et s'arrêta à quelques centimètres du visage simiesque. Délicatement, le gant de cuir souple protégeant sa main gauche fut retiré. Celle-ci s'éleva, presque fermée. Prudente, comme à proximité d'une flamme, elle s'ouvrit lentement. Puis, toujours avec soin, se posa sur la joue carmine. Paupières closes un instant, la jeune femme laissa le parfum solaire imprégner ses sens. Un murmure répondit enfin.

« Toi aussi. Enfant divin. »

Un sourire généreux fendit ses traits lunaires. Un éclat, à peine soufflé, l'étira davantage. Elle prit du recul, sans vraiment bouger, pour l'observer à nouveau, pleinement. Ses doigts glissèrent de la pommette timide à la ligne marquée de sa mâchoire. Le timbre bercé d'une considération certaine osa même verser dans l'affection.  

« Comment te sens-tu ? »

Aussi simple que sincère, la réponse mélodieuse emplit l'air. La joie manifeste du demi-dieu l'enserra d'une drôle de façon. Le temps ne les avait pas tant séparé, or, elle semblait inédite. Le sourire de la jeune femme, plus ténu, s'adoucit. Oui, il lui avait manqué. 

Cette sensation l'avait-elle déjà saisie auparavant ? Au sujet d'un être, et non d'une situation. Amko'Unn recueillit soigneusement sa main avant qu'elle ne se dérobe. La question s'envola sans accrocher plus d'interrogations. Il récupéra toute son attention.
 
L'incertitude guida les mouvements de la fille Lù. Une note chantée avec familiarité par le primate carmin, qui l'amenait à réfléchir, ou juste écouter. Les sourcils bruns se froncèrent légèrement. Elle ne perdit pas de son élégance, à le suivre en toute confiance. Vers où, exactement ?

L'amusement gagna les traits de Qilin. Puis la perplexité, sous l'évidence énoncée. Son regard ébène glissa alentour. Un point scintillant au loin représentait la patrouille. Une brève hésitation la saisit sans l'arrêter. Le chercheur de reflets ne cessait de la surprendre, de dépasser ses barrières et de pousser ses perspectives. La curiosité l'emporta. Après tout, la valse lui seyait mieux que le chant. 

Le fils d'Ignis menait leur duo avec une habileté aussi agréable qu'étrange. Presque humaine. Loin des codes nobles ou martiaux. Pour un être, d'après ses propres dires, si opaque aux émotions, il en dressait les arts avec précision. Sa partenaire se secoua mentalement. Une danse sans pensées ? Quelle demande ambitieuse. Les iris sombres s'ancrèrent pleinement dans les argentés. 

Un frisson traversa l'échine de l'épéiste. Elle sentit le sable sous ses bottes, vit les couleurs et les blocs se mouvoir sous sa volonté. Le sourire revint avec assurance. D'un vif pas, elle brava l'invisible qui les séparait. Qilin s'enroula le long du bras puissant. Tout ce qu'elle ne pouvait percevoir aiguisait ses sens. Elle s'appuya sur le torse d'Amko'Unn, accompagnant davantage les foulées suivantes.

Le souvenir d'une virée nocturne en dehors de la cité nordienne la rattrapa en plein élan. Elle s'y abandonna sereinement, faisant corps avec les impulsions de son partenaire. Certaines données se révélaient au clair de lune. Il lui donnait si peu à voir que chaque aperçu semblait une victoire. Elle prit les devants. Mieux valait cet échange que le chaos de ses métamorphoses.

Seulement… La brune se recula. C'était ce qu'il souhaitait, non ? Elle passa sous son autre bras, changeant de main pour fluidifier le mouvement. L'intention énoncée par le chercheur de reflets dès sa libération s'était évanouie dans le désert de ses considérations altruistes. Les sombres prunelles cherchèrent la lumière. N'était-ce donc qu'une déformation de la réalité qu'elle y trouvait ? Ou l'image naissant d'un partage de visions ? Elle ne possédait pas la réponse. Cette fois, elle en avait besoin.

La gravité attira inévitablement son regard au sol. Le rythme ralentit, comme si un poids entravait subitement ses mouvements. Les lèvres vermeilles s'ouvrirent une première fois avant de se clore. Il y avait autre chose. L'être simiesque s'étant adapté en silence, Qilin s'était immobilisée.

« Amko… » L'ébène jeta son ancre. « Il me faut des réponses. »

Un soupir délicat quitta ses poumons. « Mais avant cela, lors de mon dernier appel, j'ai demandé à Emberlin de te laisser la place. La transition m'a parue étrange. Je n'ai pas eu le temps de te parler, je tenais à m'en excuser. »